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Critique de film
Le film
Affiche du film

Christine

Analyse et critique

RÉSERVOIR

À l'orée des années 1980, Stephen King est un écrivain déjà reconnu qui semble avoir acquis définitivement les faveurs de Hollywood. Après Carrie (Brian De Palma, 1976) et The Shining (Stanley Kubrick, 1980), après la collaboration avec George Romero sur le film à sketches Creepshow (1982), la seule année 1983 voit arriver sur les écrans pas moins de trois nouvelles adaptations : Cujo (Lewis Teague), Dead Zone (David Cronenberg) et le titre qui nous intéresse ici, Christine, par John Carpenter. Les histoires de véhicules démoniaques et meurtriers avaient déjà inspiré le cinéma. On retiendra en particulier Duel (Steven Spielberg, 1971) et The Car (Elliot Silverstein, 1977), et on laissera de côté The Love Bug (Robert Stevenson, 1968), la gentille coccinelle des studios Disney. Passionné d'automobile, King prolongera cette thématique avec son film Maximum Overdrive (1986), son roman Roadmaster (2002) ou sa nouvelle Un tour sur le bolid', portée à l'écran par Mick Garris en 2004, qui y faisait un clin d'œil à une Christine ressuscitée.

Confiée au maître du fantastique John Carpenter, le film Christine a été mis en chantier avant même la parution du roman, selon une formule qui sera par la suite systématiquement appliquée : les producteurs achètent les droits parfois sur l'annonce du seul titre, persuadés qu'il s'agira de toute façon d'un best-seller et considérant la simple présence du nom de King sur une affiche comme un argument de vente suffisant. Quelques temps plus tôt, Carpenter avait été sollicité par Dino De Laurentiis pour l'adaptation d'un autre roman, Firestarter, mais producteur et réalisateur ne s'étaient pas entendus sur le budget et Mark Lester s'acquitta finalement de la tâche. Carpenter fut alors "récupéré" par Richard Kobritz pour son propre projet sous l'égide de la Columbia. À ses côtés on retrouve Larry Franco, collaborateur privilégié du cinéaste puisqu'il a non seulement produit quasiment tous ses films depuis Elvis (1979) mais aussi régulièrement assuré la fonction de premier assistant voire de réalisateur de seconde équipe sur ses plateaux. Le scénario est confié à Bill Phillips, qui avait travaillé avec Carpenter à l'adaptation avortée de Firestarter.

À cette date, le réalisateur est dans une période particulièrement difficile : son précédent film, The Thing, œuvre jusqu'au-boutiste qui constitue le sommet de sa carrière, a été un désastre tant critique que public. Ce travail de commande lui apparaît donc comme une aubaine qu'il serait absurde de rejeter. Il est temps pour lui de faire profil bas, d'autant plus contraint que le film doit sortir dans la foulée du roman afin de bénéficier de ses retombées publicitaires. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que Christine soit un titre relativement peu commenté de sa filmographie, considéré comme une œuvre de commande donc forcément impersonnelle, forcément mineure. Or il s'agit d'un de ses films les plus attachants.

MOTEUR

Dédié à George Romero, Christine le roman n'est assurément pas de la grande littérature, mais demeure néanmoins une œuvre qui porte la patte de son auteur et qui se lit sans ennui. La façon dont le romancier progresse par petites touches pour faire doucement basculer des situations tout à fait réalistes et crédibles dans l'épouvante la plus surréaliste est plutôt bienvenue, et certaines ambiances sont assez réussies. Mais au-delà de son concept de départ qui est de mettre en scène une voiture maléfique, le roman s'attache d'abord et avant tout à ses personnages. La présence d'éléments fantastiques n'est qu'un leurre qui ne doit pas distraire du vrai sujet. Christine est le récit d'une métamorphose bien naturelle, celle d'Arnie, lycéen en plein âge ingrat qui va prendre sa revanche sur une société qui l'oppresse, sur ses parents (profs de fac soi-disant progressistes), sur ses camarades de classe (de l'ami sportif aux voyous persécuteurs) et sur le sexe opposé, sortant finalement avec la plus jolie fille du lycée.

La voiture et ses étranges pouvoirs ne sont qu'un révélateur de cette montée d'hormones. Il s'agit évidemment d'une allégorie - certes cauchemardesque - du passage douloureux de l'adolescence à l'âge adulte, exprimant assez impitoyablement cette quête d'une identité qui nous rend méconnaissable, même auprès des êtres qui nous sont chers. On devine que Stephen King a dû partager dans sa jeunesse les tourments du binoclard boutonneux de service, fantasmant dans ce livre une terrible vengeance sur tous ceux qui le prenaient de haut. À ce titre, Arnie Cunningham est incontestablement le pendant masculin de Carrie White.

CARBURANT

Christine est donc pour Carpenter l'occasion de mettre à nouveau en scène des adolescents, personnages qu'il avait laissés de côté depuis Halloween (1978) et qui sont souvent la matière première des récits de King. Le roman comme le film mettent au cœur de leur intrigue la relation entre deux copains de lycée, au sein de ce qui est l'environnement commun à de nombreux garçons de cet âge : les études, la drague, le sport, l'avenir à l'université, l'incompréhension des adultes. Et l'on ne peut que louer l'excellence du casting mis ici en place, étape absolument essentielle pour tout teenage movie qui se respecte, ce que Christine est assurément, bien avant d'appartenir au genre horrifique. Les producteurs ont fait le choix avisé de prendre des visages inconnus afin de ne pas faire d'ombre à l'héroïne mécanique éponyme.

Pour le rôle d'Arnie, c'est Kevin Bacon qui est d'abord envisagé, mais l'acteur préfèrera finalement jouer dans la comédie musicale Footloose réalisée par Herbert Ross. Keith Gordon entre alors en scène. Âgé de 22 ans, Gordon est déjà expérimenté puisqu'il a notamment tourné dans Jaws 2, All That Jazz ou Dressed to Kill. Passant du pathétique loser au dangereux rebelle, il réalise ici une inoubliable performance d'acteur. Le visage et le jeu de son camarade John Stockwell dégagent pour leur part une douceur et une sensibilité qui conviennent parfaitement au personnage de Dennis. Par la simple captation d'un regard, d'un geste esquissé, la caméra de Carpenter rend palpable la complicité qui existe entre les deux garçons, celle qui fait que l'on devrait pouvoir tout se dire. Et l'on partagera d'autant plus la peine et l'incompréhension de Dennis lorsqu'il assistera impuissant au basculement de son vieux copain vers le côté obscur. Alexandra Paul, quant à elle, vient du mannequinat. Son manque d'expérience donne une innocence intéressante à son jeu, qui s'accorde relativement bien au personnage de Leigh Cabot, gentille fille soudainement plongée dans une situation qui la dépasse.

Le reste du casting a été établi avec le même soin, nous offrant une galerie de personnages hauts en couleurs, quand bien même ils se limitent à une brève apparition. Carpenter retrouve le toujours impeccable Harry Dean Stanton, quelques années après Escape from New York (1981). Une nouvelle fois méconnaissable, Robert Prosky (Grandpa Fred dans Gremlins 2, mais aussi Nick le projectionniste de Last Action Hero) compose un mémorable Darnell, le répugnant propriétaire du garage qui porte son nom.

Avec très peu d'éléments, au fil d'un récit plutôt resserré, Bill Phillips parvient à caractériser ses personnages avec justesse. Même les loubards de la bande à Buddy sont dépeints avec une relative subtilité, loin des caricatures de brutes écervelées vues dans tant de films, qui ont cessé d'être réellement inquiétantes aux yeux des spectateurs. En parallèle, le scénariste trousse des dialogues qui ne rechignent pas à la vulgarité, mettant dans la bouche de ses personnages un langage ordurier qui pourrait rivaliser avec le Scarface de De Palma sorti quelques mois plus tard. Il s'agit la plupart du temps d'allusions et de métaphores sexuelles qui témoignent sans doute bien de certaines obsessions adolescentes.

Maîtrisant en grand professionnel qu'il est un budget relativement modeste, Carpenter tourne son film dans une atmosphère particulièrement détendue, heureuse expérience qui lui permet d'oublier un peu le cauchemar The Thing. Passionné par le talent de son metteur en scène, Keith Gordon va s'intéresser de près au processus de réalisation, constamment présent sur le plateau à harceler les techniciens de questions. Ainsi formé sur le terrain, il réalisera en 1988 son premier long métrage et se partagera ensuite entre les deux métiers. John Stockwell suivra curieusement le même chemin, se faisant producteur, scénariste et réalisateur, au point qu'on se demande à quel point cette collaboration avec Carpenter a pu être décisive dans la suite de leurs carrières.

CARROSSERIE

Christine est une Plymouth Fury 1958 de couleur rouge et blanche (sang et ivoire), modèle qui en soi est déjà unique, une aberration. Véritable monstre sur roues, elle apparaît d'abord comme un infâme tas de ferraille. La fascination qu'elle exerce aussitôt sur Arnie est équivalente à la répulsion qu'elle soulève chez les autres. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point et le jeune homme est le seul à percevoir la beauté intérieure de l'affreuse carcasse, qui fait écho à la perception peu flatteuse qu'il a de lui-même. En signant ce pacte faustien qu'est l'acte de vente, il va lier son destin à celui de la voiture.

Dans le roman, le caractère maléfique de Christine se manifestait d'abord sur le seul plan psychologique, provoquant la vision des morts à venir à base de rêves éveillés et de cauchemars, en particulier chez Dennis qui assurait une bonne partie de la narration. Par la suite, les victimes venaient prendre place à bord du véhicule sous la forme de cadavres pourrissants. Et l'on apprenait que c'était très précisément l'esprit de son ancien propriétaire, Roland LeBay, qui hantait la voiture, prenant petit à petit possession du corps et de l'âme d'Arnie. À de rares occasions, ce dernier parvenait à prendre le dessus et à retrouver sa pleine conscience, avant de disparaître irrémédiablement.

Dans leur adaptation, Carpenter et Bill Phillips ont tenu à supprimer tout cet attirail de fête foraine du roman, celui qui transposé à l'écran présentait le plus de risque de ridicule. Le sujet c'est bien la voiture, c'est elle qui est hantée. Roland LeBay disparaît, c'est son frère qui vend Christine, individu tout aussi louche mais moins psychotique. On évite ainsi les représentations du fantôme qui risquaient de faire sombrer le film dans le grand-guignol. De même est modifiée la nuit de la Saint-Sylvestre qui dans le livre était l'occasion d'un spectacle fantasmagorique où, à la lumière des phares, le jour se confond avec la nuit, et où la ville apparaît telle qu'elle était trente ans plus tôt. Il est vrai qu'en soi une telle séquence semblait techniquement difficile à mettre en images. Mais au-delà des problèmes qu'il épargne à la production, cet aménagement permettra surtout de concentrer l'attention sur le dialogue entre Arnie et Dennis, qui est véritablement le cœur de la scène. Scène très riche et d'autant plus terrifiante qu'elle n'a recours à d'autrez effets qu'au talent de ses interprètes.

De même, les magouilles de Darnell disparaissent. Dans son roman, King développait toute une intrigue secondaire avec Arnie faisant des "courses" pour le garagiste, allant jusqu'à se faire interpeller par la police et sommé de témoigner. Arnie refusait de collaborer, plus pour protéger Christine que pour couvrir Darnell. En abandonnant ces péripéties, l'objectif est une nouvelle fois pour les auteurs du film de concentrer l'intérêt sur la voiture et sur la lutte que mène Arnie avec lui-même. On nous le montre ainsi sombrer sans appel, livré à cette force qui l'éloigne chaque jour un peu plus de ses semblables tel un Dorian Gray moderne ou le Raphaël de La Peau de chagrin.

CONTACT

Par l'intermédiaire de marqueurs à l'écran, la datation du roman est bien conservée, de septembre 1978 à janvier 1979. Pour des raisons d'économie, l'action du film est cependant déplacée, de Libertyville en Pennsylvanie à Rockbridge, Californie. Cette délocalisation va radicalement transformer l'atmosphère de la fin du roman, où la ville était progressivement envahie par la neige de Noël. Cependant, les extérieurs sont choisis de façon à demeurer finalement assez anonymes, ne renvoyant pas à une zone géographique trop précise, et l'on pourrait aussi bien se croire dans le Maine.

L'ajout le plus important du scénariste est sans doute la scène d'ouverture, qui expose sans laisser le moindre doute la nature profondément méchante de la voiture. On assiste ainsi à la naissance de Christine sur sa chaîne de montage (Detroit, 1957), embellie par une superbe lumière et de majestueux décors faisant ressurgir le passé d'une Amérique mythique, celle d'avant la crise pétrolière, entre chromes luisants et grosses cylindrées. Christine se détache déjà par sa couleur rouge, guettant sa première proie pour son baptême du sang. Elle écrasera la main d'un ouvrier, avant d'en étouffer un autre qui avait fait tomber la cendre de son cigare sur ses sièges neufs. On goûtera la macabre ironie de la bande-son qui nous fait alors entendre Bad to the bone chanté par George Thorogood.

Ce n'est sans doute pas un hasard si Carpenter confie la direction de la photographie à Donald Morgan, qui fut son chef opérateur sur Elvis. D'une certaine manière, Christine incarne la part perverse de l'American Way of Life, vision idéalisée et presque dictatoriale du bonheur moderne : famille, bagnole, télévision, électroménager et rock'n'roll. C'est ce monde fantôme de l'Amérique des fifties qui va renaître avec elle lorsque Arnie lui donnera son cœur. On notera d'ailleurs l'évolution du look du jeune homme, qui va en cours de route cesser de porter des lunettes, changer de coiffure et arborer un blouson qui n'est pas sans évoquer le blazer rouge du James Dean de Rebel Without a Cause. Il modifie sa démarche, son attitude, affirme son regard qui devient de plus en plus inquiétant, et récupère les tics de langage de LeBay : « That's just about the finest smell in the world... except maybe for pussy ! » Et cette terrifiante métamorphose est inspirée par un amour total, dévorant, face auquel les sentiments de la douce Leigh ne feront pas le poids. Dès qu'Arnie retrouve le siège de Christine, un dialogue intérieur le fait replonger dans la jalousie et la paranoïa, extériorisant tous les démons intérieurs tus trop longtemps devant les parents, les amis, les professeurs.

POINT MORT

Le roman ne cherchait à aucun moment à suggérer la présence d'Arnie au volant les nuits de meurtre. C'est en toute objectivité que le véhicule nous y était décrit roulant seul, ouvrant les barrières du garage et se réparant. Darnell le voit ainsi se garer seul dans son box la nuit de la mort de Buddy, alors qu'Arnie dispute au même moment un tournoi d'échecs à Philadelphie. Le film de son côté va au contraire s'amuser à distiller le doute chez le spectateur, comme chez les victimes de Christine. Les vitres teintées de l'auto empêchent de voir qui est au volant (s'il y a seulement quelqu'un). Le final révèlera qu'Arnie était bien là, le projetant à travers le pare-brise, mais cela ne signifie pas pour autant qu'il conduisait lors des précédentes nuits de meurtre. D'ailleurs, une fois éjecté de l'habitacle, on assistera à la renaissance de la voiture sans chauffeur, parfaitement autonome. Ce sera le bon prétexte pour proposer une fin ouverte à la Carrie, procédé systématisé depuis longtemps dans le cinéma d'horreur. C'est également une constante du cinéma de John Carpenter. Ses films s'achèvent mais le spectateur reste dans un insupportable doute, ignorant si le mal a vraiment été vaincu (voir par exemple l'ultime plan de Prince of Darkness, particulièrement glaçant).

Le réalisateur parvient grâce à cette ambiguïté à nourrir avec davantage d'efficacité le sentiment de terreur qui saisit le spectateur au même titre que les personnages du film. Il nous épargne violence graphique et détails gore - le premier mort arrive après une heure de film - et mise tout sur l'aspect menaçant parce qu'imprévisible d'une voiture vengeresse. Lorsqu'elle tue, Christine fonce dans le tas, quitte à finir elle-même en charpie. Le film reconstitue plutôt fidèlement le caractère de la Plymouth Fury du roman, froissant de la tôle avec une générosité effrayante, n'hésitant pas à jouer avec ses proies, comme avec ce pauvre Moochie face au cul-de-sac. Par son côté indestructible, incarnation du Mal à l'état pur, Christine est certainement un équivalent sur roues du Michael Myers de Halloween.

Très impressionnantes, les cascades au volant sont assurées par Terry Leonard, spécialiste des voitures puisqu'il fut notamment à l'œuvre sur 1941, The Blues Brothers, The Rookie ou encore Death Proof. On dénombre 24 véhicules utilisés et modifiés pour les différents besoins du film (crash, destruction, incendie, vitesse, gros plans). La séquence où Christine se répare toute seule face à Arnie devait au départ jouer sur le hors champ. Ce n'est qu'en postproduction que le réalisateur et les producteurs ont estimé qu'il manquait au film un petit quelque chose, une sorte de clou du spectacle. Nous sommes à la grande époque des effets spéciaux mécaniques réalisés directement devant la caméra, de ces métamorphoses qui sont de petits films en soi, telles qu'on en trouvait dans An American Werewolf in London ou The Howling. Il est donc décidé de renforcer le spectaculaire de la scène en tournant de nouveaux plans. Spécialiste des effets mécaniques, Roy Arbogast (Close Encounters of the Third Kind, The Thing, Return of the Jedi) va concevoir un système de vérins hydrauliques couplé à un trucage vieux comme le cinéma : la voiture va être soigneusement compressée et c'est la pellicule défilant à l'envers qui va donner cette troublante illusion de reconstruction. Dans sa mise en scène, Carpenter conçoit ouvertement cette séquence comme un spectacle sexuel, avec Arnie en voyeur. « Show me », dit-il à Christine avec un regard gourmand. La musique prend alors des accents jazzy, les phares renvoient le regard. Cette association sexe / automobile, chair / métal n'est évidemment pas sans évoquer le sulfureux Crash ! de J.G. Ballard, paru dix ans plus tôt. Christine, telle une vilaine fille, subira d'ailleurs lors du final les pires outrages de la part d'un bulldozer, antiquité pleine de rouille choisie exprès par Carpenter pour son aspect de dinosaure et le caractère humiliant de son assaut sur la Plymouth.

FEUX

Pour l'essentiel, ce sont les mouvements de caméra et le choix des angles qui vont permettre au réalisateur de littéralement animer cet objet inerte qu'est la voiture et d'en faire un véritable personnage. Selon le principe de l'effet Kulechov, un simple contre-champ en légère contre-plongée sur le véhicule à l'arrêt se révélera d'une inattendue expressivité. De même, les travellings avants sur la grille du radiateur donneront l'impression que la voiture pense. Au fur et à mesure que se révèle sa nature démoniaque, d'efficaces idées visuelles viennent s'ajouter à ce catalogue d'effets. Perçant la nuit, la lumière devient signe de mort (éclairage délirant de la radio, phares qui éblouissent les futures victimes). L'image marquante de Christine sortant des flammes de la station service est seulement dépassée en puissance d'évocation par l'apparition d'une véritable dentition de métal sur son capot dévasté. On remarquera également le soin accordé au travail sur le son, dès le générique sur fond de vrombissements de moteur. Particulièrement inspirée est l'idée de faire parler la voiture par l'intermédiaire de tubes rock'n'roll qui sortent comme par magie de son autoradio, étrangement bloqué sur une fréquence nostalgique. Dans le roman de King, chaque chapitre était d'ailleurs introduit par un couplet signé aussi bien Bruce Springsteen, Elvis Costello, The Beach Boys ou Chuck Berry, en forme d'ode éternelle à la bagnole. Dans le film, les paroles des morceaux utilisés seront systématiquement en rapport avec la situation, entre déclarations d'amour et promesses de mort, créant un contrepoint ironique assez savoureux. La bande-son accueillera notamment les interventions de Ritchie Valens, Little Richard, Buddy Holly ou Johnny Ace. Associé à son complice Alan Howarth, Carpenter compose de son côté une musique synthétique improvisée, plutôt atmosphérique et comme toujours très minimaliste, d'où se détachent trois fragiles petites notes composant le thème de Christine, insidieusement séducteur.

Il n'est jamais inutile de le rabâcher, John Carpenter possède une maîtrise confondante du format Cinémascope. Il utilise ici avec beaucoup de réussite la Panaglide, équivalent de la steadycam fabriqué par Panavision, suivant par des mouvements souvent complexes mais toujours fluides les déplacements de ses personnages. Il porte ainsi sur ses adolescents un regard plein de délicatesse, évitant d'en faire de simples pantins au service d'un cinéma de genre qui en a vu tant d'autres. Monteur expérimenté, il prolonge la durée des plans pour donner plus de force aux changements d'axes et faire brutalement monter la tension lorsqu'il optera à l'inverse pour un montage soudain heurté : la bagarre à l'atelier, l'accident de Dennis au match de football, l'étouffement de Leigh dans la voiture. Autant de séquences précisément construites qui sont des leçons de mise en scène et de montage, et qui témoignent de l'assurance d'un metteur en scène qui connaît son métier. C'est là que l'on peut considérer Carpenter comme un grand cinéaste classique, ne cédant pas à l'esbroufe de la sophistication gratuite. Sobre dans ses effets, juste dans son écriture et son interprétation, Christine a pu ainsi formidablement bien tenir les années.

Sorti pour Noël, le film remportera à sa sortie un coquet succès public et critique, et sera auréolé d'une sélection au Festival du Film Fantastique d'Avoriaz. Produit pour un peu moins de 10 millions de dollars, le film en rapportera plus du double, et la Columbia renouvellera dans la foulée sa confiance au réalisateur en lui commandant Starman qui est, à sa façon, comme Christine, une proposition de cinéma romantique fantastique.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de John Carpenter à travers ses films

Le Top Carpenter de la rédac

Bibliographie : Stephen King, Christine, traduit de l'américain par Marie Milpois, Éditions J'ai Lu, Paris, 2000

Par Elias Fares - le 26 janvier 2016