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Critique de film
Le film
Affiche du film

Une vie difficile

(Una vita difficile)

L'histoire

Vingt ans de la vie de Silvio Magnozzi, depuis la Seconde Guerre Mondiale jusqu'au début des années 60...

Analyse et critique

Au tout début des années 60, aux balbutiements de ce qui allait devenir, à terme, l’âge d’or de la comédie italienne, un certain nombre d’œuvres avait contribué à définir les codes et les enjeux, narratifs comme esthétiques, d’une approche tout à fait singulière de la « chronique historique », où le respect de la chronologie ou de la véracité d’événements marquants de l’histoire italienne du début du XXème siècle servait de cadre aux aventures et (surtout) aux déboires de personnages tout droit sortis de la grande tradition de la commedia dell’arte. En montrant ces figures se débattre pour essayer, sommairement, de s’en sortir dans un contexte de bouleversement social ou politique auquel elles ne comprennent pas forcément grand chose, ces films – pour certains prodigieux (1) – invitaient à prendre du recul vis-à-vis du passé pour mieux comprendre le présent (en l’occurrence celui du miracle économique italien et, consécutivement, de ses illusions). De ce fait, comme nous l’écrivions déjà dans notre texte consacré à l’un des films matriciels de ce courant, La Grande Pagaille (1960) de Luigi Comencini, non seulement il paraît nécessaire, pour bien comprendre l’essence de la comédie italienne, de connaître un peu l’histoire sociale et politique de l’Italie de la première moitié du vingtième siècle... mais il nous semble que l’un des meilleurs moyens de comprendre cette histoire politique mouvementée, c’est encore de voir ces comédies historiques (2) ! Dans cette perspective, il faut le dire : Une vie difficile est un sommet du genre, un film d’une importance, d’une richesse et d’une complexité à peu près sans égales.

La première originalité d’Une vie difficile, comparativement aux autres titres que l’on pourrait inscrire dans ce mouvement de la « chronique historique », est de dresser effectivement un pont entre passé et présent, en entreprenant de raconter près de vingt ans d’histoire italienne, de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au début des années 60, à travers le destin individuel de Silvio Magnozzi, italien "moyen". Sans être une fresque historique, au sens le plus ample du terme, Une vie difficile offre une succession de vignettes pour lesquelles le parcours de Silvio entre en écho avec des faits clairement identifiés, et pour certains datés : la proclamation, le 8 septembre 1943, de l’Armistice par le Maréchal Badoglio, précisément l’événement qui ouvrait La Grande pagaille ; le référendum du 2 juin 1946 faisant de l’Italie une République ; les élections parlementaires du 18 avril 1948 puis l’attentat contre le ministre Palmiro Togliatti ; la mort de Staline le 5 mars 1953, etc... L’histoire politique de l’Italie d’après-guerre n’est ainsi pas convoquée à travers la majesté intimidante des événements eux-mêmes, mais à travers le contexte qu’ils induisent et leurs effets sur le quotidien d’un homme aux multiples visages.

Silvio n’est ni un héros ni un raté, c’est un homme qui se débat dans un monde qui change, et il faut savoir gré à Dino Risi et à Rodolfo Sonego, co-scénariste et co-initiateur du projet, de trouver un équilibre de funambule entre une forme de juste sévérité (selon les circonstances, Silvio est tour à tour lâche, menteur, veule...) et une profonde tendresse à l’égard d’un protagoniste dont la médiocrité n’est, somme toute, guère différente de la nôtre. Le sujet profond d’Une vie difficile – et plus généralement, de nos vies difficiles à tous – est ce tiraillement permanent entre celui que l’on rêverait d’être et celui que la vie fait de nous, et plus spécifiquement d’un point de vue politique, entre la grandeur de nos idéaux et la bassesse des compromis que nous finissons par concéder.

Au début du film, Silvio est un partisan originaire de Rome qui a pris le maquis quelque part en Lombardie : dans le journal clandestin qu’il rédige, L’Étincelle, il défend un idéal d’héroïsme qui va très vite être confronté à la présence ennemie, puis au doux refuge d’un moulin et des bras tendres d’une jeune femme, qu’il abandonne sans égards au bout de trois mois.

Quelques années plus tard, devenu un journaliste romain à la plume acérée mais au ventre vide, il se retrouve, presque malgré lui, à la table d’une famille bourgeoise aux opinions politiques totalement antagonistes aux siennes. « Et s’ils sont monarchistes, tu ne manges pas ? », lui lance alors son épouse Elena. Et évidemment, il mange.

Puis encore, quelques temps après, soumis à la tentative de corruption d’un puissant industriel qu’un de ses articles risque de compromettre, Silvio décide de rester droit dans ses bottes et fidèle à ses principes. Las, son article ne rencontre aucun retentissement et il finit condamné pour diffamation. Il n’existe finalement, pour Silvio, jamais de bons choix – ne demeure, éventuellement, que sa capacité à endurer et à s’adapter aux épreuves que la vie lui soumet, et cette façon absurde de se débattre malgré tout fait toute la pathétique beauté de ce personnage, dont la plus grande gageure est d’être simultanément et de façon égale le protagoniste principal d’une comédie et d’une tragédie.

Car enfin, il y a un troisième « auteur » dans ce film, dont l’importance mérite d’être constamment rappelée. Alberto Sordi, dans Une vie difficile, n’est pas qu’un acteur capable, au sommet de son art, de retranscrire une grande palette d’émotions avec des nuances inouïes : il incarne son pays et son temps, contribuant, comme l’écrit Jacques Lourcelles (3), « à élaborer une véritable biographie sociale du peuple italien, plan sur lequel aucun acteur en Europe ne peut rivaliser avec lui. »

De la même manière que le comédien de génie refuse ici les outrances (en d’autres occasions et sous d’autres yeux, Alberto Sordi saura se montrer plus cabotin) pour travailler subtilement sur la nature complexe de son personnage, Dino Risi se garde bien de la moindre concession à un spectaculaire qui pourrait altérer le délicat équilibre de son édifice et distraire le spectateur de l’essentiel (même la « claque » finale n’opère dans le registre du "happy end" qu’avec une forme de désenchantement).

En travaillant avec une grande subtilité la force spécifique de la narration cinématographique, Dino Risi contribue ainsi à ce que les scènes les plus fortes du film, dans ce sens, ne soient pas forcément celles qui disent le plus de choses, mais celles desquelles on parvient à extraire du sens par-delà ce qui est dit ou montré (la séquence de l’examen des Ponts et Chaussées, exemplaire). Affirmant un sens du détail signifiant dont il n’aura de cesse de témoigner au fil de sa carrière, Risi enrichit en effet constamment son récit de nouvelles strates, qu’elles soient symboliques (nul besoin d’un monologue sur les désillusions du miracle économique quand on a vu Alberto Sordi, au milieu d’une route, cracher sur de rutilantes voitures blanches) ou qu’elles contribuent à ouvrir de nouvelles perspectives, à relater d’autres histoires… L’une des grandes questions du cinéma de Dino Risi, à terme, sera celle du regard, au cœur de certaines de ses œuvres majeures des années 70 notamment (Au nom du peuple italien, Parfum de femme, Âmes perdues…) : que regarde-t-on ? comment le regarde-t-on ? et ce faisant, à côté de quoi notre regard passe-t-il ? Il faut donc apprendre à regarder, autour de Silvio, les autres destins contrariés, inaccomplis, que le film rapporte de façon périphérique. Celui, bouleversant, de la belle et cruelle Elena (Lea Massari a-t-elle, de toute sa carrière, été aussi émouvante ?), jeune femme qui a quitté sa famille pour vivre un amour fantasmé, pour toucher elle aussi sa part du miracle économique, et qui, arrivant à Rome, découvre un appartement sans cuisine… Ou encore ceux, furtifs et magnifiques, de ce prince faisant de la figuration à Cinecittà ; de ce détenu sortant de prison pour se faire botter les fesses ; de ce majordome aux verres fumés continuant de servir tandis qu’un monde s’effondre autour de lui…

Un peu plus d’une décennie plus tard, se placera dans le sillage d’Une vie difficile un autre chef d’œuvre de la comédie italienne, une autre chronique historique (plus amère, époque aidant) autour des désillusions et du renoncement aux idéaux. Par symétrie, par gémellité presque, Nous nous sommes tant aimés ! (Ettore Scola - 1974) contribuera à fermer les parenthèses enchantées ouvertes par Une vie difficile, celles d’une quinzaine d’années où le cinéma italien aura été le plus beau de tous.

(1) La Grande guerre (Mario Monicelli - 1959), Quelle joie de vivre (René Clément - 1961), La Marche sur Rome (Dino Risi - 1962), Les Camarades (Mario Monicelli - 1963)...
(2) « Si aujourd’hui, même de façon très pragmatique, on veut montrer à des élèves ou des étudiants, même à des gens ne sachant rien de l’histoire italienne, si on veut leur offrir un véhicule agréable et en même temps riche de substance, sur le passé de l’Italie, la comédie italienne est là comme un admirable support » Jean A. Gili, CinémaAction 42, La comédie italienne, mars 1987
(3) Dictionnaire du cinéma, Les Films, Editions Bouquins

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Par Antoine Royer - le 15 décembre 2022