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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Grande pagaille

(Tutti a casa)

L'histoire

Le 8 septembre 1943 est annoncée de façon inattendue la signature de l'armistice entre l'Italie et les forces alliées. Les soldats sont invités à rentrer chez eux, mais personne n'y est préparé, et la confusion règne alors dans tout le pays.

Analyse et critique

Dans la vingtaine d’années qui constituent un certain âge d’or de la comédie italienne, grosso modo entre 1959 (Le Pigeon) et 1978 (Les Nouveaux monstres), on peut - tout en reconnaissant la grande variété des sujets et des formes - extraire deux grandes lignes de force narratives, deux archétypes de sujets qui contribueront à définir la cohérence (souple) de ce qui est souvent appelé « la comédie à l’italienne ».

Le premier archétype est celui de la satire, féroce et burlesque, en général centrée sur la permanence de l’échec des petits ou des médiocres : dans des films dont l’action est en général contemporaine à leur époque de production (post-miracle économique, donc), on suit un personnage ou un groupe de personnages dépensant beaucoup d’énergie à imaginer des plans pour s’extraire d’une piteuse condition sociale, lesquels plans n’aboutiront jamais vraiment. Le Pigeon,  Divorce à l'italienne, L’Argent de la vieille, Affreux, sales et méchants ou encore Un bourgeois tout petit petit sont quelques exemples parmi les plus incontournables réussites du genre.

Le second archétype est celui de la chronique historique, qui s’inscrit dans un moment clé de l’histoire sociale ou politique italienne, et y place un personnage ne comprenant pas forcément les enjeux de ce qui se joue autour de lui et qui cherche, essentiellement, à s’en sortir - la vocation étant souvent d’établir un effet de réflexion avec la société italienne des années 60 et 70, notamment dans la petitesse des comportements humains. Les films de cette seconde catégorie se perçoivent en générale de façon moins immédiate comme des « comédies » : le contexte historique est grave, les événements souvent dramatiques, les occasions d’y sourire sont plus rares et les conclusions souvent pessimistes. Pour autant, on peut presque estimer que la véritable singularité, sa plus inouïe richesse, de cet "âge d’or de la comédie italienne" tel que nous essayons de le décrire ici, se trouve dans ces quelques films, infiniment complexes et néanmoins pédagogiques : pour bien comprendre la comédie italienne, il est utile de connaître un peu de l’histoire politique italienne de la première moitié du vingtième siècle... et l’un des meilleurs moyens de comprendre cette histoire politique mouvementée, c’est encore de voir ces comédies historiques !

Les premières grèves ouvrières, à Turin, en 1905 (Les Camarades - 1963), la Première Guerre mondiale (La Grande guerre - 1959), la montée du fascisme en 1921 (Quelle joie de vivre - 1961) avant la marche sur Rome d’octobre 1922 (La Marche sur Rome - 1962), la corruption de l’administration fasciste des années 30 (Les Années rugissantes - 1962)... tant d’événements ou de périodes décisives auront ainsi été décrits, analysés, par le filtre impitoyable du regard propre aux maîtres d’œuvre de cette comédie italienne. Parmi tous ces films essentiels (1), il en est un emblématique, exemplaire : La Grande pagaille de Luigi Comencini.

Pour expliquer en quoi ces films, qu’on pourrait a priori plus facilement étiqueter « drames historiques », relèvent bien de la comédie italienne, on peut avancer plusieurs éléments. Premièrement, ils émanent des mêmes personnes, et au même moment, que les œuvres plus ouvertement comiques qui feront la réputation du genre : par exemple, dans le courant de l’année 1962, Agenore Incrocci et Furio Scarpelli écrivent presque simultanément Les Camarades et Les Monstres, tandis que de son côté Dino Risi réalise successivement La Marche sur Rome et Le Fanfaron. Il y a alors un esprit commun, propre à ce travail d’équipe, et ce ne sont finalement que quelques scénaristes, quelques comédiens et une poignée de cinéastes qui concrétiseront, presque à eux seuls, deux décennies de chefs-d’œuvre. Deuxièmement, nonobstant leur contexte dramatique, leurs intrigues reposent sur des mécaniques narratives abondamment utilisées par le registre comique depuis la nuit des temps (le quiproquo, la coïncidence...) et brodent, plus spécifiquement à la culture italienne, autour de certaines figures archétypales de la commedia dell’arte : le Capitan (matamore vantard mais lâche), Pantalon (cupide et lubrique), Arlequin (bouffon crédule et paresseux), Brighella (rusé et opportuniste) ou Scaramouche (menteur et peureux)... Troisièmement - et dans la continuité de ce qui précède -, ce sont des films qui, d’une façon très particulièrement transalpine, opèrent sur de nombreux registres simultanément excessifs : dans les films italiens, on s’énerve, on pleure, on braille, on éclate de rire, tout ça en même temps, et cela n’empêche d’ailleurs ni la vérité ni la justesse des émotions. Dans ces films, de façon fluide et souvent simultanée, le spectateur est soumis à des élans d’apparence contradictoires mais d’une grande intensité : on y glousse d’indignation, on y pleure de douceur, on y frissonne de joie...

Nous arrivons donc spécifiquement à La Grande pagaille, film né d’un questionnement d’une grande simplicité : comment les personnages que nous venons d’évoquer, ces archétypes issus de la commedia dell’arte, ont-ils bien pu réagir le 8 septembre 1943, jour de la proclamation de l’armistice entre l’Italie, jusqu’alors membre de l’Axe, et les forces alliées, par le Maréchal Badoglio, remplaçant de Benito Mussolini à la Présidence du Conseil ? « C’était un sujet qui me passionnait. J’ai toujours pensé que le 8 septembre fut si dramatique dans sa substance, si comique dans les détails, si paradoxal dans ses développements, que cela arrive rarement à un pays : vous avez un pays en guerre, allié à un autre, et soudain, sans préparation, sans aucun plan, de but en blanc, il se retrouve sans le moindre frein ; il doit trouver en lui-même des éléments de jugement pour apprécier la situation, lui qui depuis vingt ans a été habitué à ne pas penser, à ne pas parler de politique. » (2)

« L’idée est née ainsi : au cours d’un voyage avec Age, il m’a parlé d’un projet qu’il avait avec Scarpelli, un film sur la période du black-out, quand le couvre-feu obligeait bien des gens à dormir hors de chez eux, etc. C’était une sorte de comédie située pendant la guerre. Nous évoquâmes la façon dont chacun de nous avait vécu le 8 septembre. Age me raconta qu’il était en France et qu’il se sauva en se cachant dans le clocher d’une église ; il y était monté avec d’autres fugitifs pendant la messe - scène que nous avons insérée dans le film (NDR : séquence irrésistible, d’ailleurs). Nous avons alors décidé de faire un film pour expliquer ce que fut le 8 septembre. Ce jour-là, le premier cri de guerre de tous les soldats fut : "La guerre est finie, rentrons tous à la maison (NRD : Tutti a casa, titre original)" (…) Le 8 septembre a vraiment été une trahison à l’égard du peuple italien. Le peuple a été abandonné à lui-même, et c’est ce que voulait montrer le film. Je me souvins que j’ai écarté un premier état du script, parce qu’il contenait des dialogues pour initiés : on avait fait bien des films sur la Résistance, mais c’étaient toujours des dialogues pour initiés, qui n’étaient valables que pour ceux qui connaissaient déjà la Résistance et qui excluaient ceux qui n’y avaient pas pris part. Moi, je voulais faire un film qu’on pourrait projeter en Thaïlande et qui ferait comprendre aux Thaïlandais ce que fut la situation italienne de ce moment-là. » (2)

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce fut un sacré bazar - la traduction libre du titre français, une fois n’est pas coutume, ne trahit pas l’esprit du film. Entre les Allemands qui retournent leurs armes contre leurs anciens alliés ; les hiérarchies militaires remises à plat et les rapports de classes sociales qui ressurgissent alors ; la précipitation du désir de chacun de retourner chez soi ; l’impréparation des familles à voir revenir si tôt leurs soldats et le réflexe individualiste du chacun pour soi, en période de pénurie alimentaire normalement... Le film dresse un constat général largement soutenu par les souvenirs des scénaristes autant que par un budget de production conséquent, qui donne à voir des scènes de foule dans des décors de désolation particulièrement saisissants.

Cette errance aberrante et désordonnée a ainsi une double composante grotesque et tragique, qui fait passer de l’amusement à la stupeur ou à l’effroi en un claquement de doigt. Naît alors progressivement chez le spectateur une sensation très insolite d’euphorie inquiète, chaque nouvel épisode étant en soi porteur d’une forme de cocasserie assez irrésistible autant que de menaces terribles : un effet classique de comédie (une valise s’ouvre involontairement, renversant son contenu, et un garçon aide une fille à ramasser ses affaires) se charge alors de tensions insoutenables (les couverts en argent vont forcément attirer la convoitise des autres, et la jeune femme étant juive, elle s’expose à une dénonciation ou à une capture par les Nazis). Rarement le sentiment d’absurdité qui règne souvent dans les films exposant des situations de guerre aura été aussi bien rendue : sans ennemis, sans ordres, sans perspectives, les personnages semblent livrés à eux-mêmes. « Où est le mal, où est le bien ? A quoi ont servi toutes ces années de guerre ? », demande ainsi un soldat désœuvré.

Le personnage central incarné par Alberto Sordi (3) est ainsi le vecteur parfait de cette déroute totale du sens : officier zélé, il a passé ses années de guerre à obéir à des ordres qu’il ne questionnait jamais, tout fier qu’il était de poser avec l’uniforme fasciste sur la photo exposée chez ses parents. Et le voilà désormais obligé de se débrouiller tout seul. Nous avons précisé au début de ce texte que ces chroniques historiques, au-delà de la précision de la restitution contextuelle, avaient vocation à tendre un miroir à la société italienne du début des années 60 : comme l’explique Jean A. Gili, « le phénomène d’introspection historique retrouve alors toute sa vigueur : il est certain que la possibilité de dire certaines choses par la voie de la comédie rend la démarche plus facile et permet quelquefois d’aller plus au fond des choses. A cet égard, Tutti a casa et Una vita difficile marquent le sommet de l’engagement civique de la comédie italienne. » (4)

Au début du film, le lieutenant Innocenzi est - dès son patronyme - un candide obséquieux, et sa docilité ne lui a jamais permis de se préparer à vivre par lui-même, voire même à penser par lui-même : à ses anciens camarades qui envisagent de prendre le maquis, il rétorque : « La guerre, ça ne vous disait rien, et maintenant vous voulez vous battre ? », comme si une lutte n'avait pas de cause. Son déplacement physique, de la Vénétie vers Naples, se transforme alors en un cheminement intérieur vers la lucidité et la prise de conscience : lorsque éclate l’insurrection de Naples (à partir du 27 septembre 1943), il quitte la passivité qui avait alors toujours été la sienne pour devenir acteur de son combat pour la liberté. L’histoire de La Grande pagaille, pour reprendre une expression de Luigi Comencini lui-même, c’est pour ce personnage un « passage de la guerre subie à la guerre populaire » - pour autant, cette dimension didactique n’écrase jamais le film, et est parfaitement absorbée dans la fluidité d’un récit parfaitement mené.

Car enfin, le film est réalisé par Luigi Comencini : dans le cercle fermé des quelques maîtres de la comédie italienne de l’époque (ajoutons Germi, Monicelli, Risi et Scola, et pardon aux autres), Comencini n’est pas seulement celui qui a su faire preuve, au fil de sa carrière, de la plus grande diversité de registres (dire qu’entre 1966 et 1968, il a tourné L'Incompris puis Les Russes ne boiront pas de Coca Cola ! puis Casanova, un adolescent à Venise est un exemple suffisamment éloquent), il était probablement le plus délicat, le plus conscient que bien des choses pouvaient être comprises - et encore mieux, éprouvées - en faisant confiance aux images et sans passer par les mots. En de multiples occasions, on retrouve dans La Grande pagaille cette aptitude à faire passer des idées très puissantes par des biais sensibles. On peut citer comme exemple cette métaphore géniale de la polenta (plat emblématique qui servait d’ailleurs déjà à une fulgurante leçon de fascisme servie par Vittorio Gassman à Ugo Tognazzi dans La Marche sur Rome), étalée sur la table pour être partagée par tous, mais dont seul le plus rapide pourra déguster la saucisse centrale : dans un contexte de survie, à l’idée généreuse du collectif se heurtera toujours l’inévitable logique individualiste.

Dans le même ordre d’idée, le fait d’avoir confié à Eduardo de Filippo le rôle du père du lieutenant Innocenzi charge le personnage de la densité (entre modestie et dignité bafouée) portée par cette immense figure de la culture populaire italienne (qui d’ailleurs n’apparaissait que peu dans les films des autres) : il suffit ainsi de quelques secondes et de peu de mots pour que le drame de cet homme écrasé, prêt à vendre son fils aux Chemises Noires, nous parvienne et nous émeuve.

Et puis, presque comme toujours chez Comencini, il y a les enfants, dont la présence, en particulier dans un contexte dont ils sont les grands exclus, n’est jamais anecdotique : il y a ce nourrisson s’endormant dans les bras de la jeune femme lui racontant une histoire (et le soldat, captivé, qui finit par demander, une fois le bambin assoupi, « Mais comment finit l’histoire ? » - question aux résonances multiples s’il en est) et il y a cet ado armé d’une mitraillette qui essaye de racketter Innocenzi et Ceccarelli. Et puis, autour d’eux, il y a celui qui joue innocemment avec la farine répandue sur la place et pour laquelle les adultes se battent ; il y a celui qui, armé d’une grenade, lance l’insurrection napolitaine.

Et enfin, il y a celle, furtive et renversante, qui attend que soit parti cet effrayant train nazi, dans lequel des prisonniers qu’on imagine aller vers la mort réclament de quoi boire, pour venir ramasser toutes les lettres que les détenus ont réussi à glisser entre les grilles de leurs wagons et les porter à leurs destinataires. L’enfant, chez Comencini, a l’innocence et le courage de faire ce que les adultes ne font pas (ou plus). Luigi Comencini considérait Tutti a casa comme son meilleur film, « celui qui reflétait le mieux ses tendances fondamentales. » (2) Nous ne pouvons que lui donner raison.

(1) Nous mettons délibérément à part deux chefs-d’œuvre en forme de fresques, débutant durant la Seconde Guerre mondiale mais courant ensuite sur une période allant jusqu’à l’époque contemporaine : Une vie difficile (1961) et Nous nous sommes tant aimés (1974).
(2) 
Luigi Comencini : propos extraits d’un entretien avec Lorenzo Codelli publié dans Positif n°156, février 1974.
(3) Luigi Comencini ne souhaitait pas spécialement engager un comédien trop célèbre pour incarner le rôle de l’officier, de peur qu’il n’éclipse les autres personnages. Mais le succès, en 1959, de La Grande guerre, incita Dino de Laurentiis à investir dans la production de films aux sujets proches, et c’est ainsi lui qui imposa Sordi. A noter que le producteur, comme toujours opportuniste, souhaitait que le film s’appelât La Guerra continua, comme s’il eût s’agit d’une suite du film de Monicelli.
(4) La Comédie italienne, ed. Herni Veyrier.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 22 février 2021