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Critique de film
Le film
Affiche du film

Au nom du peuple italien

(In nome del popolo italiano)

L'histoire

Tout juste promu juge d'instruction, le juge Bonifazi est un homme intègre, dont la très haute idée de la justice l'amène à régulièrement s'opposer à un système économique et politique vérolé la corruption. Alors qu'il constitue un dossier autour de la mort d'une jeune femme, son attention est attirée par le rôle tenu par Santenocito, un puissant industriel qui incarne tout ce que Bonifazi déteste. Méticuleusement, le juge va mener une enquête permettant l'inculpation de Santenocito.

Analyse et critique

L’une des idées centrales des chefs-d’œuvre signés par Dino Risi dans les années 70 (Au nom du peuple italien, Âmes perdues, Parfum de femme...), c’est qu’on ne peut pas se contenter de ce que l’on voit, voire même qu’on ne peut pas s’y fier ; et cette leçon, dans un premier temps adressée aux protagonistes, ricoche inévitablement sur le spectateur. On pourrait ainsi ne voir dans Au nom du peuple italien qu’une comédie italienne satirique, exubérante et bruyante, assez typique de son époque - ce ne serait évidemment pas faux, mais cela ne rendrait pas justice à cette réussite assez unique : en réalité, voilà une œuvre qui demande à être décortiquée pour bien comprendre ce qu’elle nous donne vraiment à voir... et à réfléchir. Commençons donc par les premières apparences, qui sont d’ailleurs déjà multiples : à la façon des images lenticulaires, le film semble en effet déjà changer de nature selon l’angle par lequel on l’aborde.

Premièrement, le film, tourné dans une période de profond trouble politique en Italie (le début de ce que l’on appellera les « Années de plomb »), s’inscrit dans une mouvance forte du cinéma transalpin de l’époque, incarnée notamment par Francesco Rosi (sur la question des malversations immobilières, par exemple, Au nom du peuple italien entretient un cousinage certain avec Main basse sur la ville (1963)) ou Elio Petri (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, tourné un an plus tôt, évoquait déjà l’impunité des puissants) : dans les actualités comme au cinéma, le public est familier avec les histoires de corruption, les scandales financiers ou les dysfonctionnements de la machine judiciaire... Au nom du peuple italien fait d’ailleurs des références explicites à ce contexte, en mentionnant par exemple les noms d'Amerigo Petrucci (maire de Rome de 1964 à 1967, mis en examen en 1968 et qui sera finalement acquitté en 1972) ou du Commissaire Nicola Scirè, ancien chef de la Brigade mobile romaine, accusé en 1969 de corruptions ou de compromissions diverses. Assez vite, toutefois, on comprend que s’il reprend les contours de cette mouvance cinématographique (notamment par une approche a priori réaliste et documentée), Dino Risi s’éloigne du didactisme d’un Rosi ou du militantisme outré de Petri : il y a par exemple quelque chose de comique par excès dans cette scène initiale qui montre une mouette avaler un poisson puis immédiatement s'effrondrer sur la plage, comme empoisonnée, puis qui nous montre le regard du juge Bonifazi remontant l’écume jusqu’à l’usine voisine. Le féroce ironiste qu’est Risi s’amuse déjà de ce qu’il nous montre (et des conclusions que nous en tirons inévitablement) et du tour qu’il s’apprête à nous jouer... Mais n’anticipons pas !

Le deuxième aspect qui saute aux yeux, dans Au nom du peuple italien, et qui lui confère une grande partie de son efficacité narrative, concerne l’enquête menée par le juge Bonifazi pour confondre Santenocito, à tel point que le questionnement, pour le spectateur, n’est au bout d’un certain temps plus tant « Santenocito est-il coupable ? » que « Comment Bonifazi va-t-il parvenir à le confondre ? » Avec une sorte de perversion qui, toute considération formelle exclue, fait écho à celle du genre du giallo tel qu’il se développe alors lui aussi dans l’industrie cinématographique italienne (et dont les intrigues les plus communes obéissent à la logique du « whodunit ? »), on se réjouit ainsi du mécanisme imaginé par ces diables d’Age et Scarpelli (les maîtres d’œuvre de la grande comédie italienne, peut-être plus encore que les cinéastes pour lesquels ils ont travaillé), imaginant les éléments accablant Santenocito, les stratagèmes élaborés par le juge et les esquives plus ou moins volontaires du principal suspect. Mais là encore, le film se joue des codes cinématographiques associés à ce type d’enquête, en faisant du spectateur un complice des associations d’idées biaisées du juge Bonifazi, qui ne retient des paroles de Santenocito que les éléments pouvant être retenus à sa charge (le Ruhenol est un médicament allemand, tiens donc, Santenocito revient de Berlin...)

Troisième perspective, que nous avons déjà évoquée plus haut et qui paraît être la plus incontournable, celui de la « comédie italienne », telle qu’elle a évolué depuis le début des années 60 - sous l’impulsion notamment de Dino Risi et des ses « Monstres » : une comédie qui fait surtout rire noir à travers l’accumulation des atrocités qu’elle décrit (non sans une forme d’entrain), qui se finit souvent mal pour ses personnages principaux (en particulier chez Age et Scarpelli, qui ont film après film développé une véritable vision autour de l’échec, tragique et sublime à la fois, des médiocres) et qui s’ancre solidement dans la réalité sociale et politique de son époque pour mieux en dénoncer les travers, les hypocrisies ou les dérives. Nous savons que nous sommes dans cette comédie italienne-là dès l’apparition de Santenocito, fier mattamore dans sa rutilante automobile rouge, qui ne s’arrête pour prendre un autostoppeur aux cheveux longs que pour avoir le loisir de dire ses quatre vérités pleines de morgue et de mépris. Nous y demeurons, plus tard, quand on voit débarquer le même Santenocito dans le bureau du juge (délocalisé dans une caserne), en tenue de soldat romain, et que s’installe alors l’opposition centrale du film entre deux archétypes poussés à leur extrême : à la rigidité du juge étriqué en costume gris, constipé (sic), défenseur d’une vérité qu’il se jure d’atteindre par la concision et l’efficacité de mots purement administratifs, répondent ainsi la flamboyance et l’excentricité de l’industriel sans principes, libre et impuni, menteur logorrhéique usant d’un « vocabulaire adhérentiel et désimplifié »... Initialement, le projet tel qu’il avait été conçu par Age et Scarpelli devait s’intituler Faccia a faccia (Face à face) et se limiter à la confrontation de ces deux poids lourds du cinéma italien qu’étaient alors Tognazzi et Gassman, qu’on avait déjà vu partager la vedette, chez Risi, à la fois dans certains sketchs des Monstres (1963) mais même avant cela dans La Marche sur Rome (1961).

Film politique, enquête policière, comédie satirique ; Au nom du peuple italien offre donc trois films en un, et il ne serait que cela qu’il serait déjà une formidable triple réussite. Mais assez vite, on réalise que chacune des trois poupées-gigognes dissimule son secret.

Attention, la suite de ce texte révèle des éléments de l’intrigue qu’il est préférable d’ignorer avant de découvrir le film.

Reprenons nos trois poupées, et ouvrons-les : concernant la question politique, s’il est évident que, par nature, la comédie italienne a toujours eu vocation à tendre un miroir à la société italienne et donc à influer sur les questionnements politiques animant ses spectateurs, elle s’est toujours gardée - en particulier chez Risi, le plus méfiant des maîtres du genre - de faire œuvre de militantisme : comme Risi l’a régulièrement rappelé « le militantisme m’ennuie à mourir. Je ne suis pas militant et ne l’ai jamais été. Je ne fais ni des films de droite, ni des films de gauche, je fais des films qui tentent de décrire ce qu’il y a de pourri dans la société et les comportement humains. En fait, je pense toujours à l’autre versant d’une histoire, à l’autre point de vue (…) Je déteste le moralisme et je préfèrerai toujours être cruel plutôt que de dire la "bonne" parole ou de montrer la "bonne" attitude. » (1) Pour dire les choses directement : si certaines choses paraissent simplistes chez Risi, c’est qu’en réalité elles ne le sont pas. Le film, qui semble ainsi dans un premier temps exhiber des comportements inacceptables pour nous inciter à les condamner, procède alors d’une deuxième logique, sourde et moins visible : en décrivant, avec force symbolisme et jusqu’à des illustrations parfaitement littérales, une société qui s’écroule, une justice qui s’effondre et le « strabisme idéologique » de ses garants, le film dénonce deux choses avec une égale lucidité.

La première, la plus évidente et la plus confortable pour le spectateur, est la responsabilité de ces puissants qui confisquent le pouvoir à leur profit, ces réseaux d’influence qui montrent comment les détenteurs des différentes autorités (financières, politiques, judiciaires, religieuses...) s’entretiennent les uns les autres en toute impunité : ce premier constat, qui prolonge par exemple celui de Pietro Germi dans Ces messieurs-dames (et en particulier son troisième segment), était d’une grande acuité en 1971, acuité que les décennies à venir ne feront d’ailleurs que confirmer pleinement : des observateurs transalpins ont régulièrement souligné de quelle manière le personnage de Santenocito, dans la collusion des pouvoirs jusque dans l’organisation de parties fines pour des industriels américains, annonçait les pratiques futures de Silvio Berlusconi. Mais la deuxième lame, au moins aussi affûtée et moins facile à admettre, exhibe notre responsabilité de spectateur prêt à nous soumettre à la vision idéologique structurée par le film : cette docilité avec laquelle nous suivons le discours du film, à charge contre Santenocito, n’est-elle pas, en symétrique, la même que celle avec laquelle nous acceptons quotidiennement de contribuer à ce système social inégalitaire et vérolé ?

Lors d’une séquence finale qui renverse toutes les perspectives, Bonifazi voit arriver entre ses mains la preuve de l’innocence de Santenocito, qui contredit ainsi tout ce en quoi il a jusqu’alors cru, tout ce pour quoi il s’est jusqu’alors battu. Oui, Santenocito est une ordure, oui, il a manifestement commis des méfaits qui sont restés impunis (au détour d’une réplique, son épouse parle de « trafic de camions anglais », quand son père rechigne à lui fournir un « autre » faux témoignage), mais il n’est pas coupable de ce pour quoi il est ici accusé. Nous qui réclamons une justice digne, indépendante et égalitaire, sommes-nous désormais prêts à le faire condamner pour un crime qu’il n’a pas commis, au nom de tous les probables crimes passés dont il n’a jamais eu à répondre ? Et si nous le faisons, ne nous abaissons-nous pas, finalement, au niveau même que des types comme Santenocito, en usant de la justice pour ce que nous croyons plutôt que pour la vérité ?

Ce que révèle le film, bien plus qu’une supposément prophétique annonciation de l’ère Berlusconi (qui, à l’échelle de l’histoire, ne tient que de l’anecdotique...), c’est l’éternel et universel danger de l’idéologie, quand elle déforme à ce point les perspections du vrai et du juste. Dans la deuxième poupée-gigogne, il était question d’une enquête policière, donc de la quête d’une vérité et d’une justice. Suivant le déroulé du film, le spectateur a assidûment suivi la méthodique instruction du juge Bonifazi et s’est rallié à ses conclusions... quand bien même celles-ci s’avèrent finalement complètement fausses. Rétrospectivement, il faut alors revoir et repenser cette enquête ; constater à quel point, dès ses premiers interrogatoires, le juge formule des questions qui contiennent tout ou partie de la réponse attendue ; et contester les raccourcis ou les associations d’idées qui ont mené à ses conclusions. Survient alors la question décisive, adressée au juge autant qu’au spectateur : est-il prêt à accepter d’avoir mal vu et d’avoir eu tort ? ou préfère-t-il, par un simple geste, entretenir l’illusion mensongère qu’il avait raison malgré tout ? Malgré, notamment, la vérité.

Sans exagérer, ce « dilemme du carnet rouge » qui survient, à quelques secondes de la fin d’Au nom du peuple italien, est à nos yeux l’un des plus puissants, des plus vertigineux et des plus inconfortables que l’histoire du cinéma nous ait donné à voir. Et, par la force des choses, ce qui le rend d’autant plus troublant est que chaque spectateur aura sa réponse et ses raisons de la donner. La grande gageure du film, autant dans sa perspective politique que dans sa dimension investigatrice, est de paradoxalement démontrer que rien n’importe plus que la question.

Il nous reste une troisième poupée à ouvrir, et si elle paraît à première vue la plus insignifiante, elle risque en réalité d’ouvrir un nouvel abyme : en effet, concernant l’aspect « comédie italienne », Au nom du peuple italien offre une singularité référentielle plutôt inhabituelle dans le genre, qui peut assez vite saisir le spectateur attentif. En effet, dès son apparition, le personnage de Santenocito est explicitement associé à des rôles antérieurs de Vittorio Gassman, en particulier pour Dino Risi : les carabinieri qui le voient débouler à tombeaux ouverts le désigne comme un « sorpasso » (le titre original du Fanfaron, 1961) (2), quand la scène déjà mentionnée qui le voit s’en prendre au hippie et à ses cheveux longs renvoie à la célèbre « bagarre » entre Francesco et son fils dans L’Homme à la Ferrari (Il Tigre - 1967), film dans lequel Risi laissait une grande part à des séquences imaginaires, rêveries et fantasmes du personnage incarné par Gassman. Plus globalement, si Vittorio Gassman a toujours été un spécialiste de ces rôles de fiers-à-bras indociles et arrogants, le personnage de Santenocito semble être, plus qu’une caricature, un concentré de ses rôles antérieurs dans le registre mattamoresque - comme si le personnage était exactement ce qu’un spectateur lambda de l’époque (par exemple, un petit juge romain) devait attendre de lui. Nous allons revenir à cette idée très vite.

Plus tard, lors de la scène décisive de la discussion sur la plage, le juge Bonifazi tend un piège à Santenocito en lui laissant croire qu’ils se sont peut-être connus, autrefois, durant leurs jeunesses respectives à Cesenatico. L’industriel, qui y voit une opportunité de se rapprocher de ce juge inflexible, mord à l’appât, lequel se présente sous le nom de l’institution « Rustichelli ». Rustichelli, comme Carlo Rustichelli, le compositeur du film. On peut n’y voir qu’un clin d’œil amical des scénaristes ou du cinéaste à un collaborateur fidèle parmi les fidèles, mais le fait que, pour résumer, Rustichelli soit un piège invite à penser à la manière dont la musique a investi le film : il n’y a, en tout et pour tout, qu’un thème principal, à la mélodie assez entêtante, qui nous est apparu dès le générique de début, et qui ne cesse ensuite de revenir avec des variations de ton ou d’instrumentation qui donnent l’impression qu’il s’agit de thèmes différents (le principe est le même, pour résumer, que la ritournelle de Michel Magne pour les Tontons flingueurs de Georges Lautner) : tantôt sombre et inquiétant quand il s’agit de témoigner de la pollution provoquée par l’usine, tantôt léger et amusant quand il s’agit d’évoquer la fête costumée, tantôt lyrique et mélancolique lors de la lecture du journal intime... La mélodie - la vérité objective des notes, si vous voulez - est la même, mais l’interprétation - leur subjectivisation - conditionne des effets différents sur la perception émotionnelle, donc oriente la vision, du spectateur.

Et puis, enfin, survient le « dilemme du carnet rouge ». Et là, les deux points que nous venons d’évoquer ressurgissent avec une virulence à peine croyable : d’une part, la musique de Rustichelli envahit le film sous forme d’une valse assourdissante qui plonge le spectateur dans une sorte de vertige ; d’autre part, Vittorio Gassman - et non Santenocito, qui n’a rien à faire là - surgit et ressurgit, en de multiples occurrences, et sous des apparences diverses (un curé, un militaire, un vieux fasciste, un supporter, une femme...) qui ne manquent pas d’évoquer tous les films (Les Monstres, L’Homme aux cent visages, Parlons femmes d’Ettore Scola...) dans lesquels le comédien a témoigné de son goût et de son sens du travestissement. A ce moment-là, le film ne raconte plus rien, il s’adresse directement à l’imaginaire sensoriel de son spectateur, dans un tourbillon désordonné d’où affleurent quelque chose comme d’indéfinies réminiscences. Ces images, nous les voyons, nous savons qu’elles ne sont pas vraies, et nous nous demandons d’où elles viennent...


À cet instant, et ce faisant, Dino Risi exhibe la subjectivité à l’œuvre dans son film depuis... depuis quand, en fait ? Ce que nous percevons alors, nous le percevons depuis l’imaginaire trouble et confus du juge Bonifazi, obsédé qu’il est par la figure archétypale contre laquelle il se bat. Mais il ne se bat plus contre Santenocito, il se bat contre ce que celui-ci représente dans un inconscient qui se met à tout mélanger : d’abord les autorités (financières, religieuses, militaires), puis contre la persistance dans la société italienne des réflexes du fascisme (le vieil aristocrate qui crie « Viva il Duce ! »), puis contre les femmes (souvenons-nous que le juge vit seul et qu’il a été cocufié par Irma, son ex-femme, et que lorsque le nouveau compagnon de celle-ci vient le voir, il lui demande de lui « donner de l’argent pour qu’il la garde »), puis contre ces supporters de foot gueulards et décérébrés (3)... tout, mêlé, ce qui incarne à ses yeux ce qui ne va pas dans son pays... et dans sa vie.

Alors on rembobine, et on repense à rebours à tout ce que le film nous a déjà montré qui provenait de l’imaginaire du juge : ces images qui lui viennent à l’esprit lors de la lecture du journal intime de Silvana... les images de Santenocito en prison... avant cela, sa reconstitution de la nuit du crime où le meurtrier supposé prend les traits de Santenocito (après tout, pour convaincre le spectateur, rien de tel que de montrer le suspect incarnant l’assassin)... et puis on arrive sur des images qu’on avait jusqu’alors perçues comme des flash-back, mais dont on se met à questionner la réalité (Silvana retrouvant ses parents sous la pluie...). Et on surprend des effets de montage qui associent des images à des idées (par exemple, la superposition de l’image de l’usine polluante à l’évocation du nom de Santenocito par les parents de Silvana, ce qui précisément déclenche l’enquête contre l’industriel)... Puis on réentend la mère de Silvana dire au juge : « Vous savez, les faits sont laids, l’imagination c’est mieux ». Et, un peu à la manière de l’enquêteur à la fin de Usual Suspects (Bryan Singer - 1995) (4), on empile les éléments d’un dossier recensant tous les moments où ce qu’on a pensé percevoir était en réalité faux (depuis l’autostoppeur prétendant ne pas comprendre l’italien jusqu’au père de Santenocito entendant ce violon qui n’existe pas). Et progressivement, on arrive presque sans s’en rendre compte au tout début. Avant Santenocito. À cette toute première scène, montrant ce juge qui rêvasse face à l’exécution d’une tâche ingrate (la destruction d’un immeuble) et qui entend la formule juridique « au nom du peuple italien ». Qui, dès lors, partant de sa solitude, de ses obsessions, de ses frustrations et de sa rigidité idéologiques, laisse sa penser dériver vers tout ce qui le scandalise, l’indigne, l’oppresse (combien de plans montrant le juge écrasé par l’omniprésence de la foule des gens ou des voitures ?!) ; donne alors à cette colère la forme d’un archétype mattamoresque (gassmanien), puis se structure un échafaudage minutieux qui lui permet d’arriver à ce geste punitif, contraire à ses principes théoriques mais tellement exutoire ; et  repart enfin, seul, toujours seul, tellement seul. Voilà, acte-t-il en somme, ce qui peut se commettre « au nom du peuple italien ». Ou comment un titre qui se présentait comme une garantie de légalité sert surtout à mesurer l’étendue du vice...

Soyons clairs : nous n’affirmons pas ici que cette dernière lecture « subjective » que nous proposons du film est « la bonne » (voir, pour ces guillemets, les propos de Dino Risi plus haut), ni même qu’elle ait figuré dans les intentions du réalisateur ou des scénaristes. Mais comme nous l’avons dit auparavant, le film suggère de manière évidente que ce que soulève une question importe souvent plus que les réponses qu’on peut lui apporter. Au nom du peuple italien est un film prodigieux parce qu’il ne cesse d’ouvrir des pistes de réflexion (la réflexion intellectuelle comme celle du miroir, d’ailleurs...) autant que des questionnements cinématographiques (sur le regard ou sur la mise en scène du réel). Peut-être avons-nous ouvert une poupée-gigogne de trop, peut-être au contraire y a-t-il des imbrications à côté desquelles nous sommes passés. Mais il est assez exaltant de savoir qu’il y a des films de cet acabit dans lesquels on peut avoir la délectation de se plonger et de se perdre à l’infini ; de savoir qu’on a dans notre vidéothèque mentale de telles poupées-gigognes secrètes, dissimulant, l’air de presque rien, d’inépuisables trésors - posées, discrètement, là-haut, sur l’étagère de nos chefs-d’œuvre favoris.
 

(1) Entretien avec Jean-Baptiste Thoret, publié en 2009 sur un blog du Nouvel Observateur, depuis non accessible.
(2) A un autre moment, Santenocito parle comme Bruno, quand il raille cette « infâme théorie de l’incommunicabilité » qui donnait au fanfaron l’occasion de dire tout le mal qu’il pensait du cinéma d’Antonioni.
(3.) Dans son indispensable autobiographie, Mes monstres, Dino Risi consacre quelques pages à sa détestation du football autant qu’à son amour du cyclisme. Que Risi préfère un sport dans lequel l’effort est avant tout individuel ne surprendra personne.
(4) La mention n’est pas anodine, le film de Bryan Singer reprenant des procédés de mise en scène d’un réel supposé (qui s’avèrera finalement être une création imaginaire intégrale) similaires à ceux d’Au nom du peuple italien.

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Par Antoine Royer - le 1 septembre 2021