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Critique de film
Le film
Affiche du film

Âmes perdues

(Anima persa)

L'histoire

Le jeune Tino, venu étudier la peinture à Venise, s'installe chez son oncle Fabio. Celui-ci habite un palais autrefois magnifique mais désormais en partie laissé à l'abandon, qu'il occupe avec son épouse, Elisa, une femme plus jeune qu'il traite avec distance et mépris.
Très vite, Tino a l'impression que quelque chose d'étrange se déroule dans cette demeure froide et inquiétante. Entendant des bruits venant du grenier, il décide, malgré les interdictions de ses hôtes, de s'y rendre...

Analyse et critique

Dans la carrière de Dino Risi, on pourrait considérer le diptyque Parfum de femme / Âmes perdues (1) comme un moment-charnière, pour lequel le rapport de forces entre comédie et drame, permanent chez le cinéaste, semble pour la première fois s’inverser : pour schématiser à (trop) gros trait la carrière de Risi, ses comédies de mœurs des années 50 intégraient de modestes aspects satiriques dans une légèreté généralisée ; les comédies monstrueuses des années 60 étaient habitées d’une véritable férocité au service d’un rire dévastateur ; et voilà qu’au tournant des années 70, un film (magistral) comme Au nom du peuple italien avait révélé que sous l’outrance et la grossièreté apparentes se terrait quelque chose de plus sombre sur la nature profonde de l’être humain. Parfum de femme ou Âmes perdues (en particulier ce dernier, où les occasions de sourire sont rares, mais nous en reparlerons plus tard) sont des films qui explorent, sans le baume de la distanciation comique, les tréfonds de l’âme : en quelque sorte, Dino Risi y renoue avec son passé professionnel de médecin-psychiatre en s’attelant à radioscoper minutieusement le cerveau malade de ses personnages (et, à travers eux, de la société dans laquelle ils évoluent) et la folie (sous toutes ses formes) devient alors un sujet central de son cinéma (Fantôme d’amour ou Le Fou de guerre suivront). Même si on peut raisonnablement considérer qu’à partir de 1977, son cinéma – dans un mouvement global du cinéma italien – aura tendance à s’affaiblir (avec de belles exceptions toutefois), il faut donc accorder à ce moment-charnière la place qu’il mérite : parfois relégué dans l’ombre de Parfum de femme, Âmes perdues est un film du même (formidable) acabit, rien moins donc que l’un des sommets de la filmographie de Dino Risi.

La première chose qui frappe, en voyant Âmes perdues, est son atmosphère mortifère, sorte de transposition vénitienne des romans gothiques britanniques du XIXème siècle, avec ces grandes demeures bourgeoises cachant des secrets inavoués, ces escaliers grinçants menant vers des chambres interdites (on peut penser à Jane Eyre de Charlotte Brontë ou à Uncle Silas de Sheridan Le Fanu)… L’hiver remplit les salons de froid et de silence, tandis que l’éclat des palais est atténué par une lumière grise et voilée.

Il faut ainsi reconnaître à Dino Risi l’inspiration fulgurante qui l’a vu transposer l’action du roman de Giovanni Arpino de Turin (ville qui a beaucoup changé dans le deuxième tiers du vingtième siècle) à Venise, filmée sans aucun de ses habituels attraits "touristiques" mais dont une autre photogénie, lugubre, poétique et presque surnaturelle, émerge alors - dans la continuité par exemple du travail de Nicolas Roeg dans  Ne vous retournez pas, en 1973.

Venise est un décor miraculeux et aberrant à la fois, et les films qui sont parvenus à la filmer en ce sens se sont immédiatement gorgés d’un effet spécial comme il en existe peu : les contre-visites guidées offertes par Fabio constituent des moments fondamentaux du film, avec ces façades grisâtres aux terrifiants secrets, ces eaux saumâtres sans fond, ces asiles posés dans la lagune et ces terrasses de café désenchantées, dans un petit matin hiémal sans perspective…

Faisant ainsi de son décor un personnage central du film, Dino Risi prend le parti-pris du vide et du dépouillement, en extérieur (a-t-on déjà vu si peu de touristes dans les rues de la Cité?) comme en intérieur, optant régulièrement pour des cadres larges qui perdent les protagonistes au milieu de gigantesques salons. Dans un entretien accordé à Lorenzo Codelli en mars 1977 pour la revue Positif, Dino Risi l’affirme : le film est autant une « mort à Venise » qu’une « mort de Venise » (2).

Dans cette démarche, ce qui se passe à l’écran importe parfois moins que cela se passe, et l’aura mystérieuse du film, la fascination morbide qu’il exerce, tient probablement moins à la nature secrète de son intrigue (une des révélations finales, au moins, est très largement anticipable) qu’à la manière dont le secret se construit à l’image, par un son atténué, un jeu de lumière, un œil-de-bœuf ou la découverte d’une pièce cachée… Il n’est pas anodin, ainsi, que le dernier secret du film soit révélé à l’écran par la simple apparition, là encore quasi-surnaturelle, d’une lumière blanche dans l’obscurité du grenier-cerveau où elle était dissimulée.

[ATTENTION : LES PARAGRAPHES SUIVANT REVELENT LA FIN DU FILM]

Cette dernière révélation ne figurait pas dans le roman d’Arpino adapté par le film, et enrichit celui-ci d’une dimension supplémentaire – dont on imagine mal, en réalité, comment cette histoire aurait pu se passer. Ainsi, Fabio ne se contentait pas de faire croire à l’existence de Berto (sans d’ailleurs que l’on comprenne vraiment bien pourquoi, si ce n’est justement pour opérer une sorte de contre-feu), il demandait également à Beba de se faire passer pour Elisa, et c’est à nos yeux dans cette deuxième usurpation que se cache le cœur, tragique et bouleversant, de ce récit.

Tout d’abord, on peut en revoyant le film s’amuser à compter les multiples occasions où un personnage secondaire aura été "pris pour un autre", comme pour inviter le spectateur à ne pas céder à une première lecture erronée, soumise au règne des apparences : l’homme accompagnant Lucia n’est pas son petit copain artiste mais son oncle plombier ; le vieil homme au bar n’est pas un écrivain américain mais le patron du troquet ; et cette femme en blouse blanche n’est pas une fille de mauvaise vertu mais une infirmière (ou l’est-elle d’ailleurs?)… Dans Âmes perdues, le falot personnage principal, Tino, n’est qu’un double du spectateur : un œil qui ignore, et qui voit sans voir.

D’ailleurs, à la fin du film, le sort de Tino est celui d’un certain nombre de protagonistes risiens : il part, seul, vers un ailleurs indéfini, et la situation n’aura en réalité vraiment évolué ni pour lui ni pour les autres. Il pourrait y avoir quelque chose de vain – ou, selon le point de vue, quelque chose de la permanence immuable des choses – dans ce récit initiatique qui n’aura pas beaucoup initié, sinon donc au regard : après tout, Tino n’est-il pas venu à Venise pour apprendre à peindre, donc à capter la fugacité pour la fixer dans l’éternité.

Une fois Tino parti, Fabio et Beba/Tina vont probablement continuer à vivre leur histoire cruelle et inavouable : celle d’un homme trop vieux, amoureux d’une jeune fille trop jeune – ou plutôt amoureux de la jeunesse de cette jeune fille – et qui n’a pas supporté de la voir vieillir, mûrir, devenir adulte. D’une certaine manière, Âmes perdues est donc bien un film sur ce temps qui passe, qui d’un côté ne change rien et d’un autre change trop.

Les séquences où Fabio rabroue Tina sur son inculture ou l’imprécision de sa syntaxe, qui semblent dans un premier temps n’être que des illustrations du fonctionnement patriarcal de ce foyer et/ou du flétrissement inéluctable de leur relation amoureuse, s’avèrent ainsi révéler la sécheresse impitoyable du regard d’un homme qui reproche à celle qu’il a jadis aimée d’être devenue une femme terne, elle qui fut une enfant lumineuse. Le drame de Beba devenue Tina, ce n’est certes pas d’être celle qu’elle est (ne serait-ce que physiquement : elle a les traits de Catherine Deneuve, tout de même), c’est de ne plus être celle qu’elle a été.

Précisons qu’il serait hasardeux, pour ne pas dire malencontreux, de plaquer sur Âmes perdues une quelconque lecture morale, de juger les personnages – en particulier Fabio - à l’aune de leurs faiblesses. D’une part parce que le film, comme souvent chez Dino Risi (que l’on pense par exemple à l’extraordinaire Une vie difficile), est suffisamment complexe pour ne jamais laisser un plateau de la balance sans contrepoids ou, pour le dire autrement, pour laisser les différents vases ne pas communiquer les uns avec les autres : la conséquence (délectable pour les uns – dont nous sommes - , frustrante pour d’autres) est qu’à l’instar de son Parfum de femme capiteux, Âmes perdues est un film âpre, frustrant, insaisissable, irréductible à un quelconque discours… Ainsi, alors qu’on pourrait, en toute dernière lecture, estimer que le film acte quelque chose d’une pureté consubstantielle au monde de l’enfance, qui serait abîmée par la saleté et la cruauté des perversions adultes, on peut repenser à cet échange assez fabuleux, en insert dans la scène Tino rejoint Lucia dans le bateau-bus, qui voit une jeune fille, âgée de quelque chose comme six-huit ans, balancer à son petit compagnon du même âge : « Tu dis que tu m’aimes, si c’est vrai, prouve-le moi et suicide-toi. » - l’innocence et la cruauté cohabitent, toujours.

Si, nous l’avons dit au tout début de ce texte, la dominante du film est donc éminemment dramatique, assez funèbre même, on peut tout de même considérer qu’il s’y trouve des éléments de cet ordre permettant de le rapprocher de la comédie italienne telle qu’elle aura évolué durant les années 70, à travers des films comme Parfum de femme ou Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola, abandonnant les situations explicitement comiques ou toute modalité gaguesque pour créer une sorte de burlesque du malaise ou de la morbidité, tout à fait illustré ici par le jeu de Gassman quand il incarne Berto… ou Fabio devenant Berto…

Car enfin, si Âmes perdues repose, nous l’avons dit, sur le premier « effet spécial » qu’est Venise en hiver, Vittorio Gassman en est un autre, proprement fabuleux. D’une rigidité effrayante, avec son port altier et son regard sombre, quand il apparaît au début du film en tant que Fabio, il laisse ensuite la carapace de la respectabilité se fissurer, à travers par exemple l’irruption de l’imprévisibilité (ces cris sur le bateau !) pour semer la confusion dans l’esprit du spectateur, jusqu’à la dernière scène qui donne à voir, littéralement, la superposition des deux personnalités… Un moyen, insuffisant mais significatif, pour mesurer la réussite particulière d’une interprétation est de tenter d’évaluer ce qu’un comédien apporte de spécifique à un personnage, à quel point il aurait manqué quelque chose si le rôle avait été incarné par un autre : pensée ainsi, la performance de Gassman dans Âmes perdues est tout bonnement extraordinaire.

Au moment de la sortie d'Âmes perdues, il se trouva des commentateurs du film pour déplorer que le cinéaste des Monstres, du Fanfaron ou même d'Au nom du peuple italien, observations aiguës et critiques de la société italienne contemporaine, ait – à la suite de La Carrière d'une femme de chambre, film situé dans les années 30 et 40 – opté pour un film à ce point déconnecté de l'actualité sociale ou politique du pays. Dino Risi donna la réponse suivante: « Oui, il s'agit de films en dehors de l'actualité, en dehors même des mœurs. Mon point de vue et l'optique de mes intérêts ont un peu changé. (…) Vous dites que là nous sommes en dehors de l'actualité, mais je crois qu'est toujours actuelle l'exploration d'un personnage, d'un caractère, d'une psychologie. Quel que soit le sujet qu'on aborde, ce sera toujours un discours politique, engagé, si l'actualité est comprise comme un fait politique. Je trouve que c'est aussi s'engager que de s'attacher à ce qui se passe en nous et non pas seulement en dehors de nous. Au fond, je fais des portraits. Et là, nous avons un peu approfondi : avec Anima Persa, nous avons franchi la frontière du connaissable. » (2) Plus de quarante ans après sa réalisation, la force et l'acuité, intemporelles donc, d'Âmes perdues ne se sont pas atténuées, bien au contraire. Plus que jamais, son mystère est même assez obsédant.

(1) Si les films ne partagent aucune intrigue ou aucun personnage communs (et si un autre, La Carrière d’une femme de chambre, s’intercale même entre eux), ils sont susceptibles d’être rapprochés par plusieurs aspects (leur ton, le type de personnage incarné par Vittorio Gassman…), le principal étant qu’ils sont dans la carrière de Risi les deux seules adaptations du même auteur, Giovanni Arpino.
(2) Positif n°207, juin 1978, p.25

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 27 NOVEMBRE 2019

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Par Antoine Royer - le 27 novembre 2019