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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un Américain bien tranquille

(The Quiet American)

L'histoire

À Saïgon, au Vietnam, au début de l'année 1952, pendant la guerre d'Indochine, le journaliste britannique vétéran Thomas Fowler et le jeune Américain Alden Pyle, membre d’une mission d’aide médicale, se disputent les faveurs de la jeune amie vietnamienne de Fowler, Phuong. Parallèlement, Fowler découvre progressivement la véritable personnalité de Pyle, un agent sous couverture de la CIA chargé d'apporter un soutien logistique au général Thé dans l'organisation d'attentats contre les Français, faussement attribués au Viet Minh.

Analyse et critique


The Quiet American est la deuxième réalisation de la seconde phase de la carrière de réalisateur de Joseph L. Mankiewicz, celle qui le voit fonctionner en indépendant à travers sa société de production Figaro Inc. et être seul maître à bord. Ayant acquis un immense pouvoir au fil de ses succès commerciaux et critiques au sein de la Fox, avec notamment Chaînes conjugales (1949) et All About Eve (1950), Mankiewicz supporte de plus en plus mal l’autorité de Darryl Zanuck, le patron du studio. Il va donc décider de s’en émanciper en fondant sa Figaro Inc. afin de piloter seul ses projets, tout en ayant aussi la latitude d’écrire pour le théâtre qui constitue pour lui un art plus noble. La première tentative sera La Comtesse aux pieds nus (1954), qui ne rencontre pas tout à fait le succès public espéré. Cette place de producteur comprend davantage de risques sans le soutien d’un studio en cas d’échec, le condamnant au succès pour chaque projet. Il va donc entrecouper parfois ses projets personnels de réalisation pour travailler avec de grand producteurs comme Samuel Goldwyn pour lequel il signe Blanches colombes et vilains messieurs (1955).


The Quiet American le voit donc se confronter à nouveau à cette prise de risques et l'incertitude du producteur, tout en lui faisant savourer sa liberté. Le film adapte le roman éponyme de Graham Greene, qui est une si ce n’est la première fiction à aborder la question de l’interventionnisme américain au Vietnam. Le pays est alors déchiré par l’opposition entre l’ancien pouvoir colonial français et l’influence communiste orchestrée par l’Union Soviétique et la Chine maoïste. Fort de son expérience et de ses contacts dans le monde du renseignement, Greene anticipe donc la future guerre du Vietnam dans laquelle les Etats-Unis vont s’embourber durant la décennie suivante, et imagine les prémices de cette volonté à travers le personnage d’Audie Murphy. Le roman fit un petit scandale et sera accusé d’antiaméricanisme par cette critique frontale, un élément cependant détourné par Mankiewicz dans son adaptation, ce qui provoquera la colère de Graham Greene.


Dans L’Affaire Cicéron (1952), précédente incursion du réalisateur dans le film d’espionnage, la dimension de classe était le moteur et la cause de la perte des personnages joués par James Mason et Danielle Darrieux. Le réalisateur creuse le même sillon ici, en faisant des éléments géopolitiques le moteur du récit. Fowler (Michael Redgrave) est un journaliste anglais d’âge mûr, qui couvre les événements du Vietnam tout en coulant des jours paisibles avec sa jeune et séduisante compagne Phuong (Giorgia Moll, actrice d’origine... italienne). Ce quotidien est bousculé par l’arrivée d’un jeune Américain idéaliste (Audie Murphy), qui exprime à qui veut l’entendre qu’une « troisième voie » est possible en dehors des deux camps qui déchirent le pays. Se vantant de sa neutralité face au contexte qu’il couvre, Fowler se lie d’amitié sans arrière-pensée avec cet américain idéaliste. Ces relations cordiales ne survivront pas à l’attirance naissante et réciproque entre l’Américain et Phuong, plongeant Fowler dans des abîmes de jalousie.


Plus la menace sentimentale de l’Américain se fait concrète, plus la menace politique tangible dont il le soupçonne devient crédible également. Le montage initial de trois heures, réduit à deux pour l’exploitation en salle, atténue pas mal la complexité politique des enjeux mais en renforce à l'inverse la dimension romanesque dans son triangle amoureux. Les soubresauts de l’arrière-plan local avec ses attentats meurtriers et inattendus, les rencontres secrètes avec de mystérieux informateurs, tout cela contribue à renforcer la suspicion de Fowler pour les activités suspectes de l’Américain. Après notamment l’Espagne de La Comtesse aux pieds nus, ce film est l’occasion pour Mankiewicz d’un tournage délocalisé et en partie sur les lieux de l’action - les extérieurs sont tournés à Saïgon au Vietnam et les intérieurs en Italie à Cinecittà. Ce choix renforce la portée réaliste et documentaire du film, mais aussi la sensation de l’impact de cet environnement sur la psyché des personnages. La chaleur écrasante, l’humidité ambiante participent à la perte de lucidité de Fowler, emporté par la fièvre et le mysticisme des rites et des espaces sacrés locaux, et estompent sa perspicacité de journaliste dans des situations où il laisse délibérément sa passion et son ressentiment l’emporter sur ses jugements.



Sur le plan formel, la narration en flash-back n’est pas ici un élément aussi marquant que dans certaines des réussites majeures du réalisateur (Chaînes conjugales, Eve, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l’été dernier) mais la voix-off sert habilement le point de vue de Fowler. Ce dernier oscille entre sa distance britannique, son complexe de supériorité coloniale et ses vrais sentiments pour Phuong qu’il n’ose pleinement exprimer sauf au moment de la perdre. Ce regard condescendant déteint aussi sur sa vision de l’Américain dont le discours, les attitudes et velléités héroïques en font un cliché politique et romantique du « sauveur blanc » - le passif militaire glorieux d’Audie Murphy renforçant ironiquement cet aspect. Rien pourtant dans le récit ne nous indique explicitement qu’il est coupable des agissements dont on le soupçonne, ce qui est la grande différence avec le roman de Graham Greene. Plutôt que de privilégier l’aura de l’Oncle Sam comme on pourrait aisément l’en soupçonner, Mankiewicz préfère faire dérailler l’enjeu géopolitique pour mieux servir le déraillement plus humain de Fowler, ce type de faillite plus terre-à-terre étant toujours la cause de l’échec de ses personnages. Pas encore soumis à l’ironie désabusée qui servira cette déchéance dans ses derniers films, Mankiewicz laisse ici son héros hagard, transpirant et solitaire dans le tumulte du Nouvel An, alors qu’il a tout perdu. The Quiet American est donc une brillante étude de caractère auquel on reprochera seulement (à l’exception de sa toute fin) de ne pas vraiment faire exister sa figure féminine - un comble pour Mankiewicz - au-delà de l’enjeu viril que se disputent deux hommes.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 24 avril 2023