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Critique de film
Le film
Affiche du film

Soudain l'été dernier

(Suddenly, Last Summer)

L'histoire

Dans la Nouvelle-Orléans de 1937, une riche veuve, Violet Venable (Katharine Hepburn), propose de financer l'hôpital public Lyons View si l’un de ses praticiens, le docteur Cukrowicz (Montgomery Clift), accepte de pratiquer une lobotomie sur sa nièce Catherine Holly (Elizabeth Taylor). Celle-ci est internée depuis le décès mystérieux, durant un périple estival, de Sebastian Venable, poète et fils de Mrs Venable. La version que raconte Catherine du décès de Sebastian paraît tellement loufoque, que Violet la croit folle à lier. Avec l’aide du Dr Cukrowicz, Catherine va peu à peu recouvrer la mémoire jusqu’à révéler une vérité que certains auraient préféré voir rester enfouie.

Analyse et critique

Le 7 janvier 1958, Suddenly, Last Summer, pièce en un acte de Tennessee Williams, démarre au York Theatre de Broadway. Les critiques saluent unanimement son traitement de sujets tabous comme l’homosexualité, la prostitution ou encore le cannibalisme. Tout naturellement, cette œuvre amorale attire l’attention de Hollywood. Sam Spiegel, producteur de The Bridge on the River Kwai, en achète les droits d’adaptation et en confie la réalisation à Joseph L. Mankiewicz et l’écriture au duo Gore Vidal / Tennessee Williams. L’entreprise semble suivre le camino real, la voie royale ; Katharine Hepburn, Montgomery Clift et Elizabeth Taylor composent une équipe d’acteurs de talent.

Si le projet brille de mille feux sur le papier, derrière la caméra et les décors du Shepperton Studios de Londres, la noirceur de cette histoire psychanalytique semble s’être emparée du plateau. La zizanie règne entre une Katharine Hepburn, récemment séparée de Spencer Tracy et déprimée par son rôle de mère froide et abusive, et un Mankiewicz qui s’acharne sur un Montgomery Clift à moitié paralysé suite à un accident de voiture survenu quelques mois plus tôt. Monty, sous l’emprise des médicaments et de l’alcool, éprouve des difficultés à retenir son texte et à se concentrer plus d’une demie journée. De son côté, Liz Taylor subit le contrecoup de la disparition de son mari Mike Todd, décédé dans un crash aérien. L’équipe, au bord de la crise de nerfs, menace de plier caméra et bagages à tout moment.

Le 22 décembre 1959, Spiegel gagne son pari, le film trouve son public et récolte trois nominations aux Oscars. Mankiewicz réalise un tour de force, il éclate littéralement la structure de la pièce de Williams. Il ne se contente pas de nous offrir une adaptation, il nous livre un film qu’il libère de son unité de temps et de lieu, une œuvre originale et terrifiante où se retrouvent les thématiques qui lui sont chères comme la recherche de la vérité et les relations interpersonnelles.

De vérité, il en est question tout au long du film, véritable enquête policière freudienne, whodunit story, où le médecin se substitue au détective afin de révéler un meurtre caché, un traumatisme ancré dans le subconscient qui va libérer le patient et lui permettre de retrouver sa santé mentale. Si le genre a donné lieu à plusieurs classiques du cinéma anglo-saxon tels que The Snake Pit, The Three Faces of Eve, Equus ou encore Sybil, c’est pourtant le cinéma muet allemand qui nous offrira le premier drame psychologique avec le Das Cabinet des Dr Caligari de Robert Wiene en 1919, grâce, notamment, à la renommée grandissante de la psychanalyse. Avec Suddenly, Last Summer, Le Docteur Cukrowicz se lance dans une partie de Cluedo qui compte comme suspects une mère tyrannique, une aliénée et un poète énigmatique. Son enquête revêt une forme toute particulière; elle va nous révéler trois vérités : d’une part ce qui s’est passé ce fameux été de 1937, mais également qui se cache derrière le poète Sebastian, et enfin certains éléments de la vie privée de Tennessee Williams. Car, nous le verrons, la pièce-film a tout d’une œuvre cathartique pour son auteur.


Le film s’ouvre sur une lobotomie pratiquée par le Docteur Cukrowicz. La modestie de sa clinique est flagrante, comme en témoigne ce plan où un étudiant en médecine venu assister à l’opération fait tomber du plâtras en s’appuyant sur une rambarde. Le scalpel posé, le docteur se plaint de la vétusté des locaux auprès du Dr Hockstader (1), il menace de retourner pratiquer à Chicago. C'est à ce moment qu'il lui présente un courrier envoyé par une certaine Violet Venable, riche veuve qui souhaite faire appel aux talents du neurochirurgien. Mrs Venable souhaite qu’il opère sa nièce Catherine, jeune femme internée chez des bonnes sœurs depuis la mort, dans des circonstances obscures, de son fils Sebastian. Le chantage ébranle les deux médecins. Doivent-ils accepter l’argent afin de moderniser la clinique ou écouter Catherine et tenter de découvrir la vérité ?

Cukrowicz se rend dans la demeure de la famille Venable, une bâtisse victorienne dans le plus pur style gothique. Il y rencontre Violet, ainsi que la mère et le frère de Catherine : les Holly. Tout ce beau monde souhaite ardemment que la jeune femme subisse l'intervention chirurgicale. Violet Venable, dame prude et élégante, arbore un diamant sur la poitrine, la plus dure des pierres précieuses, symbole d’un cœur dur comme le roc. Pourtant, derrière cette façade de respectabilité, la maison abrite une véritable jungle, refuge de Sebastian Venable. Ce jardin tropical est à l’abandon, les plantes qui y poussent fanent et laissent deviner ce qu'il est advenu de leur jardinier attitré. Mrs Venable passe en revue chaque plante du jardin, les présentant par leur nom latin, une manière désespérée de rendre ordre et dignité à ce chaos végétal. Une plante insectivore se tapit dans cette jungle : la Venus Flytrap, elle doit son nom à la déesse de l’amour. Les mouches qui la nourrissent proviennent de Floride, des insectes élevés à des fins d’expérience génétique. Ces mouches sexuelles comblent une passion dévorante. Le Dr Cukrowicz, chirurgien brillant, charismatique et glacial (2), dont le nom signifie sucre en polonais, représente la proie idéale. Violet se mue en véritable prêtresse quand elle lui brosse le portrait de son fils, jeune homme en quête de divin. Ses poèmes prennent rapidement des allures d’évangile. Une relation proche de l’inceste semble lier la mère et le fils. Seule Violet semble capable de satisfaire un Sebastian qui n’a jamais eu la force de se libérer de son cordon ombilical.

Tout le génie ludique de Williams se retrouve dans cette scène, car l'utilisation de chaque phrase est pesée. La mère d’Œdipe ne s’appelle-t-elle pas Jocaste ? Mot grec qui signifie violette... Williams fait référence au mythe solaire : le fils n’est autre que le soleil (son / sun), un dieu. Suddenly, Last Summer est bien un conte théologique. La famille Holly est tout aussi terrifiante que la maîtresse des lieux. Mrs Grace Holly et son fils George sont, tout comme le docteur, liés par le terrifiant chantage. Ils ne pourront entrer en possession de leur part de l’héritage de Sebastian qu’à la condition que Catherine subisse son intervention. Lorsque le Dr Cukrowicz rencontre Catherine pour la première fois, il découvre une jeune femme saine d’esprit, mais devenue amnésique et hystérique suite aux circonstances mystérieuses qui entourent le décès de Sebastian. Une perte de mémoire qui ne lui semble en aucun cas nécessiter des coups de bistouri...


Flash-back sur la vérité

Mankiewicz nous dévoile le mystère qui entoure les dernières heures de Sebastian dans une tragique scène finale. Le réalisateur use de la technique du flash-back pour nous expliquer, dans le présent, la signification du passé qui s’offre à nous au travers d’images discontinues, auxquelles viennent se greffer le visage de Catherine Holly. Ce film dans le film revêt un caractère onirique et symbolique. Catherine se revoit sur une plage de San Sebastian, elle sort de la mer telle Vénus, vêtue d’un maillot blanc offert par Sebastian. Un cadeau qui n’avait d’autre but que d’attirer les regards des jeunes gens du coin. (3) Le blanc est également la couleur que choisit Sebastian lors de son dernier après-midi, son ultime cène. Le blanc représente la couleur sacrificielle. La vision et les paroles de Catherine en font un sacrifice rituel. Puis vient la chasse. Catherine est attablée avec son cousin à une terrasse de la station balnéaire. Des jeunes garçons dépenaillés, moitié nus, jouent une sérénade grotesque et inaudible. Ces trompettes annonciatrices agacent le poète qui commet, selon Catherine, une erreur fatale : il somme le garçon de café de les faire taire. Sebastian n’attend pas les coups portés aux jeunes mendiants et s’enfuit dans les rues de la ville. Pourtant, le cortège de flûtes et de guenilles retrouve Sebastian au détour d’une ruelle et le poursuit jusqu’au sommet du Cabeza de Lobo, la tête de loup (Golgotha), la célèbre montagne de la Bible. Commence le calvaire de Sebastian qui, pour avoir joué les dieux, se voit, comme dans les poèmes d’Aristote, puni par eux. L’allégorie christique est évidente, mais limitée. Sebastian n’est nullement un saint, car au contraire de ces bienheureux, il ne souffre aucunement pour autrui, nulle foi ne l’anime, seul l'intéresse son propre sort. Un lien unit néanmoins Sebastian aux saints : la souffrance comme élément exogène. Un schéma que l’on retrouve dans Night of the Iguana. Celui que l’on ne voit que de dos décèdera en martyr, tout comme Saint-Sébastien, il sera percé de flèches, faites de divers morceaux d’instruments de musique. La meute le frappe et, pareille à un oiseau de proie, dévore des parties qui font bien évidemment référence à ses parties sexuelles. Le flash-back rétablit la mémoire et clôt le film.

Catherine convainc le Dr Cukrowicz de son innocence. La jeune femme recouvre la raison tandis que Violet sombre dans la folie. Son éternelle jeunesse, sa grâce semblent l’avoir abandonnée, comme nous le suggère Mankiewicz en nous offrant un gros plan de sa peau ridée. Violet se retire théâtralement, par l’ascenseur, porte de service de circonstance. Contrairement à la pièce, le réalisateur accentue cette idée de folie. Que ce soit au travers des aliénés que rencontre Catherine en s’aventurant à reculons dans les couloirs de l’asile ou lors de sa vision rédemptrice baignée de rayons d’un soleil aveuglant. Comme chez Platon, la lumière est porteuse de vérité. Un rayon mortel pour Sebastian et salvateur pour Catherine.

Tout comme Tennessee Williams, Sebastian est un poète, un créateur et un destructeur. Sebastian Venable et Tennessee Williams partagent également le même goût pour les garçons ; un penchant homosexuel que ne lui ont jamais pardonné les critiques, pas plus qu’ils ne lui pardonnèrent d’avoir écrit certaines pièces inférieures à d’autres. Williams est donc une victime sacrificielle. Enfin, la lobotomie n’est pas étrangère à la vie de Williams : en 1937, le poète rompt avec sa famille lorsque sa sœur Rose, atteinte de schizophrénie (4), subit une lobotomie qui la laisse handicapée. C’est d’ailleurs à partir de ce jour qu’il transforme son nom Lanier en Williams en hommage à son grand-père.


Je dédie ce texte au Professeur Gilbert Debusscher, je le remercie de m'avoir fourni un double des clefs des mystères de l'oeuvre de Williams.

(1) Le docteur Hockstadder n’apparaît pas dans la pièce originale.
(2) Une récurrence dans l’œuvre de Tennessee Williams.
(3) Le maillot est transparent dans la pièce de Williams, ce que ne s’autorise pas Mankiewicz.
(4) Catherine Holly rédige son journal intime à la troisième personne, un modus operandi courant parmi les schizophrènes.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Dave Garver - le 26 février 2005