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Critique de film
Le film
Affiche du film

Chaînes conjugales

(A Letter to Three Wives)

L'histoire

Trois amies partent en excursion, délaissant pour l'occasion leurs maris respectifs. Peu avant le départ, elles reçoivent une lettre d'une quatrième femme que toutes trois connaissent : la séductrice Addie Ross. Celle-ci déclare avoir profité du départ des trois amies pour partir avec le mari de l'une d'entre elles, sans préciser lequel. Durant l'excursion, chacune des trois femmes reverra successivement, aux cours de trois flash-back différents, les différentes étapes de sa vie de couple et tentera de comprendre ce qui aurait pu décider son mari à fuir, tout en se demandant si c'est bien de lui qu'il s'agit ou non...

Analyse et critique

D'abord scénariste, puis producteur à la MGM et ensuite à la 20th Century Fox, Joseph L. Mankiewicz figure aisément parmi les nombreux réalisateurs importants, voire essentiels, de l'âge d'or hollywoodien. Homme éduqué, cultivé, sensible et élégant, Mankiewicz a pratiqué l'ascension des sphères hollywoodiennes dans le but avoué de pouvoir contrôler ses propres projets. Écrire des scénarios ne lui suffisait pas, il lui fallait les mettre en scène et les produire. Il touchait à tous les registres créatifs et portait son dévolu sur des sujets difficiles, socialement parlant, éprouvant ainsi les mœurs et les idées bien établies d'une société américaine ambiante sclérosée dans son schéma traditionnel. Mankiewicz ne fait pas partie des réalisateurs visuels et stakhanovistes de l'usine à rêves (ceux, dictatoriaux, qui étaient capables de transformer en or quasiment n'importe quel script), ni même des metteurs en scène aventuriers (les frondeurs, romantiques et téméraires)... La liste pourrait être longue de ces castes de réalisateurs plus ou moins capables, aux champs culturels multiples et aux points de vue dissemblables. Ils faisaient la fierté des studios et en portaient l'identité, non sans jamais renier de leur propre esprit créatif, constituant ainsi une autre idée de "l'auteur", très différente de l'idée que l'on peut s'en faire en Europe, et tout particulièrement en France. Les grands réalisateurs hollywoodiens se sont tous illustrés dans cette optique de travail en groupe, afin de servir une vision d'ensemble maîtrisée par un art opérant sur plusieurs degrés participatifs. En bref, là où la vision d'un cinéaste doit harmoniser tous les talents qu'il a sous sa direction. Aussi romantique qu'un Vincente Minnelli, mais avec un point de vue beaucoup plus intellectuel et moins dynamique, Mankiewicz se rapprocherait sans doute un peu plus de la distinction que l'on peut faire dans l'Hexagone à propos de la notion d' "auteur". On voit dans sa carrière une volonté de contrôler des projets personnels, et une véritable insistance à aborder des sujets intimes grâce à une enveloppe artistique refusant presque toujours la moindre conception de "l'action", au sens hollywoodien du terme. A l'inverse, par exemple, d'un Raoul Walsh insistant sur cet état de fait, Mankiewicz préfère la prestation dominante des dialogues, posant ses personnages dans des cadres finalement restreints desquels ressortent d'audacieuses formes psychologiques.


Réalisateur relativement peu prolifique dans le Hollywood d'une époque où la moyenne d'un cinéaste était environ de deux à quatre films par an (du moins jusque dans les années 1940 et 1950), Mankiewicz a pourtant signé des films dans bien des registres, tutoyant ainsi régulièrement le cinéma de genre (film Noir, espionnage, comédie, péplum, western...) et inscrivant son nom au générique de réussites demeurées dans la mémoire collective du cinéma mondial. Il fut cependant qualitativement prolifique, avec à peine une poignée de films critiquables d'un point de vue artistique. De L'Aventure de Mme Muir à Eve, de On murmure dans la ville à Cléopâtre, de L'Affaire Cicéron au Reptile, et cela jusqu'à son dernier opus, le fascinant Limier, Mankiewicz a marqué trois décennies par sa sensibilité et sa prise en compte des problèmes de société, son intérêt pour la théâtre, la psychiatrie et les personnages en souffrance traumatique. On pourrait ajouter à tout cela la part évidente que constitue le féminisme assumé de certains de ses films. Le féminisme, ou tout au moins la question de la place de la femme, reste une question épineuse au sein du cinéma, par la subtilité ainsi que la liberté d'esprit et de ton que cela exige. Malgré les mentions souvent accolées à bien des films, peu sont en réalité féministes au sens libéral du terme. A savoir un féminisme qui ne se constitue pas uniquement en regard de la question masculine, comme cherchant sa place vis-à-vis d'un modèle phallocrate dominant existant depuis toujours, mais bien comme une entité unique et dont la personnalité profonde doit se parer de réflexions qui vont bien au-delà d'une simple question de société. Une question qui, à l'heure actuelle, prend souvent la saveur de débats médiocres qui n'embrassent évidemment pas la question féminine dans son ampleur saisissante. La question de la femme, ce n'est pas juste la remise en cause d'un modèle de féminité, mais bien un engagement pour que la femme, positionnée en société, épouse son chemin propre. Il ne s'agit pas de niveler les sexualités, mais bien d'en faire ressortir les différences et ressemblances pour mieux leur donner l'égalité qu'elles méritent. Difficile cheminement, et qui n'a pas fini de faire tomber les masques de la tendance actuelle hypocrite qui veut, sous le prétexte fallacieux d'égaliser les salaires et d'opter pour la parité au sein des mouvements politiques, nier en réalité ce qui compose fondamentalement le véritable combat féministe aujourd'hui : son équilibre, et le droit aux exactes mêmes choses pour tous, dans les lois mais aussi dans les regards. La question du respect, tout simplement.

Peu de cinéastes ont su en capter l'importance des enjeux, y compris et surtout à Hollywood. Wellman, Minnelli, Cukor ou bien Ford (il suffit de se remémorer le sublime Seven Women, mais pas seulement) ont su capter la figure féminine avec conviction et clarté, sans jamais céder au désir de masculinisation de la femme, chose qui reviendrait à nier son combat féministe. Si le point de vue est néanmoins rarement celui d'une sensibilité féminine, il convient d'observer que le statut de la femme en société est à l'époque régulièrement soulevé par des films fascinants. Chaînes conjugales (ou plutôt A Letter to Three Wives, titre original plus romantique et séduisant) fait partie de ces films concentrés sur la question de la femme en société. Mieux, en cette question réside la raison d'être majeure du film qui, sous sa nature de comédie sentimentale aux dialogues soignés, attaque le problème de front et défriche un terrain alors peu visité, et cela même encore aujourd'hui. Quand Mankiewicz réalise Chaînes conjugales, il a derrière lui une longue expérience de scénariste et de producteur, mais aussi quelques films en tant que metteur en scène. Le Château du dragon et Quelque part dans la nuit ont prouvé son savoir-faire et la qualité générale d'exécution de son travail (atmosphère, soin du cadre, narration...), en partie grâce à son approche intellectuelle et sophistiquée qui offre un conglomérat de touches délicates original et distingué dans un Hollywood duquel émerge déjà tant de sensibilités différentes. L'Aventure de Mme Muir va intensifier cette approche en représentant la quintessence du talent de son auteur, sorte de chef-d'œuvre d'émotion et de beauté plastique où paradent les effluves d'une structure unique en son genre. Mankiewicz a trouvé en la 20th Century Fox le studio qui canalise parfaitement ses idées, parachevant ainsi ses œuvres de cette douceur et de ce questionnement existentialiste qui en font l'identité aléatoire mais évidente depuis sa création en 1935, sous l'égide de Darryl F. Zanuck.

Chaînes conjugales occupe une place tout à fait particulière au sein de la carrière de Mankiewicz, et cela en dépit du fait que sa filmographie varie de fait constamment. Structurellement tout d'abord, le film embrasse une structure à la fois linéaire et faite de retours en arrière issus de points de vue à la première personne. Trois femmes, trois amies, se réunissent afin d'encadrer une sortie dominicale avec des enfants durant toute une journée. Bateau, pique-nique, jeux en plein air... Et nos trois femmes, l'esprit préoccupé, plus encore qu'elles ne semblent l'avouer. Le matin même, elles ont reçu une lettre adressée aux trois à la fois. L'auteure de la lettre est la quatrième femme du récit, à savoir la narratrice du film, et en outre celle qui avoue être partie avec le mari de l'une des trois autres. Il s'agira de savoir lequel des trois maris a succombé au charme de cette femme dont on apprendra, sans pourtant jamais la voir à l'écran, toutes les trop nombreuses qualités. Addie va donc hanter pour la journée les trois victimes potentielles que sont Deborah, Lora et Rita. Nous allons alors découvrir ce qui a constitué le sel de leur existence depuis quelques années, leurs défauts et leurs espérances, leur caractère et leur intimité. L'inquiétude d'avoir perdu leur mari les poussera à s'interroger avec honnêteté, faisant du même coup tomber le masque de leur conscience et les obligeant à une analyse précise d'évènements potentiellement déclencheurs. Jamais nous ne verrons Addie, à peine la croiserons-nous au détour d'une soirée, par défaut, toujours au loin, hors champ et sans jamais la décrire autrement que par d'intrigantes qualités humaines portées sur un art de la séduction élevé au pinacle. Addie séduit les hommes et s'illustre comme étant la femme parfaite par excellence, forcément mise à distance par les héroïnes du récit, moins à l'aise et en crise de statut. Addie est la femme au sens élégiaque du terme, pleine de grâce, de gentillesse, d'affection et d'intelligence. Du moins nous est-elle présentée de la sorte. Elle est objet d'attirance auprès de toutes les strates masculines, quelle que soit la condition sociale évoquée, ainsi qu'un véritable fantasme vivant qui n'offre a priori que rêve et glamour. Mankiewicz avouait avoir réécrit Chaînes conjugales dans l'optique de passer au vitriol la société américaine bien-pensante, sa stature sociale et de façon générale le couple et ses dérives sectaires. Il serait pourtant dommage de réduire le film à cela, car ses velléités sont moins négatives qu'elles n'y paraissent au premier abord et sa lecture bien plus encline à célébrer l'amour que le cynisme.

Trois femmes en crise de confiance, voilà ce qu'il convient déjà de retenir. On peut lire Chaînes conjugales comme un observatoire de la société américaine et de son édification sociale comme oppression à la liberté d'action de la femme. La figure féminine doit malheureusement encourir les foudres de l'implacable morale en place, quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle puisse tenter de différent. Ainsi, par l'intermédiaire de flash-back établissant des connections avec le présent et les nombreux liens qui rapprochent ces trois couples d'amis, chaque femme fera la lumière sur son incapacité à gérer son statut au sein de son existence. Plus qu'une lecture du couple, en l'occurrence intelligente et pleine de tendresse, Chaînes conjugales met chaque personnage féminin dans une position intenable et encore extrêmement réaliste aujourd'hui : la difficulté de choisir entre l'amour et l'amour propre. Son "moi" contre l'hydre à deux têtes. Ces femmes doivent choisir, échouant à trouver un équilibre. Équilibre qu'elles parviendront néanmoins à trouver, tout au moins symboliquement, dans les dernières minutes du film. Doit-on aimer l'autre et s'investir dans son couple au point de tout lui donner ? Ou bien doit-on penser à sa propre existence, affirmer sa survie dans une société qui n'épargne ni les esprits libres ni les originaux ? Une société carrée, élitiste quant à ses mœurs et principalement hypocrite.

Or Mankiewicz fait le choix de l'équilibre, il redonne à ses personnages du souffle et une indépendance psychologique, tout en témoignant d'une très belle compréhension des enjeux à la fois personnels et maritaux. Il libère les personnages de leurs chaînes conjugales pour mieux leur redonner foi en une édification par le couple. Celui-ci n'emprisonne pas, n'entrave pas et ne nie pas. Il doit être le propulseur d'une vie, l'affirmation de sa propre personnalité par le biais de l'autre, la transcendance de son statut d'indépendance par l'interdépendance, la liberté morale par la confiance l'un en l'autre. Confiance qui doit par ailleurs également nécessairement passer par la confiance en soi. Une assurance à retrouver. L'amour pour l'autre et l'amour propre ne sont pas des notions antagonistes, ce sont au contraire les complices d'un crime, celui de l'indépendance dans une société qui souhaiterait pouvoir tout contrôler, absolument tout, jusqu'à nos idées les plus établies sur ce que doit soi-disant être une vie réussie. Réussite sociale, encore et toujours, et qui oppresse les personnages féminins du récit. Le féminisme intervient en ces lieux de façon astucieuse, non pas pour atteindre un but social (une situation professionnelle, un salaire, un niveau de vie, un équilibre de façade en regard des hommes), mais de fait dans l'étreinte d'une liberté morale individuelle qui voit enfin le jour dans la dernière partie du film. Qu'importe le degré de la réussite d'un point de vue occidental traditionaliste, et mieux vaut rechercher son propre bonheur, donner une chance à ses aspirations, celles simples comme celles plus complexes. Mankiewicz exalte le soi et rejette la conformité à un modèle, tout en responsabilisant les hommes vis-à-vis de ce statut hybride et difficile qu'affrontent leurs femmes. Si le mariage est célébré, institution une effectivement traditionaliste, c'est pour mieux révéler ce qui en constitue la saveur et ses pôles de liberté. Les trois couples sont là pour en témoigner.


La première histoire présente Deborah et Brad Bishop, nouvellement mariés juste après la Deuxième Guerre mondiale. Identiques l'un et l'autre sous les drapeaux, ils font éclater leurs différences dès leur retour. Lui est un gentleman bien établi, prospère et éduqué, sorte de personnalité très populaire au sein du gotha de la ville. Elle est une fille de paysans, une jeune femme un peu fruste issue de la classe populaire. La disparité est totale et implose rapidement. Si le mari n'en n'a cure et ne se pose aucune question à propos des difficultés que cela cause, sa femme, elle, n'en démord pas. Inquiète, timide, gauche, elle croit progressivement perdre son couple. Comment cet homme, si beau et si sûr de lui, incarnant la réussite à l'américaine, peut-il accepter de faire sa vie avec elle ? Le périple de Deborah s'apparente à la négation de sa personnalité, voyant ses origines et sa nature comme autant d'obstacles lui imposant forcément la médiocrité dont elle souffre en société. Il lui faudra aller au-delà de ce raisonnement pour prendre enfin conscience de la force de son couple, fort et pérenne. C'est par le biais de l'épreuve que lui inflige Addie, la femme fatale pourtant mature et clairvoyante (il suffit d'écouter la voix-off afin de comprendre que l'on ne peut pas la ranger dans un carcan préétabli), que Deborah pourra surpasser ses craintes presque traumatiques pour enfin embrasser son bonheur, à savoir celui d'une femme mariée qui a tant besoin d'avoir confiance en elle.



Plus intéressant est le deuxième couple, formé par Rita et George Phipps. Rita est une travailleuse acharnée, dévouée à son travail et déterminée à grimper les échelons sociaux. Son mari, le très intelligent et adorable George, est un professeur de lettres. Instruit et d'attitude simple, George est heureux en couple et se bat contre la domination écrasante de traditions sociales et sociétales qui vont selon lui à l'encontre de la possibilité du bonheur. Sa femme gagne bien mieux sa vie que lui, ce qui ne le dérange en aucune façon mais ce qui, à l'époque, constitue un sacré pari de la part du film. Rappelons que l'idée selon laquelle la femme peut gagner davantage d'argent que son mari demeure en définitive récente, et pose encore aujourd'hui bien des problèmes à nos sociétés modernes encore excessivement phallocrates. Si cela reste aujourd'hui régulièrement discuté, pour ne pas dire mal vu, imaginons un instant ce que cela pouvait donner dans un pays célébrant dans les années 1950 le triomphe du self made man. Les USA apparaissaient plus conformistes que jamais, faisant du personnage de George une sorte de paria. Un homme "entretenu" selon les mauvaises langues, doublé d'un intellectuel refusant l'abrutissement des masses. Un être humain qui ne pense pas comme les autres, apprécié de ses amis qui n'en comprennent pas nécessairement l'attitude, et dédaigné par une haute société qui voit en lui un homme de peu de valeur. Il faut entendre son discours sur la publicité pour convenir du fait que rien n'a changé depuis. C'est même devenu bien pire. Perspicace, il cible bien ses répliques et traduit l'idée d'un monde qui va vers l'uniformisation de la pensée. A ses côtés, Rita ne voit que sa carrière. Elle aime infiniment son mari, mais ne comprend pas son attitude. Elle donne tout à son statut social, poursuivant les hauteurs de ses espérances en piétinant sa propre personnalité. Car ce faisant, Rita nie la possibilité du bonheur. Elle croit penser à elle et à sa famille, mais ne fait en réalité que conclure un pacte de solidarité avec ce que lui impose la société américaine. Travailler ou élever ses enfants, voilà tout. L'un mène à l'aliénation, l'autre à la solitude du fantasme. La femme n'a guère le choix, elle doit endurer la perte de ses convictions ou bien gravir seule les échelons d'un monde qui ne lui passera aucune des erreurs pourtant tolérées chez un homme. A noter que jamais le film ne lui demandera de choisir entre son couple et sa vie professionnelle, mais simplement de procéder au choix d'un équilibre, démontrant par là toute la difficulté à se parer d'une liberté mentale arrachée au prix de douloureux combats psychologiques. Rita incarne la femme au travail, aux prises avec un pays qui ne goûte que peu à son schéma familial. Une femme qui a tout mais qui, là encore, échoue à prendre confiance en elle, tiraillée entre plusieurs tendances qu'elle ne devrait pourtant pas avoir à affronter si les institutions étaient plus libérales qu'elles ne le sont en réalités.



Enfin, Lora Mae et Porter Hollingsway forment peut-être le couple le plus intéressant et, dans les dernières secondes, le plus touchant. Lui est un homme d'affaires coriace et divorcé, un gros ours sans manières considérant la gente féminine comme une série de conquêtes sans lendemain. Lora Mae veut quitter son « trou à rats » et mordre la vie bourgeoise à pleines dents. Elle donne tour à tour à Porter juste ce qu'il faut pour le piéger, l'amener à un mariage qu'il ne désire pas. Elle non plus dans le fond, partant du principe qu'elle extorque une situation avantageuse par l'entremise de ses charmes. Mauvais départ, puisque le couple n'aura de cesse de se détester et de détruire son union par une relation souvent orageuse. Lora Mae pense qu'elle a épousé un homme qui ne la désirait pas vraiment. Porter est persuadé d'avoir épousé une femme qui n'en voulait qu'à son argent. En cela réside l'erreur qui eut pu être fatale au couple. Nous apprendrons dans les dernières minutes du film que Porter était bien celui des trois maris qui avait décidé de fuir en compagnie de la fameuse Addie. Poussé par le remord et surtout l'amour qu'il ressent en réalité pour Lora Mae, il restera, obligé d'avouer sa furtive évasion d'un instant afin d'empêcher Deborah de sombrer dans la douleur, cette dernière étant persuadée qu'elle était la femme abandonnée. Par ce geste maladroit, Porter relance véritablement le sens de l'existence des trois couples. Il permet à Deborah de se débarrasser enfin totalement de ses démons qui entravent sa confiance en elle-même et en son mari, consolide le couple Rita / George par leur admiration à son égard (il ne s'est pas résolu à quitter sa femme), et démontre à Lora Mae qu'il l'aime plus que tout au monde. La situation, décisive, permet au couple de commencer une nouvelle aventure, dans la confiance, le respect mutuel et l'affection qu'ils ne sont jamais donnés jusque-là. Addie, à la fois destructrice potentielle et prise à son propre piège, n'aura pas réussi à nuire à ces trois couples. Mieux, elle n'aura rien détruit et aura consolidé leur existence commune. Mais la voix-off de Addie, dans une dernière douce réplique confinant au conte de fées, n'est-elle pas finalement la mauvaise conscience de ces quelques femmes qui avaient peur de prendre leur destin en main ? Par son intelligence, et son audace dont on ne saura jamais si elle était cruelle ou bienveillante, Addie est la femme parfaite, trop parfaite pour ne pas perdre face à ces battantes qui doivent composer avec le monde dans lequel elles évoluent. Addie n'avait aucun combat à mener, à l'inverse de Deborah, Rita et Lora Mae. Et c'est bien cela qui leur permet de s'élever au-dessus de leur condition, toujours plus fortes, pour le meilleur et pour le pire.


Reste que le film de Mankiewicz est un délice de tous les instants. Sa réalisation frôle la perfection par son choix de cadre souvent simple mais élégant, et sa fluidité absolument remarquable. Il maîtrise son script avec brio et donne toute leur mesure aux thèmes déployés. Si le film est moins flamboyant que L'Aventure de Mme Muir et moins virtuose que Eve, il n'en reste pas moins aussi élégant et sincère, inattendu et captivant. Le cinéaste mêle de surcroît les tons et transforme l'ensemble en une comédie dramatique à tendance romantique, offrant quantité de dialogues admirables et de situations tragi-comiques. La vie, d'un certain point de vue, rehaussé d'un ton caustique qui n'épargne pas grand-chose des institutions. Il s'agit enfin malgré tout de l'un des films les plus légers de Mankiewicz, lumineux en dépit de la gravité de son sujet, et même finalement assez proche d'une coquette comédie de mœurs. Parfois, l’œuvre cède même au burlesque le plus drôle, comme en témoigne cette scène répétée du tremblement de terre provoqué par un train passant tout près d’une maison modeste. Puis, essentielle à la réussite du film, la distribution s'avère resplendissante, notamment fort bien dirigée. Il ne faut pas oublier que, plus qu'un technicien, Mankiewicz était un prodigieux directeur d'acteurs et d'actrices. Jeanne Crain apporte sa fraicheur et sa beauté à sa juvénile incarnation de la candide Deborah. L'actrice continuera une carrière superbe, et rencontrera à nouveau Mankiewicz à l'avenir avec On murmure dans la ville, peut-être son plus beau film (en quelque sorte sa propre version de La Vie est belle de Capra). Le mari de Deborah est en revanche interprété sans grande présence par Jeffrey Lynn, peu aidé par un personnage sans doute plus faible que les autres.

Ann Sothern est une éclatante et très convaincante Rita, femme méritante et forte, face à son mari, un George frais et nature sous les traits de l'étonnant Kirk Douglas. On a certes vu l'acteur plus habité et bien plus intense dans beaucoup d'autres films, mais sa figure sympathique forçant le questionnement et la retenue fait merveille. Alors qu'il n'est pas encore une star (il a pour l'heure moins de dix films à son actif, et aucun rôle de premier plan sincèrement marquant), mais qu'il vient de confirmer une carrière montante, Douglas ne va plus tarder à exploser. Le Champion de Mark Robson et le début des années 1950 viendront durablement impacter le phénomène. Un mythe s'apprête à naître. Star féminine de la 20th Century Fox, la très charismatique et incendiaire Linda Darnell démontre ici ses talents d'actrice solide et ambiguë dans le rôle de la passionnante Lora Mae, côtoyée par la si juste Thelma Ritter. Cette dernière, de Eve aux Désaxés de John Huston en passant par Le Port de la drogue de Samuel Fuller, fait assurément partie des meilleurs seconds rôles féminins de l'âge d'or hollywoodien. Pour finir, Paul Douglas, le type même du character actor hollywoodien, vient balader son jeu naturel et sa hargne d'ours mal léché avec un bonheur évident. On s'en voudrait de ne pas aimer le détester, et de ne pas détester l'aimer. Les dernières secondes du film lui appartiennent à tout jamais. L'équipe d'acteurs réunie fera sans aucun problème oublier celle prévue à la base. (1)



Chaînes conjugales constitue l'un des chefs-d'œuvre de Joseph L. Mankiewicz, aussi fin et nuancé que La Maison des étrangers, aussi romantique que L'Aventure de Mme Muir, et aussi élégant que Eve, pour ne prendre en considération que ces exemples-là. Si le film paraît un peu plus simple en comparaison de ces quelques titres, il nourrit en réalité maintes subtilités et qualités dans le regard qu'il tourne vers une Amérique sclérosée dans son schéma social. Dressant le portrait de trois femmes puissantes mais en proie au doute, il renvoie dos à dos le progressisme de façade émergeant et la systémique d'une société qui n'offre que peu d'alternatives, dans le fond toujours occupée à peser sur le modèle commun hérité du phallocentrisme établi depuis des siècles. En d'autres termes, plus les choses semblent changer et plus elles restent les mêmes. Ce qui n'empêche pas son auteur d'offrir au bout du compte un délicat compromis entre critique et optimisme, ne serait-ce que par amour pour ses personnages, féminins et masculins, qui le méritent tant.


(1) Il était au départ prévu d’engager le casting suivant : Maureen O’Hara, Alice Faye, Dorothy McGuire, Anne Baxter et Tyrone Power. Ida Lupino et Joan Crawford furent envisagées pour être la voix d’Addie Ross.

dans les salles

chaînes conjugales

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS
DATE DE SORTIE : 4 MAI 2016

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Par Julien Léonard - le 10 juillet 2014