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Critique de film
Le film
Affiche du film

Tendre bonheur

(Tender Mercies)

L'histoire

États-Unis, Texas, début des années 1980 : un matin, ou plutôt un après-midi, Mac Sledge (Robert Duvall) émerge avec difficulté d’un sommeil lourdement éthylique. Sous son regard encore embrumé par l’alcool se dessine le paysage chaotique d’une modeste chambre de motel. Celle-ci porte les traces crasseuses de son altercation nocturne avec son compagnon de beuverie qui l’a abandonné quelques heures auparavant. Recouvrant peu à peu de sa lucidité, celui qui fut autrefois une star adulée de la country music texane va frapper à la porte de Rosa Lee (Tess Harper), la propriétaire de ce motel solitaire, comme abandonné au bord d’une route secondaire du Texas rural. Déchu au point de ne même plus avoir de quoi s’acquitter du prix d’une chambre qu’on imagine pourtant modeste, Mac propose à Rosa de la payer en faisant le factotum. Veuve depuis une décennie (le mari de Rosa a été tué pendant la guerre du Vietnam), la jeune femme accepte, avec l’approbation tacite de Sonny (Allan Hubbard), son fils d’une dizaine d’années. D’abord professionnelle, la relation entre Rosa et Mac devient bientôt amoureuse, tandis que Sonny se prend d’une affection filiale pour l’ex-chanteur. Parvenu à rompre avec son alcoolisme, Mac épouse Rosa. Mais Dixie (Betty Buckley), l’épouse précédente, réapparaît un jour dans l’existence de Mac. Demeurée quant à elle une chanteuse de country à succès, elle a élevé seule leur fille Sue Anne (Ellen Barkin). L’une et l’autre vont mettre à l’épreuve le Tendre bonheur que Mac s’efforce de bâtir avec Rosa et Sonny...

Analyse et critique


À l’instar de Flics-Frac ! (1980) et de Frances (1982), édités eux aussi dans la collection Make My Day !Tendre bonheur s’inscrit dans la liste des films n’ayant a priori guère marqué l’histoire d’Hollywood. Du moins telle qu’elle s’écrit du côté hexagonal de l’Atlantique. Sans doute le titre même de ce film ne suscitera guère de souvenir (1) chez nombre des lecteurs et lectrices de cet article. Et les unes comme les autres ne se rappelleront donc pas que Tendre bonheur fut non seulement adoubé par une sélection officielle au Festival de Cannes 83, mais encore nominé à cinq reprises lors des Oscars 1984, deux de ceux-ci étant finalement attribués à son interprète principal et à son scénariste. Le succès de Tendre bonheur dans les salles françaises qu’on suppose très relatif (le film ne figure pas dans le peloton de tête du box-office de 1983) de même que l’absence de postérité critique de son réalisateur Bruce Beresford (2) ont certainement quelque peu à voir avec l’oubli dans lequel il a sombré... et dont le tire fort heureusement Jean-Baptiste Thoret en l’incluant dans sa collection numérique. Car c’est un portrait à la fois touchant et passionnant que compose Tendre bonheur, dressant au travers des individuelles figures de ses protagonistes un véritable tableau de l’Amérique à l’aube des années 80. Soit un temps en lequel les États-Unis tentent de conjurer l’accumulation de crises ayant marqué la décennie précédente, semblables en cela au héros de Tendre bonheur s’employant à remettre en ordre le chaos existentiel dans lequel il a sombré...


L’on peut en effet voir dans le personnage de Mac, tel que mis en scène à l’ouverture du film, l’incarnation d’une Amérique devenue l’ombre d’elle-même. Et ce littéralement, puisque c’est sous la forme d’une obscure silhouette que Mac fait sa toute première apparition. Celle-là se détache sur le rideau tiré devant la fenêtre de sa chambre de motel, quant à elle vivement éclairée en cette heure avancée de la nuit. Sur ce semblant d’écran de théâtre d’ombres chinoises, les contours de Mac font face à ceux d’un autre homme. Leurs silhouettes s’agitent au gré d’une querelle pour une bouteille de bourbon, ce que révèlent leurs éructations pâteuses d’alcooliques troublant la quiétude nocturne. Sur l’un et l’autre se lisent quelques-uns des signes d’appartenance à l’Amérique la plus archétypale, celle du western. L’anonyme acolyte de Mac arbore un Stetson, tandis que Mac porte une chemise et un blue-jean façon cow-boy, comme le montre la caméra une fois entrée dans la chambre. Dès lors, et bien au-delà de ses allures d’une minable banalité, l’altercation éthylique entre ces deux parangons d’américanité fait comme écho aux luttes intestines ayant fracturé les États-Unis pendant les années 70.


En guise de spectateurs de ce rejeu ivrogne et microscopique de la guerre civile latente des seventies, l’on retrouve les figures de Rosa et de Sonny. Installé.e.s sur le seuil de leur demeure, à quelques mètres de la chambre de Mac, la mère et son fils assistent de loin à la dispute se muant bientôt en une rixe aussi molle que brève. Et la paire de soûlographes vient alors incarner non plus l’entredéchirement mais plutôt l’épuisement d’une Amérique à bout de souffle. Rose et Sonny sont eux-mêmes porteurs d’une des blessures taraudant toujours le pays, celle de la guerre du Vietnam alors achevée depuis moins de dix ans. Le conflit a fait de la femme une très jeune veuve et du garçon un orphelin n’ayant jamais connu un père tué au Vietnam en 1973. Soit un sort que l’on supposera volontiers dramatique, ou bien encore traumatique pour reprendre le terme communément associé par la société américaine à la guerre du Vietnam....


Or, traumatisé.e.s, Rose et Sonny ne semblent aucunement l’être. À plus d’un titre distant, c’est un regard exempt de malaise que portent l’une et l’autre sur le bref pugilat des soûlards. L’incident n’avive manifestement aucune meurtrissure chez la veuve et l’orphelin, aux yeux azuréens empreints d’une sorte de sérénité. L’expression de cette dernière témoigne de ce que l’une et l’autre sont parvenu.e.s à se libérer du trauma vietnamien et, plus largement, du marasme civilisationnel ayant accablé les États-Unis. Ainsi que Tendre bonheur le montrera par la suite lors de séquences à l’empathique tonalité paradocumentaire, évoquant notamment la vision cinématographique d’un Frederick Wiseman, Rose et Sonny sont parvenu.e.s à (re)faire pleinement communauté avec leurs concitoyen.ne.s. Ce que manifestent plus particulièrement les instants du film évoquant la pratique toute en chaleureuse simplicité d’un christianisme d’essence populaire. Durant ceux-ci, l’on voit Rose et Sonny s’inscrire avec une heureuse évidence parmi celles et ceux fréquentant l’église baptiste locale. Rose fait notamment partie du chœur accompagnant les prêches humanistes d’un pasteur départi de toute rigueur cléricale. La capacité retrouvée de la mère et du fils à faire lien avec les autres s’exprime encore lors d’une belle séquence de concert de country music, située à la fin du film. Embrassant en un plan large (3) une salle emplie d’un public fourni, la caméra présente Rose et Sonny participant d’une communion jouissivement profane. Celle que leur procure ainsi qu’à tous ceux et toutes celles présent.e.s la prestation vivement applaudie de Mac, ayant enfin renoué avec une scène fuie depuis des années.


Car celui que Tendre bonheur avait initialement campé en artiste déchu et désespéré, ayant perdu toute confiance dans son art comme dans les autres, aura connu entretemps une véritable renaissance. Symboliquement marqué par une scène là encore d’inspiration religieuse consacrée au baptême évangélique de Mac, ce retour à la vie de l’ex-désespéré tient en réalité à sa rencontre avec Rose et Sonny. Si miracle il y a dans le film, il s’agit de celui tout à fait laïque et fondamentalement humain de l’amour que lui inspirent Rose et Sonny et que ceux-ci lui prodiguent en retour. Ce que Tendre bonheur dépeint avec une remarquable sobriété, épargnant tout pathos à ses histoires d’amour conjugal et filial, les rendant d’autant plus touchantes. Régénéré par leur affection, Mac s’arrache à sa solitude dépressive, faisant non seulement famille avec l’une et l’autre mais retrouvant encore sa place dans la communauté, en acceptant notamment de se faire l’interprète d’un groupe de jeunes adeptes de la country.


Faisant in fine de Mac le symbole d’une possible résolution du trouble étasunien hérité des années 70, Tendre bonheur n’en est pas pour autant une œuvre béatement optimiste. À cent lieues de l’idéologie reaganienne proclamant alors avec un volontarisme triomphaliste « America is back », le film rappelle aussi que la recherche du bonheur - l’un des principes fondateurs de la civilisation étasunienne - est un projet rien moins qu’aisé. En témoignent plus particulièrement les sorts amer de Dixie, l’ex-épouse de Mac, et même funeste de sa fille Sue Anne, formant autant de sombres contrepoints à la chaleureuse lumière irradiée par le film. Sans doute parce que l’amour n’a cessé d’échapper à celles-ci, les privant du viatique au cœur de la refondation intime et collective dessinée par ce très beau Tendre bonheur.

(1) L’auteur de la présente critique avoue bien volontiers avoir découvert l’existence de Tendre bonheur à l’occasion de la rédaction de cette critique...
(2) ... sauf (bien évidemment !) dans DVDCLASSIK qui a consacré un récent et laudateur article à Héros ou salopards (1980), œuvre phare de la période australienne de Bruce Beresford, un cinéaste natif de Sydney et contemporain de George Miller et de Peter Weir, autres "ozzies" passés à Hollywood.
(3) C’est-à-dire un choix photographique fréquemment assumée par la réalisation de Bruce Beresford, participant ainsi visuellement de cette entreprise de refondation du collectif étasunien qu’est Tendre bonheur.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 23 février 2023