Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Flics-Frac !

(The Black Marble)

L'histoire

The Black Marble se déroule au début des années 1980 à Los-Angeles, plus précisément dans le quartier d’Hollywood. Parmi les officiers relevant du commissariat local, l’on compte le sergent Valnikov (Robert Foxworth). Alcoolique à un degré aussi élevé que la vodka dans laquelle il se noie, le policier d’origine russe a été écarté du prestigieux Los Angeles Police Department après s’être battu avec un médecin-légiste. On ne se bouscule guère pour travailler avec lui, et le sergent Natalie Zimmerman (Paula Prentiss) est contrainte par leur supérieur à devenir sa partenaire. Le duo ainsi formé va bientôt enquêter sur un cas de kidnapping canin. L’auteur en est Philo Skinner (Harry Dean Stanton), un toiletteur pour chiens croulant sous les dettes de jeu, qui espère solder celles-ci en soutirant une rançon à Madeline Whitfield (Barbara Babcock) en échange de Vicky, sa chienne. Mais celle qu’il croyait riche ne l’est en réalité plus guère, rendant encore un peu plus complexe la situation déjà difficile de Skinner, tandis que Valnikov et Zimmerman apprennent peu à peu à mieux se connaître...

Analyse et critique

The Black Marble s’inscrit dans la veine fructueuse des (re)découvertes offertes par Jean-Baptiste Thoret grâce à sa collection numérique. Si à l’inverse d’autres titres de celle-ci tels Honky Tonk Freeway et And Soon the Darkness, The Black Marble connut une sortie hexagonale (lui valant un titre français rien moins qu’heureux), force est de constater que ce film n’a guère laissé de trace dans la mémoire cinéphile. Son auteur, Harold Becker, est lui aussi sans doute un peu oublié. Amateurs et amatrices du Hollywood des années 1990 se rappelleront peut-être que ce cinéaste connut alors quelques succès avec ses polars mettant en vedette Al Pacino (Mélodie pour un meurtre, City Hall). Redevenu en quelque sorte inédit, en outre signé par un réalisateur n’ayant pas encore été adoubé par la politique des auteurs, The Black Marble vaut pourtant bien plus qu’un coup d’œil curieux. Puisque le film séduit autant par sa forme étonnamment hybride que par le regard à la fois attachant et critique qu’il porte sur les USA d’alors.


Les premières séquences du film semblent pourtant le placer sous le signe univoque d’une comédie s’employant à parodier les codes du récit policier le plus noir, n’hésitant pas pour ce faire à user de cordes comiques d’un diamètre parfois conséquent, allant même tutoyer le trash. La vision de Valnikov gisant en slip sur les marches d’une église orthodoxe (après que sous l’emprise de la vodka il s'est menotté les parties génitales !) ôte a priori tout tragique à cette figure traditionnellement pathétique du flic alcoolique. Et ce d’autant plus que son interprète Robert Foxworth, jouant de son corps massif et de ses traits renfrognés, confère une lourdeur ursine à son hébétude éthylique. La bouffonnerie ainsi attachée au personnage semble par la suite s’accuser encore un peu plus lorsqu’il se retrouve flanqué de la sergente Zimmerman. Incarnée par Paula Prentiss déployant ici la même et verticale énergie comique que dans Le Sport favori de l’homme (1964) de Howard Hawks, la policière apparaît aussi décidée et capable que son ivrogne de collègue est velléitaire et inefficace. La mise en contraste de ces deux tempéraments rebat notamment les cartes d’une virilité dont Valnikov semble autrement moins pourvu que sa partenaire dure-à-cuire. Semant le trouble dans le genre et dans ce duo de flics de choc à seulement 50 %, le film continue ainsi à passer à sa moulinette comique le polar hard-boiled.


Un burlesque à la tonalité tout aussi accusée colore aussi les menées de Philo Skinner, celui qui tient lieu de "bad guy" à The Black Marble. La malignité criminelle dont fait montre le toiletteur parieur apparaît en effet aussi maigre que l’efflanqué Harry Dean Stanton en charge de l’interpréter. Son projet de rapt d’une Fox-Terrier (certes de concours) a des allures de relecture de très, très basse intensité du kidnapping du bébé Lindbergh. D’une capacité de nuisance apparemment bien limitée, Skinner ne semble même pas capable d’en remontrer à son autoritaire épouse (Marylin Cris), figure de virago qui inscrit un peu plus le film dans la caricature...


Mais une fois passées ces prémices rigolardes, The Black Marble bifurque bientôt vers d’autres registres, aux nuances à la fois plus fines et plus graves. De cocasse, la comédie se fait ainsi romantique après qu’une relation amoureuse s'est nouée entre Valnikov et Zimmerman. Cette dernière ne semblait pourtant éprouver que mépris et irritation à l’encontre de celui qui lui avait été imposé. Mais au terme de scènes d’inspiration documentaire et campant le Russo-Américain qu’est Valnikov dans son milieu d’origine, Zimmerman en découvre peu à peu l’attirante complexité, jusqu’à succomber à son charme slave. Semblant alors pour un temps oublier son récit criminel, The Black Marble se donne le temps de dépeindre la soirée au terme de laquelle le duo de policiers se transforme en couple d’amants. Du dîner au dernier verre (de vodka, bien évidemment) chez Valnikov, s’enchaînent ainsi des scènes durant lesquelles le rire se mêle de plus en plus de tendresse, montrant les flics autrefois ennemis s’éprendre l’un de l’autre.


Puis après avoir un temps marché sur les traces d’un certain classicisme hollywoodien, celui de la comédie romantique des années 1940, The Black Marble emprunte une nouvelle voie narrative évoquant, elle, le Nouvel Hollywood. La première nuit d’amour de Valnikov et Zimmerman est en effet marquée par un soudain éclat de gravité. Valnikov fend alors l’armure éthylique et dévoile à Zimmerman les raisons de sa destructrice addiction. Celle-ci tient au cortège d’horreurs dont le flic a été le témoin impuissant lorsqu’il appartenait au L.A.P.D., parmi lesquelles culmine le martyre enduré par un enfant torturé et assassiné par ses propres parents.

Dès lors placé sous le signe d’un des motifs récurrents du Nouvel Hollywood, celui du désespoir traumatique, Flics-Frac ! s’affirme comme la peinture d’une Amérique en proie au malaise. Les racines de ce dernier, telles que le film les expose, sont diverses. Dans le cas de Valnikov, son mal-être tient bien évidemment à sa rencontre avec la violence la plus extrême, un peu à la manière des vétérans du Vietnam de Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino. Un film que The Black Marble semble par ailleurs citer en s’ouvrant comme l’opus major ciminien par une séquence para-documentaire de culte orthodoxe.



Et Valnikov n’est pas le seul dans The Black Marble à ne plus croire dans la promesse de bonheur porté par l’american dream. On devine que l’absurde spirale criminelle dans laquelle s’enferre le toiletteur-ravisseur a quelque peu à voir avec son incapacité à se ménager une place au soleil. Malheureux en affaires comme en amour, ce joueur invétéré ne semble avoir trouvé que le "dognapping" comme viatique vers un avenir meilleur. Quant aux figures féminines de The Black Marble, elles bataillent contre une société peu encline à permettre aux femmes de s’épanouir. Les unes, telle Madeline la malheureuse maîtresse de Vicky, se battent contre une solitude délétère. Les autres, à l’instar de Zimmerman, doivent se résoudre à se mettre à la remorque des hommes pour grappiller quelques miettes d’un pouvoir qui leur est généralement refusé.


Mais là où nombre de films du Nouvel Hollywood laissaient in fine leurs anti-héros et anti-héroïnes seul.e.s face à un insurmontable échec civilisationnel des États-Unis, The Black Marble se clôt par un rassérénant happy-end. Sans doute parce que le film, après avoir diagnostiqué le blocage frappant l’Amérique post-Watergate et post-Vietnam (notamment illustré par une extraordinaire séquence de poursuite au ralenti dans l’environnement claustrophobe d’un chenil), dessine des solutions pour conjurer le désenchantement général. The Black Marble propose ainsi de questionner l’impératif étasunien de la réussite personnelle et matérielle, lui opposant un autre système de valeurs incarné par le Russe d’origine qu’est Valnikov, fondé sur l’empathie et l’amour. De même, le film invite à remettre en cause le patriarcat de la manière la plus brutalement claire, lors d’une scène de castration canine faisant irrésistiblement écho à celle des Chiens, autre titre de la collection Make My Day !

Libéré.e.s de ces cadres mortifères, Valnikov et Zimmerman peuvent dès lors croire en un avenir meilleur que suggère l’ultime et majestueux traveling arrière de The Black MarbleLa caméra inscrit alors le couple dans la splendide perspective d’une skyline brillant de tous ses feux, tandis que résonnent les mesures à la Docteur Jivago de la b.o. de Maurice Jarre, interprétées par un violoniste des rues (joué par un James Woods alors à ses débuts) faisant office de Cupidon post-moderne. Une autre Amérique demeure possible (1), à condition que celle-ci rompe avec ses démons...


(1)... ainsi qu’un autre Monde, serait-on tenté d’ajouter. En un temps, celui du début des années 1980, où la Guerre froide fait à nouveau rage, le couple américano-russe et amoureux formé par Zimmerman et Valnikov semble comme symboliser la possibilité d’une géopolitique aussi pacifique qu’harmonieuse.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 25 octobre 2021