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Critique de film
Le film
Affiche du film

Temps sans pitié

(Time Without Pity)

L'histoire

Alec Graham est injustement condamné pour le meurtre de sa petite amie alors que tous les témoignages l’accablent. Durant l’affaire, son père David était en cure de désintoxication. Il apprend le drame à sa sortie, alors qu’Alec va être exécuté dans vingt-quatre heures. Luttant contre ses démons, David va tenter de faire innocenter son fils dans une journée cauchemardesque.

Analyse et critique

Après un début de carrière réussi aux Etats-Unis, Joseph Losey doit fuir les USA en 1952 pour ne pas comparaitre devant la Commission des affaires anti-américaines. Son avenir qui semblait alors prometteur s’obscurcit brutalement, à son exil s’ajoutant le départ de sa femme et la séparation d’avec son fils, qui poursuit ses études aux Etats-Unis. Le cinéaste entame alors une traversée du désert durant laquelle il tourne plusieurs films en Angleterre sans pouvoir les signer de son nom, et sans obtenir aucune reconnaissance de la critique locale. Cinq ans plus tard, Temps sans pitié est l’opportunité pour lui de renouer avec son destin interrompu après le tournage de La Grande nuit. Il peut, pour la première fois depuis son départ, signer un film de son nom et il trouve surtout un sujet parfait, qui va lui permettre de mettre sur pellicule beaucoup de problématiques personnelles. Pour adapter ce qui est originellement une pièce de théâtre, il fait appel à un autre blacklisté, le scénariste Ben Barzman avec qui il avait collaboré pour Le Garçon aux cheveux verts, son premier film, permettant à ce dernier de relancer lui aussi sa carrière en ouvrant une impressionnante période de collaborations avec Losey, Anthony Mann (Le Cid, La Chute de l’Empire romain) ou Yves Boisset (L’Attentat) entre autres.


L’un des changements majeurs qu’apporte Barzman au récit déjà existant, c’est de révéler dès la première scène l’identité du véritable auteur du meurtre. Le procédé a pour effet de désamorcer le suspense qui serait le plus conventionnel du récit : nous ne savons pas si le père va parvenir à son but, ni comment, mais nous savons qui il doit viser. Une manière pour Losey de sortir de la mécanique policière classique et de se concentrer sur le destin de son personnage, tel un miroir de sa propre vie. Le cœur du récit devient ainsi David Graham. Un personnage qui s’est retrouvé hors de la société, presque hors de sa propre vie pendant une longue durée, en cure de désintoxication, loin de chez lui et des siens. Une description que l’on pourrait appliquer à Losey lui-même, exclu depuis cinq ans d’Hollywood, et même exclu du cinéma qu’il retrouve enfin symboliquement avec le droit de signer son film. Temps sans pitié est un film fiévreux, empli d’un sentiment d’urgence saisissant. C’est un impératif narratif bien sûr, qui illustre l’urgence absolue dans laquelle se trouve David, mais c’est aussi l’évidente traduction de la situation de Losey, qui met autant d’énergie à tourner son film que son personnage à sauver son fils. Le parcours même du personnage est une image de la vie de Losey. Comme le cinéaste, David est alcoolique. Comme le cinéaste, il a des difficultés relationnelles avec son fils. Temps sans pitié est tel un miroir que le réalisateur se tend à lui-même, ce qui explique certainement l’apparition marquée de la figure de style du reflet dans le film, qui deviendra de plus en plus présente dans sa filmographie.


Temps sans pitié est aussi, bien sûr, une image métaphorique du monde vu par Losey. Dès le début, l’échange entre David et son avocat, lors duquel le premier souligne que les accusations sont bien plus dures à supporter lorsque l’on est innocent, fait évidemment du film une métaphore du maccarthysme. Avant toute chose, David court après sa propre dignité, tout comme les victimes de la chasse aux sorcières. Et la vision de Losey est, c’est compréhensible, particulièrement sombre. Dans sa quête, David est entouré par le mensonge et par la dissimulation. Mais des personnages a priori honnêtes lui cachent la vérité et l’abandonnent à son sort. Le temps sans pitié mentionné par le titre, ce n’est pas seulement l’horloge contre laquelle court David, mais c’est surtout l’époque dans laquelle vit Losey. Elle s’incarne notamment pour le cinéaste dans le personnage de Stanford, père du meilleur ami d’Alec et réel meurtrier. Il est l’incarnation du capitalisme que déteste Losey, un parvenu qui écrase tous ses interlocuteurs. David semble naviguer d’oppressions en oppressions, entre le ton méprisant de Stanford et la justice qui le prive de son fils. Son itinéraire est un chemin de croix, celui d’un homme qui va faire le sacrifice de sa vie pour expier l’abandon de son fils et corriger une injustice, comme celui de Losey, d’abord fervent catholique avant de devenir marxiste qui doit lutter contre l’injustice du maccarthysme.


Si le poids de la signification symbolique et politique de Temps sans pitié est fort, l’équilibre avec le pur suspense est maintenu. La performance remarquable de Michael Redgrave dans le rôle de David, mis en valeur par le fascinant Leo McKern dans celui de son antagoniste Stanford, est fascinante tout au long du film, créant une profonde empathie pour le personnage sans que Losey ne soit jamais obligé de se tourner vers un ton larmoyant. A la fois réaliste et stylisé, Temps sans pitié marque le coup d’envoi de la seconde partie de la carrière de Joseph Losey, jalonnée de nombreux films majeurs reconnus par la critique. Il est en premier lieu un solide thriller et un témoignage puissant des séquelles profondes laissées par la chasse aux sorcières chez le cinéaste.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 8 mars 2022