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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Cid

(El Cid)

L'histoire

Fin du XIe siècle, dans une Espagne partagée entre catholiques et musulmans ; la légende du chevalier Rodrigue Diaz de Vivar (Charlton Heston) dit « le Cid » (« seigneur » en arabe), célèbre pour son conflit avec son épouse Chimène (Sophia Loren), pour son opposition farouche à la corruption royale et pour sa lutte héroïque contre les invasions maures.

Analyse et critique

Dans l’un des suppléments du disque Rimini testé en ces pages, l’excellent critique Samuel Blumenfeld déclare que c’est une erreur de voir Le Cid comme un film d'auteur signé Anthony Mann et que, malgré son indéniable qualité, il faut le considérer avant tout... comme un film de propagande du général Franco ! En effet, en 1960, le dictateur espagnol accueille à bras ouverts le producteur mégalomane Samuel Bronston pour qu'il puisse réaliser en très grand, et pour moins cher qu'à Hollywood, cet hommage au héros national, el Cid, lui offrant les soldats de son armée pour la figuration et toutes les facilités possibles pour la reconstitution des châteaux, des armes et des costumes. Voulant faire d'une pierre deux coups, Franco souhaite voir à la fois une hagiographie du guerrier (en qui, en toute modestie, il se reconnaît) et un dépliant touristique avantageux pour l’Espagne, pays qui a besoin à cette époque de se rouvrir au monde. Alors, certes, tout cela est vrai, mais il faut avouer que lorsqu'on regarde le film, même avec toutes ces données en tête, on oublie au bout de dix secondes le « film de propagande de Franco » pour ne voir que le plus grand film de chevalerie jamais fait ! Et, sans vouloir contrarier Blumenfeld, la beauté évidente du film vient de sa mélancolie, mélancolie qui ne doit rien à Franco mais tout à l'artiste Anthony Mann. C’est bien ce qui a inspiré le compositeur Miklos Rozsa, qui livre une nouvelle fois un chef-d’œuvre, certes épique comme il se doit (et il avait de quoi faire avec ces batailles gigantesques !), mais surtout élégiaque.


Ainsi, lorsqu'on regarde Le Cid, en tant que cinéphile du moins, il est évident que nous avons devant les yeux un travail extrêmement ressenti, passionné, de la part de Mann (qui avait une revanche à prendre après son renvoi de Spartacus), un film d'auteur en ce sens qu'il s'agit d'une réflexion personnelle, comme L'Homme de la plaine, comme L'Homme de l'Ouest, comme tous ses films au fond, sur la solitude et l'obstination d'un homme tourmenté. Tourmenté par la contradiction entre son intérêt personnel et son devoir, de la même façon que James Stewart était déchiré entre égoïsme et altruisme. Bien sûr, au bout du compte, l'honneur l'emporte toujours. « Un homme peut-il vivre sans honneur ? » demande Rodrigue au père de Chimène, Don Gomes (Andrew Cruickshank), qui vient d'humilier en public Don Diègue (Michael Horden) ; et Don Gomes répond : « Non » sans hésiter.

Pour insister sur la dimension humaine de ce « film de propagande », Mann a demandé au scénariste progressiste Ben Barzman (non crédité et anti-franquiste notoire !) de renforcer le propre dilemme de Chimène, qui est sans doute encore pire que celui de Rodrigue, en ce qu'il est purement freudien : peut-elle décemment coucher avec l'homme qui a tué son père adoré ? Par ailleurs, Mann a demandé à Barzman d'insister sur l'amitié entre Rodrigue et le prince musulman Moutamin (Douglas Wilmer), ce qui nous renvoie à la lignée antiraciste du western La Porte du Diable, l'un des premiers films hollywoodiens à montrer l'Indien comme intelligent et droit. Evidemment, Mann le sait très bien, cette idée progressiste du monde est constamment sur le point de s'effondrer sous les assauts du pouvoir, de la volonté de posséder. Pouvoir que Rodrigue refuse hautement et qu'il est prêt à abandonner sans conditions, préférant largement l'exil à l'idée de flagorner un mauvais monarque. Mais de fait, en homme conscient de cette corruption, Rodrigue est triste du début à la fin du récit. On pourrait même dire qu'il est las et c'est bien ainsi que le joue Charlton Heston.


Tout l’art de Mann et de son chef-opérateur Robert Krasker a été de traduire visuellement ce sentiment de tristesse, de mélancolie, devant la corruption du pouvoir. Le film oppose sciemment deux types d'espace : l'intérieur oppressant des palais, constitué d’alvéoles et d’arcades dominatrices, où l'air ne semble pas circuler, si ce n'est l'air vicié des héritiers de la couronne, caverne géante où les fenêtres sont absentes ; et l’extérieur ouvert, celui des collines et des plaines, vrai domaine du Cid. Celui-ci, en bon disciple du Christ, s'épanouit, non dans l'opulence mais dans le dénuement. C'est dans le dénuement et la modestie que l'on se rapproche le plus du Bien, c’est-à-dire, pour les croyants, de Dieu. Et les paysages espagnols, souvent désertiques, sont propices à cette rencontre avec le divin. Ce n'est pas un hasard si, dans ce pays, les chapelles et les monastères parsèment les sommets. D'une certaine manière, dans ce vide vertigineux, la Contemplation est obligatoire. Et le plus beau décor du film, dans l'optique de Mann, est le petit monastère où se retire Chimène, dominant une vallée dépeuplée. L'air y est d'une grande pureté. Les cinéphiles le savent, mais il est bon de le répéter : de toute l'histoire du cinéma, aucun réalisateur n'a mieux filmé les rochers, les collines et les montagnes que Mann. C’est un véritable don chez lui, et quel que soit le chef-opérateur. Toujours en arrière-plan, l’harmonie naturelle indique aux hommes la voie à suivre, mais les hommes ne semblent pas toujours voir ce chemin spirituel, préférant se déchirer. Ainsi, comme Rodrigue, la caméra cherche à prendre le large, à respirer. Dans le château de Valence assiégé, à la fin, les lourds remparts qui enserrent Rodrigue sont compensés, au centre, par une ligne de fuite qui va vers l'horizon. Et rappelons-nous que l’étable modeste, où le héros connaît l'un de ses rares moments de bonheur avec Chimène, est poétiquement ouverte aux quatre vents.


Ironiquement, il faut noter que la première demi-heure du film, présentant le fanatisme de l'émir Ben Youssouf (Herbert Lom) et le mariage contrarié de Rodrigue et Chimène, est affreusement ampoulée, avec des entrées de champ peu subtiles et des gros plans surjoués. Mann se veut opératique mais a du mal à trouver ses marques (tout comme les acteurs). Mais à partir du duel dans la grande arène, dont l'enjeu est la ville de Calahorra, le réalisateur, à l'instar de son héros, s'installe souverainement dans son royaume, l'azur. Toutefois, cette échappée loin de la corruption laisse un goût amer tant il est quasi impossible, pour le Cid (et pour Mann), de communiquer la sagesse aux hommes.

On comprend dès lors que la mort est la seule échappatoire si l'on veut atteindre l'Idéal. Et c'est la fabuleuse dernière séquence du film où, même mort, Rodrigue reste droit sur sa monture, regarde devant lui et chevauche sur la plage, vers le lointain. Tromperie de la part des Espagnols qui, par ce subterfuge (une attelle camouflée), voudraient galvaniser les amis et démoraliser les ennemis ? Non, en harnachant ainsi Rodrigue, Chimène et les siens ne font que poursuivre la volonté du Cid, son rêve chevaleresque de droiture et d’harmonie entre les hommes de toutes origines. Ce n'est pas un mensonge qu'ils lancent au milieu des musulmans et des catholiques, c'est une Idée.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 22 février 2022