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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chute de l'Empire romain

(The Fall of the Roman Empire)

L'histoire

L’empereur Marc Aurèle, qui gouverne l’Empire romain avec sagesse et qui s’est trouvé un fils spirituel en la personne du général Livius, son futur gendre, est assassiné avant d’avoir pu désigner officiellement celui-ci comme héritier. Lui succède donc son fils biologique Commode. Mais Commode, aussi sanguinaire que son père était pacifique, détruit systématiquement tout ce que celui-ci avait su mettre en place. Sa sœur Lucilla doit ainsi renoncer à épouser Livius pour devenir la femme d’un roi d’Arménie. Et si Livius s’efforce de maintenir une pax Romana qui soit une vraie paix, la manière dont le nouvel empereur pressure tous les vassaux de Rome au profit de la seule Italie entraîne petit à petit la révolte des « barbares » et le déclin de l’Empire.

Analyse et critique

Au début des années soixante, le producteur indépendant Samuel Bronston peut se vanter d’avoir gagné son pari. Le « petit Hollywood » qu’il a implanté en Espagne semble bien parti pour devenir grand, sinon aussi grand que le grand : Le Cid, réalisé par Anthony Mann et interprété par Charlton Heston et Sophia Loren, a remporté un énorme succès dans le monde entier. Aussi, lorsque Mann, ayant lu dans l’avion qui le menait de Londres à Madrid une édition - abrégée - de l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de l’historien britannique Gibbon, suggère qu’on pourrait en tirer un gigantesque peplum, starring le même couple de comédiens, l’idée est immédiatement approuvée. Et si Heston, estimant qu’il a déjà suffisamment sacrifié au genre avec Ben-Hur, refuse de participer à cette aventure pour aller tourner sous la direction de Nicholas Ray Les 55 jours de Pékin (produit au demeurant par le même Bronston), qu’à cela ne tienne : le rôle qu’il refuse échoit à Stephen Boyd, alias Messala, son « frère ennemi » dans Ben-Hur. D’ailleurs, dans la v.f. de La Chute de l'Empire romain, Boyd parle avec la voix de Jean-Claude Michel, qui avait doublé Heston dans Ben-Hur.

Bien entendu, étant donné la source d’inspiration et l’ampleur du projet, il ne s’agit pas de tourner une fantaisie kitsch du genre Les Amours d’Hercule ou Samson contre Hercule. En 1964, au moment de la sortie de La Chute de l'Empire romain, Anthony Mann exposait ainsi les principes que s’étaient d’emblée fixés son producteur et lui-même : « Quand Samuel Bronston a décidé, il y a plus de deux ans, de produire La Chute de l’Empire romain, nous avons décidé de concert que nous éviterions tous les clichés du genre et que nous proposerions une évocation réaliste du peuple romain pendant la période qui nous intéressait. Donc, point de danseuses ; point de scènes avec des pluies de pétales de rose tombant du plafond ; point de séduisantes jeunes filles à moitié nues pressant des grappes de raisin dans la bouche de vigoureux athlètes à la chevelure ceinte de guirlandes. On nous a dit que ce choix allait nous priver d’un grand nombre de spectateurs ; je réponds à cela que, avec Sophia Loren dans le rôle central de Lucilla, fille de Marc Aurèle, rien ne manque à notre film en matière de séduction ou de sexe. Des chrétiens jetés aux lions dans l’arène ? Non plus. On a déjà vu cela dans plusieurs films et il est bien difficile de représenter de façon originale un chrétien face à un lion... »


Même dans un film de trois heures, il n’était pas question de raconter par le menu la chute de l’Empire romain, qui s’est au moins déroulée sur trois siècles, mais l’idée de Mann et de ses scénaristes - parmi lesquels Ben Barzman et Philip Yordan - était de centrer l’action sur le moment où la première « fissure » est apparue, autrement dit sur le règne de Commode. Il suffit de savoir que l’année qui suivit l’assassinat de celui-ci vit se succéder quatre empereurs pour comprendre qu’il y avait désormais quelque chose de pourri dans le royaume, ou plus exactement dans l’Empire. (1) Tous ces louables efforts n’empêchèrent point La Chute de l’Empire romain de se faire très vite une place de choix dans la liste des échecs commerciaux les plus importants de toute l’histoire du cinéma - place qu’elle occupe encore à ce jour, alors que Cléopâtre, autre fiasco mémorable tourné à la même époque, a fini aujourd’hui - entre autres grâce à la télévision - par rentrer dans ses fonds.


On pourra toujours évoquer a posteriori cent raisons différentes pour expliquer ce fiasco, mais l’erreur première avait peut-être été de prétendre produire un péplum conforme à la réalité historique. Parce que celle-ci est à bien des égards illusoire. Commode n’a certainement pas été le plus éclairé des despotes, mais les portraits qu’on trouve de lui dans la littérature antique sont essentiellement dus à des sénateurs, autrement dit à des gens appartenant à une institution opposée par sa nature même à l’Empereur et prompte à présenter celui-ci sous un jour entièrement négatif. Si le sourire systématiquement ironique de Christopher Plummer est assez convaincant lorsqu’il incarne l’agent double Eddie Chapman dans Triple Cross, il contribue ici à donner de Commode une image très caricaturale et finalement assez peu menaçante. Le vrai Commode n’était peut-être pas aussi fou. Rien ne prouve d’ailleurs qu’il ait fait empoisonner son père Marc Aurèle (ni que - version suggérée ici - ses amis aient commis ce crime de leur propre chef  pour empêcher Marc Aurèle de désigner un autre héritier qui leur aurait ôté leurs privilèges). Marc Aurèle est probablement mort de mort naturelle ; et s’il est établi que Faustine la Jeune, femme de celui-ci, était une épouse volage, on ne saurait pour autant affirmer, comme le fait péremptoirement le film, que Commode était le produit de ses frasques extraconjugales avec un gladiateur. Le grand public ne connaît évidemment pas toutes ces affaires par le menu, mais il sent confusément que ces ressorts dramatiques sont bien trop dramatiques pour être tous vrais, d’autant plus que cette Chute pratique souvent une pesante surenchère. On louche à maintes reprises du côté de Ben-Hur  : et une course de chars, une, ici prétendument spontanée et en pleine nature pour affirmer son originalité... et une scène de beuverie interminable avec bras enchevêtrés pour bien montrer l’homosexualité potentielle des deux protagonistes mâles. William Wyler, avec un plan très bref où l’on voyait deux lances plantées dans une croisée en bois, avait été plus suggestif et plus efficace.


Arrêtons là cette liste. Disons simplement que le jugement le plus concis et le plus pertinent émis sur La Chute de l’Empire romain est sans doute celui d’un critique américain : un film non dénué de qualités, certes, mais le tout est inférieur à la somme de ses parties. L’avalanche de bonus proposée dans l’édition Rimini est passionnante dans la mesure où elle montre comment ce qui fait pour les uns la force de ce film fait pour les autres sa faiblesse. Samuel Blumenfeld démontre que cette superproduction est un film d’auteur, presque autobiographique, mais dont l’auteur est bien plus le producteur Samuel Bronston que le réalisateur Anthony Mann. L’historien Claude Aziza, après avoir énuméré toutes les inexactitudes historiques du scénario, se hâte de les oublier pour saluer la justesse du mouvement global de ce scénario, la qualité de l’interprétation, et en particulier la pertinence du choix de Stephen Boyd, totalement convaincant dans le rôle du héros parce qu’il n’est ni trop connu, ni trop peu connu. En face, le critique Jean-François Rauger voit dans cette Chute un « film malade », les principaux symptômes de sa maladie étant l’aspect décousu de son intrigue et le manque de charisme de ses interprètes mâles - non, Stephen Boyd n’est pas Charlton Heston. (Dans son essai sur Anthony Mann publié en 1964 aux Éditions Universitaires, Jean-Claude Missiaen disait déjà à peu près la même chose, et trouvait même que Sophia Loren était tout aussi fade que Boyd.) Tel encore voit de la discrétion là où tel autre voit de la démesure...

Il y a sans doute du vrai dans chacun de ces jugements, et toutes ces contradictions formelles sont comme une mise en abyme, comme un écho au message politique (à maints égards analogue à celui que Mann avait déjà développé dans Le Cid) qui ressort très clairement de cette épopée incertaine ou, plus simplement, de cette longue fable : ce ne sont pas les barbares qui ont fait tomber Rome ou, s’ils l’ont fait tomber, c’est parce que le ver était déjà dans le fruit. C’est parce que les Romains se déchiraient déjà entre eux qu’ils n’ont pas su assimiler ces barbares et les ont rendus plus barbares encore. Sa date de sortie, 1964, tous les commentateurs le soulignent, fait que La Chute de l’Empire romain était forcément une métaphore de la Guerre froide et un appel à la paix entre les hommes de bonne volonté, mais il n’est pas interdit d’en tirer aujourd’hui aussi quelques leçons.

(1) Quelques lignes extraites de Wikipédia suffiront pour donner une idée de l’intranquillité de la période : « En 193, plusieurs empereurs se succèdent. La liste va de la mort de Commode le 31 décembre 192, immédiatement remplacé par Pertinax choisi par le Sénat puis assassiné par la garde prétorienne [garde rapprochée de l’Empereur]. Didius Julianus achète alors son couronnement aux soldats de la garde face à Titus Flavius Sulpicianus. Enfin, à partir du mois de juin, Septime Sévère, fondateur de la dynastie des Sévères, et proclamé empereur par les légions de Pannonie, alors que Pescennius Niger l’est par les légions de Syrie et Clodius Albinus par les légions de Bretagne. Sévère arrive à Rome, fait décapiter Julianus puis s’allie avec Albinus contre Niger qu’il défait à Issos en 194. Il défait Clodius Albinus en 196 au cours de la bataille de Lugdunum. »

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 1 mars 2022