Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Meurtre à Montmartre

L'histoire

Marc Kelber, un marchand d'art qui connaît des difficultés financières, croit avoir trouvé une bonne affaire en identifiant un Gauguin dans un lot que lui propose Jacques Lacroix, un prétendu collectionneur devant vendre ses tableaux en urgence. Alors qu'il pense être plus malin que le vendeur, il se retrouve finalement la victime de ce dernier, un habile escroc. Incapable de se venger et séduit par Lacroix, il va s'associer à ce dernier pour monter une affaire de faux tableaux, avec la collaboration du peintre faussaire Waltroff.

Analyse et critique

Si Gilles Grangier fut plus populaire pour ses comédies, dont certaines très réussies (Archimède le Clochard, Le Cave se rebiffe), cela masque parfois ses qualités les plus marquantes, notamment son talent d’observateur de la vie quotidienne, sa capacité à rendre avec force détails le quotidien du Français moyen, celui de l’homme au travail et dans son environnement social. Ce penchant, on le retrouve dans Gas-oil, dans Le Sang à la tête ou dans Echec au porteur, et bien sûr dans Meurtre à Montmartre, qui allie ce mouvement et le goût de Grangier pour la série noire qu’il démontrera beaucoup à cette période de sa carrière. Adaptation d’un roman de Michel Lenoir, Reproduction interdite - qui sera le titre initial du film, le projet naît notamment de la volonté de son producteur Lucien Viard de faire un film donnant la tête d’affiche à Paul Frankeur. Ce choix singulier constitue la première particularité du film. Frankeur, figure incontournable du cinéma français et en particulier de celui de Grangier, pourrait être qualifié d’éternel second rôle. Il est l’inévitable interlocuteur de Gabin et de Ventura, une figura familière et un acteur à la gouaille reconnaissable entre mille, mais il n’aura jamais pu percer et se retrouver sur le devant de la scène, se retrouvant classé dans cette catégorie d’acteurs au visage connu mais dont on ne retrouve presque jamais le nom.


Meurtre à Montmartre démontre qu’il avait pourtant les épaules d’un acteur de premier plan. Le rôle de Marc Kelber est celui d’un pur héros de film noir, un homme honnête qui se fait malgré lui entraîner dans une histoire de plus en plus sombre, qui le conduira de la petite arnaque à la pire des violences sans jamais lui donner l’opportunité de se sortir de cet engrenage. Frankeur donne à Kelber une humanité puissante, une fragilité qui se traduit dans les scènes qu’il partage avec son épouse et le fils de celle-ci, avec lequel il entretient des relations difficiles et qui est peut-être la clé de sa déchéance. Il est un homme normal, auquel le spectateur peut particulièrement s’identifier notamment dans ses faiblesses. La très belle scène durant laquelle Kelber a l’intention de tuer Lacroix en est l’illustration ; on ressent toute la colère de Kelber qui fait naitre son envie de vengeance et aussi toute son incapacité à passer à l’acte, lisible sur son visage dès la première image. Meurtre à Montmartre est un triomphe pour Frankeur, et la démonstration qu’il était plus qu’un acteur de complément. Frankeur est à la tête d’un casting à la hauteur de sa performance, avec entre autres un Michel Auclair sublime dans le rôle de Lacroix, détestable à souhait, et une toute jeune Annie Girardot, marquante dans l’un de ses premiers rôles et dont la performance sera largement saluée à la sortie du film.


Une autre singularité de Meurtre à Montmartre est sa nature même, un mélange entre le film d’arnaque, traditionnellement léger comme le démontrera Grangier quatre ans plus tard avec Le Cave se rebiffe, et une atmosphère de pur film noir. L’équilibre fonctionne parfaitement, avec une mise en scène sèche et moderne de Grangier qui se montre particulièrement inspirée dans les scènes de tension, telle celle déjà évoquée où Kelber veut tuer Lacroix, avec ce plan furtif dans lequel il capte la main tremblante de Frankeur, ou encore la longue séquence qui voit Auclair et Lacroix s’en prendre à Claude Watroff, climax du film, particulièrement étirée, qui nous montre comment Kelber, un homme simple et non violent, a sombré dans une situation qui ne lui correspond pas mais dont il ne peut se départir. Grangier déploie un récit très maîtrisé, parfaitement dans les codes du film noir à l’américaine, dans lequel un grain de sable va plonger un personnage lambda dans une situation inextricable en subissant les événements. On le voit faire face à l’enchainement des pièges, ceux de sa situation personnelle, économique et sentimentale, puis celui tendu par Lacroix, jusqu’à la désillusion finale. Kelber est un homme qui subit les affres du destin, non sans se débattre, comme n’importe lequel d’entre nous le ferait fac à une telle situation. L’atmosphère est renforcée par la superbe photographie de Jacques Lemarre, une des plus remarquables du polar français, ce qui contribue à tenir Meurtre à Montmartre très éloigné d’une supposée « qualité française » dans laquelle l’œuvre de Grangier a parfois été classée.


Au-delà de l’intrigue, Grangier rend avec précision le quotidien du marchand d’art Kelber, ainsi que son environnement, son voisinage. Cela fait de Meurtre à Montmartre un témoignage précieux sur la France des années cinquante, en plus d’un récit à suspense passionnant. A l’époque de la sortie du film, le public ne fut malheureusement pas au rendez-vous, ce qui entraînera notamment le changement de son titre dans une tentative de deuxième exploitation, ce qui déplaisait à Grangier qui préférait le titre original, Reproduction interdite. Il est aujourd’hui un bel exemple du travail du cinéaste dans le genre aux côtés, entre autres, du Rouge est mis ou du Désordre et la nuit.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 23 mai 2022