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Critique de film
Le film
Affiche du film

Gas-oil

L'histoire

Jean Chape (Jean Gabin) est un modeste chauffeur routier auvergnat. La quarantaine, de bons copains, un rythme de vie régulier et laborieux, il semble heureux d’autant qu’il a pour maitresse une charmante institutrice, Alice (Jeanne Moreau), à laquelle il rend visite à chacun de ses retours dans la région. Tout allait pour le mieux pour lui jusqu’au jour où il roule accidentellement sur un homme retrouvé mort. Il va non seulement être pris à partie par la police mais aussi par une bande de gangsters menée par René (Roger Hanin) ; en effet, le cadavre n’est autre qu’un des membres du gang qui, suite à un hold-up, s’était enfui avec la mallette contenant le conséquent butin. Persuadés que Jean s’en est emparé après avoir ramassé l’accidenté, les bandits n’auront de cesse de tourner autour de lui afin de récupérer l’argent, aidés en cela par la vénale veuve du défunt (Ginette Leclerc)...

Analyse et critique

J’ai déjà eu l'occasion d'expliquer que, grandement influencé par mes lectures de revues de cinéma à l’époque de mon adolescence, je considérais alors moi aussi dans les années 80 Gilles Grangier comme un vulgaire tâcheron, m’amusant gratuitement à le dénigrer à l’instar de ce que faisaient les réalisateurs de la Nouvelle Vague dont c’était un peu le souffre-douleur dans les articles qu’ils écrivaient pour dénoncer la médiocrité de la fameuse "qualité française". Entre-temps, et en y regardant de plus près, j’en suis arrivé à la conclusion que ce cinéaste se révélait être somme toute un excellent artisan qui se mettait totalement au service de ses scénaristes et de ses acteurs, ce qui est loin d’être négligeable au sein du cinéma "populaire" au sens noble du terme. Au vu de La Vierge du Rhin, par exemple, quand le script était mauvais, Grangier ne pouvait pas faire grand-chose pour rendre son film attractif ; mais quand au contraire on lui mettait entre les mains de bons scénarios (notamment des adaptations de romans de Georges Simenon), le plaisir était très souvent de la partie grâce à la sûreté technique de sa mise en scène, à sa capacité à restituer une atmosphère, au choix de ses comédiens et au soin apporté à ses plans.


Il en est ainsi de Gas-oil dont c’était la première d’une longue collaboration entre Jean Gabin et Michel Audiard. Audiard, Gabin et Grangier allaient se retrouver en 1956 pour l’adaptation du Fils Cardinaud de Simenon, nous en livrant une adaptation bien supérieure au roman, le superbe Le Sang à la tête (sur lequel nous reviendrons rapidement à l’occasion de la sortie du film en Blu-ray chez Pathé), puis en 1957 pour le très bon polar Le Rouge est mis, ou encore en 1958 pour le très estimé Le Désordre et la nuit, tout cela en seulement quatre années consécutives. D’autres réussites suivront dans les années 60 dont le célèbre Le Cave se rebiffe encore et toujours avec Jean Gabin, son magistral acteur de prédilection qui trouvait l’occasion au sein de ce film d’opérer une sorte de douce transition en nous dévoilant une autre facette de son large registre, moins sombre et un peu plus détendue qu’auparavant, à mi-chemin entre les prolétaires et gens du peuple des années 30 et les flics et hommes bourrus un peu plus stéréotypés de sa fin de carrière. Gas-oil pourra certes de nos jours se voir attribuer, peut-être à juste titre, l’étiquette de "cinéma de papa" très traditionnel, mais force est de constater que, comme tous les titres déjà cités ci-avant, il s’agit d’un film généreux et tout à fait efficace, tout du moins dans la conduite de son récit et sa direction d'acteurs, sa sobre mise en scène ne déméritant pas en ne cherchant pas nécessairement à se faire voyante malgré des images superbes de la campagne auvergnate et des routes de France.


Quelle bonne idée des auteurs de faire débuter leur film par une longue séquence de réveil du protagoniste principal ! Car quoi de mieux pour immédiatement s’immerger dans le film, entrer dans la peau du personnage et faire sa connaissance, que de se lever à ses côtés, lui voir répéter ses banals gestes matinaux, apprendre ses manies et ses habitudes, partager son quotidien ? D’autres cinéastes l’auront également bien compris : que l’on repense au réveil de Paul Newman dans Détective privé (Harper) de Jack Smight ou encore, plus célèbre, celui d'Elliot Gould dans Le Privé (The Long Goodbye) de Robert Altman ! Ce rythme "tranquille", expressément un peu lent, perdurera quasiment tout le long du film et c’est aujourd’hui cette nonchalance qui lui donne son charme, la volonté de prendre son temps pour décrire un milieu, une époque, une région, un métier (en l’occurrence ici celui de routier) avec réalisme et surtout sans trop d’esbroufe, Grangier prouvant par ailleurs qu’il était capable d’accélérer lorsqu’il le fallait, témoin le violent hold-up qui suit ce paisible préambule. On regrette d’ailleurs un peu, en plein milieu de cette description assez sympathique du milieu des routiers, l'irruption d'une intrigue policière un peu poussive - ainsi que ses bad guys assez caricaturaux. Mais en même temps, si elle n'avait pas été présente, nous n'aurions pas pu bénéficier de ce très bon finale, une chasse à l'homme des bandits par tous les camionneurs de la région sur les belles routes montagneuses du Massif Central, préfigurant celle filmée par Alain Corneau pour son film La Menace avec Yves Montand.


On déplorera également une musique d’Henri Crolla démodée, parfois omniprésente et inutilement illustrative, qui arrive à gâcher certaines séquences, alors qu’en revanche on pourra applaudir la superbe photographie de Pierre Montazel aussi bien en intérieurs qu’en extérieurs, ces derniers superbement choisis et filmés rehaussant encore cette histoire assez simple de solidarité et de fraternité entre hommes d’un même corps de métier et de leur attachement à leur région, à des valeurs comme l’amitié ainsi qu’à la bonne chère. Toutes les séquences décrivant ces camionneurs attablés sont d’une bonne humeur communicative, relevées qu’elles sont par des dialogues truculents sans jamais faire "mots d’auteurs". Dans les années 60, Audiard perdra un peu le naturel qu’il arrivait encore à insuffler à ses débuts - des punchlines certes moins clinquantes mais plus réalistes -, aidant ainsi à faire de ce film (entre autres), à défaut d’une œuvre inoubliable, tout du moins un intéressant document sociologique à travers le portrait de cette France provinciale traditionaliste et laborieuse des années 50, où des personnages de femmes modernes arrivent néanmoins à émerger comme celui ici interprété par une attachante Jeanne Moreau.


Rien de transcendant donc ici mais une certaine nostalgie pour cette ambiance désuète qui constitue le charme principal de ce très honnête divertissement, qui nous propose avant tout une sympathique immersion dans un milieu que l’on n’a guère fréquenté au cinéma, celui des routiers qu’Henri Verneuil mettra à nouveau sur les devants de la scène avec plus de noirceur l’année suivante dans l’un de ses plus beaux films, le désespéré Des gens sans importance - encore avec Jean Gabin et son camion Willeme. Gas-oil est une œuvre modeste, mi-réaliste mi-polar, carrée et efficace. Du cinéma de divertissement de bonne tenue, scénarisé et dialogué avec talent par Michel Audiard et très bien interprété par un Gabin irréprochable, une lumineuse Jeanne Moreau... et tous les autres, dont un tout jeune Roger Hanin dans le rôle du chef de gang teigneux et une Ginette Leclerc qui n’en avait toujours pas fini avec ses rôles de garce. Par l’intermédiaire de cette tranche de vie d’un honnête routier se retrouvant impliqué dans une histoire de butin volé... à des voleurs, on peut affirmer à nouveau que Gilles Grangier est un réalisateur certes sans génie particulier mais qui mérite d’être réévalué ou tout du moins redécouvert pour de nombreux films cousus main se révélant a posteriori de formidables témoignages d’une époque belle et bien révolue.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 6 octobre 2021