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Critique de film

L'histoire

Frigide, trentenaire et célibataire, Martha voit mourir sous ses yeux son père, pour qui elle avait une affection maladive. Helmut, un séduisant ingénieur, la conquiert bientôt pour son plus grand malheur.

Analyse et critique

"La plupart des hommes ne sont tout simplement pas capables
d'opprimer les femmes
aussi parfaitement qu'elles le souhaiteraient."
Fassbinder, Interview de 1974, cité dans Fassbinder, Rivages / Cinéma

Tournés sur la même période – le téléfilm Martha fut produit pendant une pause (un an) sur le tournage d'Effi Briest -, ce sont deux variations sur un même thème (complété par le téléfilm Peur de la Peur) : le mariage comme prison. Variations : Fassbinder fait sa madame Bovary avec Effi Briest, travaille la mémoire hollywoodienne sur Martha. Mais elles sont parentes, l'une anesthésiée par les usages, l'autre rendue hystérique à l'usage.

RWF s'approche de son idéal de cinéma hollywoodien à l'allemande avec Martha : un titre féminin et laconique comme celui d'un film noir (Laura, Gilda), une héroïne portant le même nom que l'actrice de Comme un torrent de Minnelli, une rue Detlef Sierck (= le vrai nom de Douglas Sirk). Martha évoque aussi une version tordue du Soupçons d'Hitchcock (avec une touche de Pas de Printemps pour Marnie), ainsi que le climat vampirique de Boulevard du Crépuscule. Par rapport à l'œuvre de RWF, le téléfilm peut être lu comme mise en abyme du cinéma à l'instar de Prenez garde à la Sainte Putain : Martha serait en attente d'un metteur en scène qui la dirigerait dans sa vie.

Tout comme la Norma Desmond de Wilder, Martha est une morte-vivante : teint blafard, maigreur, parodie de vie où elle est tiraillée entre émancipation et servitude, vampirisée par son mari (qui aime la marquer de suçons) tout comme Von Stroheim l'était par Swanson dans Boulevard du Crépuscule. Martha n'assume pas sa sexualité, s'accroche encore à son père mais est étrangement excitée après son décès. La grande ambiguïté du film n'est pas tellement de savoir si les méthodes d'oppression d'Helmut se font vraiment de plus en plus violentes. Elle réside dans le degré de consentement de Martha, qui se débat tout en acceptant la cellule de son couple et sa paranoïa. Du début à la fin, elle est constamment épiée – par des étrangers, par sa famille, par son mari. La réponse de Fassbinder est terrible et fait d'elle la grande sœur d'Effi Briest : "Martha, en fait, n'est pas opprimée, elle est éduquée. Et cette éducation est en même temps une oppression" (interview de 1974 citée par Wilhelm Roth, ibid). Dans Soupçons, c'était savoir si Cary Grant l'avait fait ou pas qui foutait la trouille.

Dans Martha, Fassbinder est plus pervers : Martha aime-t-elle ou non son sort, même dans les conditions les plus sordides? Revendiquerait-t-elle le droit du plus faible? Ce motif pourrait être commenté comme une référence au nazisme : l'étrangeté de Martha (le film, le personnage), c'est celle qui gangrène les films expressionnistes. L'étau consenti comme écrin dans lequel elle se place, ce serait celui de la société allemande, victime consentante d'Hitler avant… ET après guerre. Rien d'étonnant pour un cinéaste affirmant en 1978 que "lorsque le Troisième Reich a pris fin, on n'a pas perçu alors les chances que l'Allemagne aurait pu avoir. Les structures et les valeurs sur lesquels repose cet état sont fondamentalement les mêmes". Dans Effi Briest et Martha, le devoir est partout : devoir de réserve, d'être à sa place dans la société, d'opprimer sa femme, de respecter l'autorité. Martha apprend scrupuleusement un livre sur les barrages pour plaire à son ingénieur de mari, comme d'autres assimilent une propagande. Devoir scolaire. Devoir de mémoire.

Eplorée et évanescente, paradoxalement inquiétante, Margit Carstensen domine ce téléfilm, aidé par un inquiétant Karlheinz Böhm qui renoue avec la perversité du Voyeur de Michael Powell. Fassbinder en soigne particulièrement la réalisation, ajoutant à sa grammaire habituelle des instants mémorables comme le travelling circulaire qui fait se rencontrer Helmut et Martha, citation de Sueurs Froides où Stewart et Novak auraient été remplacés par des poupées attirées et opposées par une force tragique. Sous ses décors ensoleillés (Rome, le lac de Constance), Martha est véritablement glaçant. Un film d'épouvante intime qui, comme souvent chez Fassbinder, est direct et distancié : ainsi, cette scène entre humour noir et sadisme, où Helmut prend de force une Martha brûlée par des coups de soleil. Joey Starr aurait pu s'écrier : "Tiens ta femme et tu tiendras l'Allemagne!"

Les images illustrant l'article proviennent du site filmstillcatalogue.blogspot.fr

DANS LES SALLES

CYCLE FASSBINDER 1ère PARTIE

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 18 avril 2018

Présentation du cycle

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La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 27 octobre 2006