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Critique de film
Le film

Les Cowboys

(The cowboys)

L'histoire

Will Andersen est  un éleveur chevronné d'une soixantaine d'années. Avant de partir à la retraite, il veut emmener une dernière fois un troupeau à 600 km de là. Malheureusement il ne trouve personne pour l'accompagner, tout le monde est accaparé par la fièvre de l'or dans toute la région. Sur les conseils d'Anse, un ami, il décide de recruter une bande de onze gosses inexpérimentés, dont le plus vieux a quinze ans. Il s'adjoint aussi les services de Mr. Nightlinger qui sera le cuisinier mais surtout le seul autre adulte du voyage. Mais les ennuis vont commencer quand une bande de hors-la-loi veut s'emparer du troupeau...

Analyse et critique

Il existe des images de cinéma qui, enfant, vous traumatisent. Certaines vous empêchent de dormir, d'autres vous secouent les tripes, certaines encore vous font détester l'idée même de revoir le film en question. Dans toute cinéphilie, il y a des époques, des cinéastes et des acteurs(trices) qui ont droit à l'affection toute particulière de notre cœur. Des artistes qui nous suivent depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte, et que l'on ne cesse d'aimer et d'admirer malgré le temps qui passe. Pour un jeune garçon connaissant John Wayne depuis ses six ou sept ans, Les Cowboys de Mark Rydell a été un choc rude et, disons-le, traumatique. Mon esprit en gardait alors l'image d'un film vigoureux mais dur, un film mettant en scène des enfants confrontés à la barbarie de l'existence dans l'Ouest, soutenus par un John Wayne vieilli, au charisme inébranlable mais enfin mortel. Et quelle mort... N'était-il pas lâchement tué de plusieurs coups de revolver dans le dos par son ennemi sournois, qu’il avait pourtant vaincu de ses poings en combat loyal ? Une image sèche, sertie d'une grande violence et accablant Wayne de coups sanglants portés avec la fureur de la bête sauvage et sans pitié. Horrible, d'autant que l'instant semblait fonctionner sur un extrême souci de réalisme et de crudité dans son approche visuelle. Un film qui, à n'en pas douter, dénotait par sa tonalité sombre parmi ceux tournés par Wayne durant les années 1970 de façon générale. Les années passèrent, les images du film se raréfièrent dans mon esprit, mais perdurait toujours cette fameuse séquence d'agonie. Un implacable repoussoir destiné à me refuser une nouvelle vision du film. Restait au fil des années une œuvre finalement devenue méconnaissable dans mes pensées, un peu lointaine, un petit chef-d'œuvre, paraissait-il, que de mon côté je ne pouvais discuter, gardant un jugement personnel basé sur cet unique motif de ma détestation à son encontre. Le recul de la maturité est une chose. Mais la sensibilité de cœur et d'esprit que l'on avait à l'époque où l'on a pu voir certains films importants de sa cinéphilie en est une autre. Elle reste, bien souvent prostrée entre deux méandres de notre cerveau, profitant des années passant pour en amplifier traîtreusement l'émotion. Un peu comme un adulte qui, l'espace de quelques tergiversations vis-à-vis des saveurs de son passé, se souvient que lorsqu'il était enfant il avait une peur absolue du noir. Revoir Les Cowboys a néanmoins fini par s'imposer, même si, à l'image des films qu'il vaut mieux ne pas revoir une fois passé à l'âge adulte afin de ne pas dégrader ses souvenirs d'enfant, l'appréhension était là.

Un sacré moment de souvenance, partagé entre la redécouverte de ce western décidément rare et la contextualisation d'une telle œuvre au sein de la filmographie de John Wayne. Dès le début des années 1970, le Duke entame la dernière ligne droite de sa carrière. Une sortie de scène inepte et anodine pour beaucoup de gens. Il faut cependant redire à quel point Wayne a tenté de redéfinir son axe dramatique, et cela jusqu'au bout, jusqu'à son dernier film. Les films qu'il a interprétés à cette époque ne sont ni passéistes, ni ringards, bien au contraire. Il a tenté d'accorder son regard à ce qui se passait au cinéma autour de lui, prouvant par là qu'il ne niait absolument pas la modernité. On peut tout à fait nuancer cette fin de carrière et tracer l'identité de ces derniers soubresauts ainsi : en 1970, Chisum d'Andrew V. McLaglen et Rio Lobo de Howard Hawks sont les ultimes représentants du western classique à la John Wayne, entremêlant de fait pour la dernière fois les thématiques que l'on pouvait régulièrement croiser dans ses films. Une certaine idée de la concomitance du fond et de la forme dans ce que leur association projette de traditionnel. Rio Lobo fonctionnait parfaitement grâce à une mécanique hawksienne encore tout à fait maîtrisée en dépit d'une fatigue visible, quand Chisum s'autodétruisait en grande partie par sa médiocrité artistique et son fond grossier. D'un certain point de vue, avec en tout état de cause son histoire de propriétaire terrien d'un autre âge, il n'est pas interdit de considérer Chisum comme le dernier western classique de l'histoire du cinéma hollywoodien. Tout simplement. Un film aux tendances sages, et tributaire d'une morale s'incarnant au travers d'un esprit pionnier encore frais et décomplexé. Avant Chisum s'émancipait toujours davantage un western plus sale et plus brutal. Après lui s'érigeront les derniers vestiges d'un genre en déclin, devenu barbare, perdant ses illusions et frayant avec les registres de l'horreur et de la sauvagerie. Les films suivants de John Wayne seront ainsi tous plus ou moins touchés par leur époque. L'acteur s'entourera des scénaristes de Dirty Harry afin de varier son amour du film de groupe autour de concepts thématiquement et graphiquement plus violents dans l'inégal mais efficace Big Jake de George Sherman, ou bien s'essaiera au pur western d'action et d'aventure lacéré de touches italiennes et de truanderies à la mode dans le très sympathique et vivace Les Voleurs de train de Burt Kennedy. Il suffira encore d'un western, le très minimaliste mais étonnant Les Cordes de la potence de McLaglen, pour que Wayne laisse clairement deviner son intérêt pour le polar nerveux contemporain alors en plein boum en cette première partie des années 1970. Il y incarnait un marshal obstiné, faisant de la justice son sacerdoce et n'hésitant pas à envoyer la vermine rencontrer son créateur à coups de colts chargés à bloc. Intimiste et très intéressant, quoique irrégulier, le film connaîtra un échec en salles.

C'est donc fort logiquement que Wayne tentera l'aventure du polar urbain façon Bullitt, Dirty Harry et French connection. Le film d'action avait changé, il fallait au public des poursuites en voitures rondement menées et des flics impitoyables aux flingues faciles. Avec les très bons Un silencieux au bout du canon de John Sturges et Brannigan de Douglas Hickox, le Duke défendait clairement l'idée selon laquelle le western était en train de rendre l'âme, bravant vaillamment son âge pour mieux pourchasser la pègre des grandes villes modernes. Il reviendra cependant au western pour ses deux derniers films. Une Bible et un fusil de Stuart Millar sera la très débonnaire mais attendrissante suite de True Grit, permettant à l'acteur d'offrir son dernier personnage au verbe fort, aux côtés d'une Katharine Hepburn également en roue libre. Un film de vieux cabotins, traversé de somptueux paysages et de quelques séquences de bravoure plaisantes. Un moindre effort, comparé à son ultime opus, Le Dernier des géants de Don Siegel : le testament cinématographique involontaire mais conscient de John Wayne, personnel et très émouvant, presque un film de chambre aux allures de baroud d'honneur. Un adieu déchirant mais fier et orgueilleux. Un chef-d'œuvre. Et Les Cowboys dans tout cela ? Un inclassable, une anomalie dans cette dernière ligne droite waynienne située chronologiquement entre Big Jake et Les Voleurs de train... Un grand film à coup sûr, de la trempe du Dernier des géants mais dans une toute autre optique. Ce qui frappe presque immédiatement dans Les Cowboys, c'est bien cette mise en scène sobre et pourtant très énergique, soulignant un univers westernien fonctionnant en mineur. On y observe une troupe d'enfants esquissés avec une belle intelligence, et un John Wayne superbement filmé, avec retenue, sans oublier une direction d'acteurs renforçant la justesse presque incandescente de l'ensemble. Les Cowboys est un film capital dans la filmographie de la star, autant qu'un film tout simplement important dans le western de l'époque, respectueux d'un lyrisme que n'aurait pas renié John Ford, tout en fondant son principe premier sur un récit frontal et sans artifice. Les Cowboys est enfin un western crépusculaire, au sens vrai de ce terme aujourd'hui par trop galvaudé mais qui prend en ces lieux une signification largement appropriée. Un film juste, un grand moment de cinéma sincère et bouleversant.

Les Cowboys n'est certes pas un film facile à appréhender. Sa richesse fondamentale participe d'un discours fin et bien plus nuancé que ne le voudrait un jugement trop hâtif. Il incarne tout d'abord la preuve que Wayne savait prendre des risques, même au crépuscule de sa carrière. Contrairement à Hawks, Sherman, McLaglen ou Sturges qui sont de vieux briscards du temps de l'âge d'or hollywoodien, Mark Rydell est alors un jeune réalisateur faisant partie de la génération des contestataires, des anti-guerre du Vietnam, bref un type peu tourné vers l'idéologie des valeurs d'antan. Cela dénote, d'une part de la compréhension et de la tolérance de Wayne vis-à-vis de personnes qui ne partageaient pas ses idées, et d'autre part de la confiance qu'il a su accorder à un cinéaste encore balbutiant mais plein d'enthousiasme. On pense encore souvent que Wayne n'était qu'un nationaliste primaire, habile à diffuser ses idées de propagande, raciste et engoncé dans des préceptes moraux dépassés. Rien n'est plus faux à la lecture de nombreux témoignages et de ses carnets intimes, dans lesquels on ne cesse d'y lire la personnalité presque hypersensible d'un homme honnête, trop peut-être, s'emportant souvent, mais d'une intégrité qu'il n'aurait reniée pour rien au monde. Rydell racontait après ce film qu'il s'était battu pour imposer ses idées sur le tournage, et qu'il avait dû faire preuve d'autorité avec Wayne. Au point de l'humilier pensait-on, lui que personne n'aurait à l'époque osé remettre à sa place. Pourtant Wayne ne s'en n'est pas offusqué, expliquant même au réalisateur qu'il avait raison, que Ford (son mentor) faisait pareil. Bruce Dern lui-même, cet acteur discret à la carrière solide et qui connaitra la reconnaissance sur le tard (1), garde de bons souvenirs de son partenaire. Rudoyé par Wayne qui lui avait promis de le réduire en miettes s'il ne se comportait pas comme un vrai salaud (2), y compris entre les prises, Dern avait approuvé, instaurant un véritable dialogue de professionnels entre deux plaisanteries acerbes. (3)

L'une des plus belles vertus des Cowboys, et sans doute ce qui lui donne ce cachet si particulier et cette force émotionnelle si forte, réside incontestablement dans la sensibilité de sa mise en scène. Mark Rydell confère un souffle formidable à l'ensemble de ses images, et emploie régulièrement le panoramique effectué à partir d'un mouvement de grue, soulevant sa réalisation du sol pour lui permettre de contempler cette histoire d'une belle hauteur, juste ce qu'il faut afin qu'elle demeure modeste et valeureuse à la fois. Tout comme la manière dont Rydell rend hommage au Duke. Disons-le franchement, John Wayne n'avait pas été filmé avec autant de tendresse et de délicatesse depuis John Ford. Et pourtant Rydell ne lui passe rien, poussant le comédien à donner le meilleur de lui-même. Après plusieurs films dans lesquels Wayne jouait avec recul, se soumettant occasionnellement à l'autodérision, le voici enfin de retour sur un mode plus juste et dramatique, et qui nous rappelle à chaque instant quel grand acteur tragique et puissant il a pu être. Le réalisateur le filme sans fard, le regard parfois plongé dans la détresse du néant, discret, fragile et vulnérable, mais inexpugnable. Wayne puise dans sa propre légende pour en réaffirmer une nouvelle fois les contours. Vieilli, mortel, dur et droit dans ses bottes jusqu'à la dernière minute de son incarnation, il réalise une nouvelle fois une magnifique performance, tout en sobriété. Il faut le voir accoudé près d'un ami dans un saloon désert, résigné, ou encore relâchant ses chevaux dans la nature au crépuscule, ces derniers drainant avec eux une éphémère poussière battue par les vents, enveloppant les derniers rêves de cet homme à l'existence simple et rigoureuse. On y rencontre un Wayne fatigué mais encore plein d'énergie, d'expérience et de sagesse. Comme évoqué précédemment, Rydell était un cinéaste de son temps, à savoir jeune, progressiste, intellectuel de gauche par nature, et donc assez farouchement disposé contre les notions habituellement défendues par le mythe waynien. Mais on le sait, dans les années 1970 Wayne n'a eu de cesse de revenir sur ce qu'il pouvait parfois dire avec trop de véhémence, un peu au gré de ses émotions. Il était homme de l'émotion, bien plus qu’homme de la réflexion. Mais cette deuxième notion pouvait régulièrement venir le disputer à la première. Et bien que Wayne fût taxé de réactionnaire enfoncé dans ses certitudes, il revint souvent dessus et prouva à plusieurs reprises sa capacité à entendre ses contradicteurs et antagonistes. Symbole d'une Amérique dont certaines jeunes générations ne voulaient plus entendre parler, John Wayne n'était donc absolument pas fait pour être dirigé par un jeune metteur en scène talentueux comme Mark Rydell.

Et pourtant, cette collaboration signe un modèle de générosité de part et d'autre. Rydell a su pousser Wayne dans ses derniers retranchements, lui-même encouragé par sa haine à l'encontre des opinions politiques de son acteur. Wayne a su capter cette intensité et faire rayonner sa franche humanité. Courtois, amical, simple et fin : voilà comment Rydell perçut Wayne durant cette rencontre cinématographique. Roscoe Lee Brown, qui interprétait le cuisinier noir, était lui-même relativement inquiet à l'idée d'être confronté à un acteur dont l'image publique reposait alors sur des opinions défendant l'engagement au Vietnam et des paroles scandaleuses livrées durant une interview donnée à Playboy en mai 1971. (4) Brown témoigne aujourd'hui d'un homme intègre avec qui il était agréable et facile de discuter, se remémorant leurs nombreuses conversations autour de la politique et des problèmes de société. Il est finalement curieux, presque étrange même, d'observer John Wayne sous l'œil de cette caméra qu'il fallait à nouveau conquérir, filmé par le Nouvel Hollywood. Un cas unique dans la carrière de l'acteur. Rydell lui a permis, tout comme sa venue à l'université de Harvard Square en 1974 (5), de regagner progressivement le cœur d'une partie de la jeunesse américaine et de renforcer son mythe en l'altérant quelque peu. Avec Les Cowboys, John Wayne n'était plus simplement le mythe américain par excellence, dont l'image vieillissante le prédisposait dès lors à la sacralisation. Il devenait alors également un homme dont les qualités et les défauts formaient un tout, contestable et admirable, discutable et hypersensible, exposant enfin sa nature d'être humain vulnérable face à son destin. En outre, dans le sillage d'un True Grit dans lequel Wayne acceptait définitivement le vieillissement comme une composante à part entière de lui-même, la soixantaine bien installée et le temps ayant fait son œuvre, Les Cowboys lui permet d'accepter l'idée de la mort. Avec une dignité cruelle à bien des égards.

Mais la teneur du film doit avant toute chose à cette qualité exceptionnelle de pouvoir confronter Wayne à une bande d'enfants tous plus enthousiastes et courageux les uns que les autres, et dont l’entraide mutuelle profane avec bonheur le soi-disant individualisme américain de circonstance. Les Cowboys est un magnifique film sur l'enfance, probablement beaucoup plus beau et puissant que de nombreux autres films du genre dans les années 1980 et 1990. Parce que simple, parce que sincère dans tout ce qu'il tente, parce que n'ignorant jamais la férocité soudaine que la vie peut renfermer en elle. On pourrait définir ces enfants par leur physique, leur moue attachante ou leurs réactions d'une justesse souvent sublime, mais ce serait encore leur faire injustice. Car ils possèdent tous un jeu souvent brillant. Disons simplement que, dans une optique pouvant rappeler l’approche d’un William A. Wellman, Mark Rydell les filme avec amour et parvient à nimber leur regard, mais aussi celui de Wayne, d'une chaleur humaine presque larmoyante mais jamais plaintive ni pleurnicharde. Ce sont des êtres humains, bientôt des hommes pour la plupart, qui comprennent souvent que ce qui les entoure (la vie, les dangers de l'existence, la dureté du quotidien...) s'abime en eux comme la légende dans l'Histoire. Rydell y réconcilie les générations autour d'un même projet, à savoir l'accomplissement de sa propre vie et la direction que l'on veut lui donner. Il intègre John Wayne dans un processus de transmission, prenant le meilleur de sa personnalité pour l'enseigner, presque implicitement, à une jeunesse inexpérimentée mais fougueuse et prête à dévorer la vie. Il transforme cette banale histoire de convoi de troupeaux en une odyssée de l'American way of life, dans laquelle certains débutent leur course vers leur destin aux côtés de ceux qui en guettent déjà la conclusion, parfois sévère et mortelle. Très à l'aise avec les enfants, Wayne ne se contente pas de surplomber le film, il s'intègre au groupe et laisse s'exprimer les caractères. Rydell ne sert pas la star, il la replace dans un contexte où sa présence possède indubitablement un sens. Il apprend et apporte aux enfants, apprend lui aussi à reconnaître sa profonde dureté, exprime ses ressentis à l'occasion, et procède naturellement d'une apologie théorique de la droiture et du respect de soi-même et des autres, toujours accompagné d'une pratique presque forcenée de la chose. Mais cela fonctionne, perdure et illumine leur existence à tous. C'est par sa rudesse que Wayne s'impose en fin de compte dans le cœur de ces enfants. Et c'est par leur ténacité et leur honnêteté que ceux-ci s’imposent à l'inverse dans le cœur du cowboy vieillissant. En ce sens, et parce qu'ils vivent cette aventure hors norme qui les projette dans la nature, les ramenant de fait à l'état de survivance, il fallait bien que Wayne meure pour que ces enfants deviennent des hommes. Le mentor disparu, les enfants apprendront enfin à se battre pour récupérer leur bien, pour empêcher l'injustice des hommes entre eux.

On peut tout à fait concevoir que le public européen ne saisisse pas cette subtilité. Le mode de vie américain échappe à bien des égards à notre vision intellectuelle, réfléchie et parcellaire de ce nouveau monde conquis par les idéaux, les armes et la violence. Ce qui paraît à tout le moins compréhensible, ou en tout cas justifiable aux yeux de beaucoup d'Américains, pourra ici choquer le spectateur de la vieille Europe par ses perspectives frontales et exacerbées. Mais il n'en demeure pas moins que l'on pourra sortir de ce contexte deux éléments tout à fait passionnants. Tout d'abord, le message apaisé concluant ce que l'on pourrait appeler ici la première partie du testament cinématographique de John Wayne (6), basé sur la transmission et la filiation. Wayne n'y exhorte jamais les enfants à la violence, il leur transmet simplement sa noblesse d'esprit et donc par ce biais sa noblesse d'action, les éveillant donc par eux-mêmes à la sensibilité de ce qui les entoure et à l'impact de leur propre existence vis-à-vis de leur environnement. Humilité, assentiment sans résignation, refus de céder au moindre fatalisme. Justes ou injustes, les choses vont et viennent, les hommes aussi. Un temps pour naître, un temps pour vivre, un temps pour mourir. A l'orée de son éternité, sur le point de succomber, Wayne réserve aux enfants son plus beau compliment. Ils sont devenus des hommes, ont encaissé sans mot dire et pris leur destin en main, faisant preuve de courage et d'audace, malgré leur peur. Il est fier d'eux, tout simplement. Jamais il ne les pousse à le venger, à récupérer le troupeau, à prendre les armes. Wayne accepte son sort sans regret et les engage à suivre leur propre voie. Ensuite, deuxième élément capital, ce sont les enfants eux-mêmes qui choisissent la voie de la justice par les armes. Il convient absolument de replacer les choses dans leur contexte, dans un Ouest qui réserve bien des barbaries aux hommes, et où leur méchanceté comme leur idéal régissent le plus naturellement du monde leur vision de la vie. Violente et sèche, la dernière ligne droite permettra paradoxalement au spectateur de respirer et d'adhérer à ce qui se déroule sous ses yeux, tout simplement parce que le personnage de Long Hair représente tout ce qu'il y a de plus avilissant en l'homme. Choquant ? Oui. Indécent ? Non. C'est la vie, avec tout ce que ce terme enveloppe de beau et d'horrible à la fois.

Mark Rydell est parvenu à façonner un récit formidable, visuellement somptueux, avec ses chevauchées simples mais magnifiques, et ses paysages plus hauts que la vie. Encouragé par la musique pleine d'esprit et de vivacité composée par John Williams, dont le thème principal reste l'une des perles de sa carrière, Les Cowboys profite idéalement de toutes les strates composant sa structure. La distribution est remarquable, y compris concernant les adultes avec un Bruce Dern redoutable et un Roscoe Lee Brown très charismatique, suffisamment pour ne jamais être ridicule face à Wayne. Bien au contraire, ce numéro de duettistes éprouvés par la vie s'avère une réussite totale, aucun des deux ne lâche rien et leurs échanges verbaux sont la plupart du temps très toniques. Reste bien sûr une photographie relativement ascétique et offrant de superbes images. Il suffit de voir les chevaux vus du ciel ou bien la nature dominant les hommes pour s'en convaincre. Enfin, Les Cowboys possèdent cette aura rutilante des westerns classiques à la fois terminaux (véritable synthèse du genre, dénuée du moindre formalisme maniériste) et modernistes, pour ne pas dire avant-gardistes. L’image d’un Wayne se recueillant sur les tombes de ses enfants renvoie a posteriori au dernier western de Clint Eastwood, le très beau Impitoyable en 1992. Eastwood n’a rien inventé, il a synthétisé, certes brillamment. Quant à cette idée de perdre littéralement la tombe du personnage incarné par Wayne, elle est tout simplement lumineuse. En ne retrouvant pas l’endroit exact où ils l’avaient enterré, les enfants laissent donc le soin à l’Ouest d’ensevelir définitivement Wayne dans la légende de son Histoire, dialoguant ainsi une ultime fois avec la vision fordienne qui voulait que si la légende dépassait la réalité alors on imprimait la légende. John Wayne n’est ainsi plus une figure de l'Ouest mais son image d’Épinal, unique et légendaire, faisant partie de la terre et intégrant chaque parcelle de son évocation folklorique. Une image forte que lance Rydell et peut-être l’un des plus beaux cadeaux qu’il ait fait à son acteur, conscient de leurs propres différences, mais pour lequel il conserve un inlassable respect. Tandis que pour Wayne, il reste peut-être ce schéma un brin mouvant le situant lui, de la vieille génération, face aux enfants, incarnant la nouvelle ère d’une Humanité en laquelle il faut croire, entourant tous deux la génération intermédiaire, symboliquement hors-film celle du Vietnam (symbolisée par Long Hair et les deux fils décédés du héros ?), et qui a mal tourné.

Un peu oublié par le temps, peut-être un peu sous-estimé aussi, Les Cowboys est un petit chef-d'œuvre de sensibilité et de rythme, ancré dans une année 1972 décidément très belle pour le genre si l'on songe à sa déchéance déjà bien entamée depuis quelques années. (7) On ne s'ennuie jamais, malgré les quelques coupures plus langoureuses faisant leur apparition ici et là, et l’on en ressort le cœur gros et l’émotion vive. S’il présente peut-être l’un des rôles les plus forts de John Wayne, au moins parmi ses vingt personnages les plus marquants, il reste aussi un western unique en son genre de par tout ce qu’il apporte et discute, n’oubliant pas qu’il raconte l’Ouest et son fantasme, sans jamais en occulter la magie, le lyrisme et la nécessité du rêve, en dépit de frontières ténébreuses qu’il convient de désigner par quelques fulgurances traumatisantes. Sublime, à l’image de cette arrivée finale dans la ville où les enfants vont vendre le bétail, délaissée par la musique, afin de nous dire que les choses sont ainsi, que le travail a été fait et le contrat rempli. Une bien belle vision du mythe westernien, doublée d’une ode pleine d’espérance pour les générations futures.

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(1) Bruce Dern obtiendra finalement le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2013, pour le film Nebraska d’Alexander Payne.
(2) Bruce Dern avait raconté : « "Je te brise les os si tu ne construis pas ton personnage de salopard au cours du tournage", m'avait promis Wayne. Il m'a fait peur et je me suis comporté en enfoiré avec tout le monde. »
(3) C'est Bruce Dern qui suggéra à Wayne de pouvoir lui tirer dans le dos, finissant ainsi de façonner le portrait de vermine absolue qu'il souhaitait donner. Dern racontera plus tard l'échange comique qu'il entretint avec le Duke lorsqu'il se releva après la prise : « Quand il est tombé, Wayne m'a dit : "Tu seras désormais le mec le plus détesté du pays." Je lui ai répondu : "Peut-être, mais après les conneries que tu racontes sur le Vietnam, je deviendrais une idole à Berkeley." Et là, Wayne s'est tourné hilare vers toute l'équipe et avec son accent chantant leur a expliqué : "Vous avez devant vous un mec qui vient d'accomplir une performance dont on parlera encore dans 150 ans." »
(4) Des paroles sur lesquelles l'acteur était par la suite régulièrement revenu, équilibrant davantage ses propos et faisant preuve d'une humilité certaine. On peut par exemple entendre d'autres formulations plus réfléchies et posées, non sans une dose de désabusement à propos de la société américaine telle qu'elle était devenue, dans une interview télévisée donnée en 1976, à l'époque du Dernier des géants.
(5) Wayne viendra rendre visite aux « marécages du pseudo-intellectualisme de Harvard Square » (selon l’une de ses citations), assis sur un véhicule blindé rattaché à la 178ème brigade d’Infanterie, et répondant ainsi à l’invitation ironique de l’université. On prétendait y retenir Maureen O’Hara prisonnière, ce qui amusait beaucoup l’acteur. Il en profitera pour présenter son nouveau film, McQ, à des étudiants surexcités et répondre à quelques questions ridicules en faisant preuve d’un joli sens de l’humour. Le triomphe sera au rendez-vous pour un Wayne acclamé de toute part par ces jeunes gauchistes qui lui étaient au départ pourtant hostiles.
(6) On peut concevoir Le Dernier des géants comme la deuxième partie du testament cinématographique de l'acteur, basé sur l'acceptation de la mort et sa venue, inévitable et implacable, non sans avoir au passage transmis ses valeurs.
(7) En 1972, pourtant bien moins productif que par le passé, le genre western accouchera de trois petits chefs-d'œuvre : Les Collines de la terreur de Michael Winner, mais aussi et surtout Fureur apache de Robert Aldrich et Les Cowboys de Mark Rydell. Tous désabusés, crépusculaires, excessivement impressionnants, et pourtant très différents les uns des autres.

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Par Julien Léonard - le 8 février 2014