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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fureur apache

(Ulzana's Raid)

L'histoire

Un chef Apache, Ulzana, prend la fuite d’une réserve avec quelques hommes et sillonne la région en massacrant les fermiers des environs. Un détachement de l’armée est envoyé à sa poursuite, sous les ordres du jeune lieutenant DeBuin (Bruce Davison). McIntosh (Burt Lancaster) et Ke-Ni-Tay (Jorge Luke), un scout Apache, accompagnent le régiment.

Analyse et critique

« Je suis un guerrier, et un guerrier ne vaut rien sans la haine : tous les Blancs, tous les Indiens sont mes ennemis. Je ne puis les tuer tous, un jour c’est eux qui me tueront », ainsi parlait Massaï, l’Indien insoumis de Bronco Apache. Dans ce même film, l’éclaireur Al Sieber, chargé de traquer le fuyard, constatait amèrement que la reddition indienne marquait la fin d’une époque : « (C’était) la seule guerre qu’on avait et j’ai bien peur qu’on n’en ait pas d’autres avant bien longtemps. J’avais du boulot avec eux dans les parages... » Fureur Apache prend ces déclarations cyniques au pied de la lettre et va s’évertuer à montrer que la guerre n’est pas terminée, que les guerriers trouveront toujours des combats à mener, des massacres à perpétrer.

Ulzana’s Raid se présente comme le film miroir de Bronco Apache, réalisé 18 ans plus tôt par Robert Aldrich, tout comme Too Late the Hero tourné en 1970 était une nouvelle variation sur le thème d’Attack ! Aldrich recycle ainsi trois personnages venus de Bronco Apache : l’éclaireur McIntosh renvoie au personnage joué par John McIntire, l’Apache révolté, Ulzana, nous rappelle Massaï, et l’Indien soumis Ke-Ni-tay renvoie à Hondo. Mais alors qu’en 1952 le réalisateur prenait fait et cause pour le groupe d’Indiens, défiant ainsi les conventions habituelles du western et réalisant un film profondément progressiste, la nouvelle version de cette histoire est sise du côté des soldats et des civils américains confrontés aux horreurs perpétrées par les Apaches. Robert Aldrich fut à l’occasion taxé de racisme, mais opposé à tout manichéisme il décide au contraire de montrer la violence et le sadisme des guerriers indiens, et dégage ainsi son récit de toute vision idyllique alors de bon ton dans le cinéma américain qui, faisant son mea culpa par rapport à des décennies de westerns xénophobes et caricaturaux, sombrait dans l’excès inverse avec des descriptions tout aussi mensongères et racistes des Indiens en "bons sauvages". Aldrich prend le contrepied total du courant humaniste de La Flèche brisée ou de Little Big Man. Chez lui on appelle un sadique un sadique, un homme traqué un homme traqué, un salaud un salaud... comme le soulignait Claude Chabrol : « Cette cruauté bien personnelle qui fait appeler un marteau un marteau et une vieille peau une vieille peau. » Aldrich renvoie dos à dos la violence culturelle des rebelles et celle qui sous couvert de civilisation a éradiqué un peuple séculaire.

Aldrich refuse de sombrer dans un humanisme béat et ne cherche jamais à donner bonne conscience au spectateur en usant de procédés démagogiques ou simplistes, évacuant ainsi tout romantisme de son récit. Il pousse le spectateur à s’interroger sur l’aversion qui l’envahit face aux abominations perpétrées et qui pourrait, sans réflexion, le faire sombrer dans une xénophobie aveugle. Aldrich a toujours préféré aux films calibrés et emprunts de bons sentiments des œuvres complexes et dures, confiant en l’intelligence de son public et en sa lucidité. C’est une vision anti-démagogique au possible, qui joue sur l’inconfort du spectateur. Un film lucide et sombre, qui traite en profondeur du choc de deux civilisations. Robert Aldrich met à plat la cruauté des Apaches, proche d’une certaine folie, qui demeure une énigme pour les soldats américains. De nombreux dialogues nous expliquent la condition des Indiens dans les réserves, mais d’un autre côté le scout apache explique que la cruauté de son peuple précédait la venue des colons. Il n’y a pas d’explication satisfaisante et confortable. L’homme est violent de nature, quel que soit son camp. Fureur Apache peut être vu avant tout comme un film de guerre, parabole à peine cachée du conflit vietnamien. De nombreuses scènes se nourrissent d’une part des témoignages de tortures perpétrées par les Viêt-congs, des récits qui avaient une grande importance dans la propagande belliciste américaine, et d’autre part de ces images de Marines se défoulant sur les cadavres de l’ennemi. La frontière est poreuse, ou plutôt y a-t-il une frontière ? « Vous avez du mal à concevoir qu’un Blanc puisse se conduire comme un Indien, ça perturbe votre vision du monde » dit McIntoch au jeune lieutenant DeBuin.

Aldrich rejette la facilité d’un récit où un camp est idéalisé au détriment de l’autre, où un héros prendrait en charge l’identification du spectateur. Ici, le public ne peut qu’être saisi au corps, doit remettre en question la vision de l’héroïsme habituellement portée par les productions hollywoodiennes. Avec cette peinture anti-manichéenne, qui refuse constamment de délimiter des frontières claires et immuables entre le Bien et le Mal, Aldrich interpelle le spectateur et questionne la représentation acceptée et encouragée de la guerre dans la majorité des productions cinématographiques. Souvent mal perçu, honteusement taxé de racisme, Fureur Apache est bien au contraire un film profondément anti-belliciste, choquant et pessimiste, qui nous plonge irrémédiablement dans l’absurdité et la fureur d’un conflit avec une rage rare et salvatrice. Le constat est le même que pour cette autre œuvre mal aimée du cinéaste, souvent soupçonnée de propos fascisants, l’indispensable Douze salopards : il n’y a pas de guerre propre, les atrocités existent dans les deux camps, ce sont les assassins qui gagnent les batailles. La guerre ne peut être qu’inhumaine, et les prétendues règles ne peuvent en masquer les horreurs et la rendre acceptable aux yeux du monde.

Bronco Apache s’inscrivait dans le courant naissant au début des années 50 visant à réhabiliter le peuple indien dans le paysage cinématographique américain, qui se caractérisait jusqu’alors (à quelques exceptions près) par une vision manichéenne, raciste et belliciste des conflits qui ensanglantèrent le territoire américain. La Flèche brisée (The Broken Arrow, 1950) de Delmer Daves et La Porte du diable (Devil’s Doorway, 1950) d’Anthony Mann sont les deux films matriciels de cette nouvelle vision de l’histoire des Etats-Unis. Mais Bronco Apache tranchait déjà avec ces nouveaux archétypes. Si Aldrich et son scénariste James R. Webb (Vera Cruz, cette même année, et Les Cheyennes de John Ford en 1964) faisaient preuve d’une immense compassion pour la cause indienne, le personnage de Massaï était on ne peut plus éloigné du mythe du "bon sauvage". Massaï est un bloc de sauvagerie, une force brute, un individualiste à la limite de la paranoïa. Personnage fouillé et complexe, il est à la fois l’incarnation d’un combat perdu mais aussi de la mémoire d’un peuple décimé et asservi. Il est le symbole de la lutte contre l’adversité, un sujet cher à Aldrich du Vol du Phénix aux Douze salopards, du Grand couteau à Deux filles au tapis. Pour le cinéaste, il n’y a rien d’immuable et il sait donner sa pleine valeur à une lutte qui peut sembler perdue mais qui porte en germe la possibilité de défaire la fatalité, d’être porteuse d’un renouveau et d’une victoire, même si elle entraîne le sacrifice de son protagoniste : Charlie Castle dans Le Grand Couteau va tout faire pour briser les chaînes qui lui sont imposées par le système hollywoodien, les rescapés du Phénix vont réussir à s’évader du désert où ils sont prisonniers, des salopards vont survivre à une mission suicide, les California Dolls vont monter au sommet malgré la corruption et les arnaques du milieu sportif. Les rebelles d’Ulzana appartiennent à la même famille. Leur raid, voué à l’échec, est important car il est porteur de toute la violence de la révolte, il est le cri d’un peuple décimé, dont les survivants connaissent l’oppression. Après la reddition, deux possibilités s’offrent au peuple indien : la capitulation, et par conséquent la disparition de leur culture, ou un combat totalement inégal qui ne peut conduire qu’à l’annihilation physique, mais peut cependant faire subsister dans l’inconscient collectif le souvenir de la fierté de ce peuple. Le seul fait de lutter, sans espoir de réussite, est primordial car il est le symbole de leur fierté, de leur appartenance à un monde qu’ils refusent de voir disparaître.

Aldrich tourne six westerns, mais qui ne répondent jamais aux canons classiques : Bronco Apache et son miroir Fureur Apache, dont les discours tranchent clairement avec la vision de la conquête de l’Ouest qui domine au moment de leur réalisation ; Vera Cruz, qui bouleverse la donne par le cynisme de ses héros et initie le western spaghetti, est un pur film d’aventures ; Quatre du Texas et Un Rabbin au Far West lorgnent vers la comédie et la fable ; El Perdido se révèle être avant tout une romance des plus lyriques... En six films, Aldrich ne réalise pas un seul véritable western, constante d’un réalisateur qui aime à se frotter au cinéma de genre tout en jouant de ses codes.

La structure même du film s’éloigne des canons du western. La longue poursuite d’Ulzana’s Raid est menée de main de maître, pleine de tension, bien qu’évitant pendant presque tout le film de nous montrer des courses ou des affrontements. Sur un rythme lent, la poursuite se fait au pas de marche, tandis que les Apaches avancent, implacables ; les soldats ne peuvent être que les témoins effrayés des meurtres commis. Sur cette trame on ne peut plus linéaire, Aldrich construit une œuvre dense et complexe à travers des personnages profonds qui ne cessent de s’interroger sur ce dont ils sont témoins, qui remettent en cause leur vision du conflit. La violence est intrinsèque au film. Aldrich nous la montre crûment, puis à travers les échanges entre McIntosh, DeBuin et le scout apache, rationalise ce que nous venons de voir, l’explique. Un malaise certain naît de cette opposition entre des actes de tortures d’une infinie cruauté et la tentative d’explication et de compréhension qui s’ensuit. Cette opposition nous montre la distance extrême et irréconciliable entre les deux civilisations, ne pouvant aboutir qu’à l’élimination de l’une des deux. Les Indiens ne connaissent des Blancs que l’incarcération, la famine, la guerre. La violence de la bande d’Ulzana met l’accent sur celle vécue au quotidien par la minorité indienne, une folie vengeresse qui prend sa source dans l’élimination froide et calculée d’un peuple et d’une culture.

Le film est profondément pessimiste, car si McIntosh essaye de faire comprendre à DeBuin et à ses hommes les raisons de la violence, leur vision du conflit ne change guère. Un sentiment d’échec irrémédiable nous hante durant tout le film même si DeBuin, jeune officier idéaliste et inexpérimenté, va passer de la haine à une certaine forme de compréhension. Fils de pasteur, il ne prône au début que la réconciliation et la compréhension, avant de se sentir rempli de haine face aux atrocités commises. Son évolution au contact de McIntoch n’est ainsi qu’un faible rééquilibrage en faveur d’une hypothétique réconciliation entre les deux peuples. Dans Bronco Apache, on ne pouvait qu’être frappé par la violence que Massaï exerçait sur sa compagne Nalinle, mais cette violence était contrebalancée par l’indéfectible amour qui les liait, une infinie tendresse qu’Aldrich filmait avec un lyrisme peu coutumier dans sa carrière. Ces scènes d’amour qui nouaient la gorge, ces scènes d’intimité d’une incroyable délicatesse, il n’en reste nulle trace dans Fureur Apache, où la noirceur n’est plus contrebalancée par aucune douceur, aucun amour.

Fureur Apache nous offre une description impressionnante de vérité, d’une rare précision dans son évocation de la vie quotidienne d’une patrouille de soldats, sensible lorsqu’elle parle de la peur des colons, de leur attachement à la terre, critique quand elle nous montre les torts que ceux-ci ont fait subir aux Indiens dépossédés. Aldrich est à la fois proche des hommes du régiment (tout en étant critique) et dans un même temps malmène l’autorité militaire, incapable de réagir promptement et avec force à l’évasion d’Ulzana, incapable d’en appréhender les dangers, toujours à s’en tenir à la lettre du règlement. Aldrich utilise l’ironie, comme lorsque le régiment quitte le camp, véritable scène de grand-guignol sur une musique de foire. Cette ironie explose lors de l’attaque d’un fermier isolé par les Apaches, qui se croit sauvé et remercie le Seigneur lorsqu’il entend le clairon de la cavalerie, alors que les Apaches se jouent de lui. Aldrich se moque ici d’un véritable code du genre, le sauvetage de dernière minute, la célèbre charge de cavalerie qui vient libérer à temps les gentils assaillis par les féroces Indiens.

Fureur Apache est un véritable chef-d’œuvre, un des grands westerns des années 70, servi par une réalisation sobre et efficace et une interprétation sans faille au sein de laquelle Burt Lancaster nous offre l'une de ses plus belles prestations. Le retrouver dans le rôle principal et en tant que producteur, une double casquette déjà tenue pour Bronco Apache, renforce encore le sentiment de continuité existant entre ces deux films phares d’Aldrich, porteurs de ses idéaux et de ses questionnements. Un film indispensable, complexe, peu aimable, qui brille au firmament d’une des plus passionnantes filmographies du cinéma américain.

Dans les salles


DISTRIBUTEUR : FLASH PICTURES

DATE DE SORTIE : 13 mars 2013

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Par Olivier Bitoun - le 17 avril 2006