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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Ciel est à vous

L'histoire

Pierre et Thérèse Gauthier sont expropriés de leur garage à Villeneuve au profit d’un terrain d’aviation civile. Une fois installés en ville, les affaires de Pierre tournent bien, mais rappelé par sa passion pour les airs, il délaisse peu à peu travail et famille. D’abord furieuse, Thérèse se laisse à son tour gagner par l’enthousiasme de son mari. Dévorés par cette passion commune, ils achètent un avion que Thérèse pilote avec brio. Avec le soutien de Pierre, elle en vient même à songer à battre le record de distance établi par Lucienne Ivry.

Analyse et critique

Le Ciel est à vous vient clore en beauté le pic du cycle créatif de Jean Grémillon entamé avec Gueule d’amour (1938) et poursuivi avec L'Étrange Monsieur Victor (1938), Remorques (1941) et Lumière d’été (1942). S’il signera encore d’autres grandes réussites par la suite avec Pattes blanches (1949) et L’Amour d’une femme (1953), l’espace créatif permis par la confiance du producteur Raoul Ploquin est désormais révolu et rendra le montage de ses projets personnels impossibles. Avec cette fin de carrière, ajoutée à des débuts où il subit l’interventionnisme de producteurs qui mutilaient certains de ses films comme Daïnah la métisse (1932), Jean Grémillon a largement gagné sa place de cinéaste maudit. Il reste donc cette parenthèse enchantée qui trouve son aboutissement dans Le Ciel est à vous.

Dans leurs qualités comme dans leurs travers, les personnages de Grémillon sont souvent doubles. Ils peuvent découvrir cette dualité en eux au cours du récit, tel le séducteur et viril Jean Gabin de Gueule d’amour rendu soumis et vulnérable par amour, ou ce même Gabin déchiré par le remords de l’adultère dans Remorques. La dualité, voire la duplicité, peut être au contraire inscrite en eux tel le Raimu de L'Étrange Monsieur Victor. Grémillon les confronte ainsi à une révélation ou à une remise en cause de cette facette de leur caractère, dans des circonstances qui mènent souvent au drame. Le Ciel est à vous offre un pendant plus lumineux à cette thématique. Pierre (Charles Vanel) et Thérèse Gauthier (Madeleine Renaud) sont un couple ordinaire gérant un garage dont ils doivent déplacer l’activité de la campagne à la ville quand ils sont expropriés pour laisser s’installer un aérodrome. L’aviation fut un des divertissements les plus prisés du Front Populaire (l’intrigue se déroulant en 1937), une période où les travailleurs découvraient à leur tour grâce aux mues sociales la notion de loisir. Le couple avait étouffé voir ignoré jusque-là en eux tout attrait pour l’évasion, mais qui va se réveiller avec cette proximité de l’aérodrome.

L’aérodrome et ses avions constituent d’abord la modernité qui les exclue de leur ancienne vie, puis tout cela devient un bruit diffus et continu de moteurs dans le lointain. Cela devient ensuite un lieu de départ avec ses pistes de décollage sommaires, à la fois intimidant mais promesse de départ pour l’ailleurs et d’une expérience nouvelle. Puis ce sera enfin un espace proche et lointain, ces cieux que l’on côtoie dans une expérience de vol qui vous transfigure et ne vous dote plus que d’une seule envie : y retourner. Grémillon prend longuement le temps d’inscrire ses personnages dans une normalité terre-à-terre, leur petite vie de famille et la réussite économique modeste qui devrait leur suffire. Le pilotage d’avion est dans un premier temps une lubie immature, dont Pierre se cache auprès de sa femme avant d'arborer des airs d’enfant penaud quand il est démasqué. Lorsque par bravade elle s’essaie à son tour à une balade dans les airs, elle partage alors l’obsession de son époux et le couple ne vivra plus qu’au rythme des réparations, des compétions et des records qui agrémentent l’ivresse d’un vol.

Le casting aide grandement à adhérer au propos. Madeleine Renaud chez Jean Grémillon incarne toujours une féminité échappant aux archétypes cinématographiques (femme fatale, jeune première, mère de famille) pour inscrire sa « normalité » dans un romanesque qui n’en sera que plus intense et inattendu. L’actrice exprime donc parfaitement au départ ce pragmatisme prolo qui interdit le rêve, d’abord en étouffant son mari puis en balayant d’un revers de main les aspirations musicales et artistiques de sa fille Jacqueline (Anne-Marie Labaye). Charles Vanel dégage une même simplicité, exprimant parfaitement le sentiment à la fois coupable et exalté de se plonger dans une passion qui le sort des préoccupations familiales et économiques ordinaires. Des protagonistes plus bourgeois les entourent, qui eux ont accepté leur différence et leur excentricité, tels le docteur Maulette (Léonce Corne) ou le professeur de piano (Jean Debucourt) mais avec en retour une vie de célibat. Thérèse et Pierre défient, eux, un environnement castrateur symbolisé par cette belle-mère acariâtre (Raymonde Vernay) ou par le jugement moral plus sourd, silencieux mais pesant, du voisinage observant nos héros s’enfoncer dans les dettes pour poursuivre leur rêve.

Le sujet revêt un caractère très personnel pour Jean Grémillon, issu d’un milieu modeste et qui eut toutes les peines du monde à faire comprendre à sa famille sa sensibilité et ses aspirations artistiques. Il sait ainsi traduire à merveille cet éveil de gens ordinaires transcendant leur condition et leur genre pour capturer un insaisissable qui échappe aux problématiques du commun. Charles Vanel et Madeleine Renaud expriment magnifiquement un amour tendre et sans artifices qui se trouve transcendé par cette fibre rêveuse et aventureuse en eux. Choix artistique ou question de moyens, le parti pris de Grémillon de ne filmer les scènes de vol que de loin est parfaitement judicieux. L’irrépressible envie de toujours repartir, l’exaltation enfantine une fois le pied reposé sur le sol, tout cela traduit la force de l’expérience par l’individu et façonne un écrin intime pour le couple. Plus le récit avance, plus ils semblent isolés dans les environnements (garage, hangar...) dédiés à leur passion à laquelle ils consacrent toutes leurs économies, loin de la prudence d’antan. C’est dans un même espace clos qu’ils tentent dans une chambre d’hôtel de se convaincre mutuellement de leur folie alors que les promesses de record s’éloignent. Cette communion est leur force dans cette inconscience mais elle les fragilise une fois séparés face au regard inquisiteur des autres.

La longue attente finale sonne comme une revanche de la société dont ils ont osé défier les préceptes, avant un galvanisant triomphe. Jean Grémillon trouve l’équilibre idéal entre intimisme et épique en restant (c’est le cas de le dire) toujours à hauteur d’homme. Le sujet n’est pas l’aviation en soi, le vrai envol est l’émancipation des personnages défiant la norme de leur condition pour tutoyer les cieux et accéder à la légende. Un grand film.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 29 septembre 2021