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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mort a pondu un oeuf

(La Morte ha fatto l'uovo)

L'histoire

Comme son titre ne le révèle sans doute pas, La mort a pondu un œuf se déroule dans une anonyme cité italienne, à la fin des années 1960. Comme son titre le suggère en revanche, La mort a pondu un œuf a quelque peu à voir avec les volailles. Puisque c’est dans un élevage industriel de poules et poulets que se déroule, entre autres décors, le film. Ledit élevage en batterie appartient à Anna (Gina Lollobrigida). L’énergique capitaine d’entreprise est (mal) mariée au plus effacé Marco (Jean-Louis Trintignant). N’occupant qu’un poste subalterne dans la société d’une femme qu’il a épousée pour son argent, Marco la trompe avec Gabrielle (Ewa Aulin), une jeune et charmante cousine d’Anna. Unique héritière du couple nullipare formé par Anna et Marco, Gabrielle trouvera bientôt place dans le plan criminel ourdi par Marco pour se débarrasser de son épouse malaimée. Car sous ses allures de prince consort et pâlot du royaume aviaire régenté par Anna, Marco dissimule une inclination homicide, teintée de sadisme… 

Analyse et critique


La mort a pondu un œuf s’inscrit dans la conséquente carrière italienne de Jean-Louis Trintignant. Constituée pour une part d’œuvres majeures du septième art parmi lesquelles Le fanfaron (1962) de Dino Risi et Le conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci, cette aventure transalpine de Jean-Louis Trintignant fut aussi marquée par sa participation à quelques-uns des "mauvais genres" du cinéma d’exploitation italien. L’on retrouva ainsi le comédien au générique d’un des plus fameux westerns all’italiana, Le grand silence (1968) de Sergio Corbucci. Ne se contentant pas de jouer du Colt (ou plutôt du Mauser) dans Le grand silence, Trintignant prit part la même année à La mort a pondu un œuf de Giulio Questi, communément considéré comme un giallo. Soit une déclinaison là encore éminemment italienne du cinéma criminel, dans laquelle le comédien français s’illustrera à nouveau et peu après avec Si douces, si perverses (1969). Si l’on doit ce dernier à Umberto Lenzi, c’est-à-dire l’un des artisans les plus prolifiques de l’âge d’or du cinéma de genre italien, le très inhabituel La mort a pondu un œuf est quant à lui l’œuvre d’un cinéaste à la filmographie rare à plus d’un titre…


Auteur de seulement trois longs-métrages relevant tous du cinéma-bis, Giulio Questi a à chaque fois fait montre d’une grande liberté en cette matière a priori rigoureusement codifiée. Avant de s’essayer au giallo, Giulio Questi s’était ainsi frotté au western-spaghetti avec Tire encore si tu peux (1967). Un film dont le générique réunissant les "inévitables" Tomas Milian et autres Ray Lovelock semblait promettre un spectacle en tout point conforme aux attendus commerciaux du western all’italiana et qui, pourtant, en constituait l’une des déclinaisons les plus étonnamment insolites. Avec Tire encore si tu peux, Giulo Questi s’employait en effet à transformer une Amérique à la Sergio Leone en un surréaliste théâtre d’horreur sadique et protestataire, déployant ainsi une westernienne et évidente métaphore du fascisme, hantée entre autres freaks par des cow-boys aux ostensibles allures de chemises noires. À sa manière plus proche du futur Salò (1975) de Pier Paolo Pasolini que des westerns pullulant alors sur les écrans italiens, Tire encore si tu peux faisait ainsi montre d’une conception à la fois éminemment distanciée et radicalement politique des "mauvais genres" cinématographiques. Celle-là même dont Giulio Questi allait faire à nouveau la très surprenante démonstration avec La mort a pondu un œuf, sorte de vrai faux giallo.


S’appuyant à nouveau sur un script de Franco Arcalli, déjà présent au générique de Tire encore si tu peux, La mort a pondu un œuf doit sans doute sa subversive tonalité à la plume de ce scénariste profondément ancré dans l’histoire de la gauche italienne. Fils d’un anarchiste romain assassiné par les fascistes en 1933, Franco Arcalli rejoignit les rangs des partigiani à la fin de la Seconde guerre mondiale sous l’égide d’un oncle communiste. Sans doute pareil engagement, prolongé par une expérience ouvrière avant que d’embrasser la carrière cinématographique, éclaire la dimension marxiste et même freudo-marxiste du scénario de La mort a pondu un œuf. Si les ingrédients canoniques du giallo y sont certes présents (les uns empruntés à Thanatos, les autres à Eros), ils sont en réalité mobilisés pour dénoncer l’aliénation à la fois économique et psychique infligée à ses membres par une société d’essence capitaliste et bourgeoise. 


[Attention spoiler] L’on découvrira ainsi in fine que les crimes pourtant on ne peut plus "gialliesques" commis par Marco (des agressions au rasoir de prostituées, préalablement dénudées et ligotées) ne sont en réalité que des jeux érotiques (certes hardcore) entre adultes consentants (et dûment rétribués). Le sang n’y coulant que de manière factice, au terme d’un simulacre rejouant jusqu’à la caricature une scène mille fois vue dans les plus dénués d’imagination des gialli. De même, le complexe entrelacement de machinations criminelles (cet autre trait narratif du giallo) orchestrées non seulement par Marco mais aussi (et à son insu) par Gabrielle et son amant Mondaini (Jean Sobieski) se soldera par un jeu de massacre grand-guignolesque. En lieu et place du climax façon thriller clôturant classiquement un giallo, La mort a pondu un œuf se solde par la chute ironiquement absurde de ses protagonistes : les uns dans une broyeuse industrielle où leurs restes vont se mêler à ceux de poulets d’élevage, les autres entre les mains de policiers donnant la lasse impression d’être revenus de tout… [Fin du spoiler] 


Usant d’une trame "gialliesque" pour dépeindre un corps social ravagé par le refoulement sexuel, la frustration matérielle et l’espoir vain de s’en libérer en se fantasmant en génie du crime, La mort a pondu un œuf se dote d’une forme à l’unisson. Puisant là encore dans la commune grammaire du giallo, la réalisation de Giulio Questi la détourne selon un même et politique objectif. Celle-ci s’inscrit plus précisément dans la veine (ultra)moderniste de l’esthétique du genre, allant jusqu’à tutoyer visuellement la science-fiction tels (entre autres gialli canoniques) Le chat à neuf queues (1971) et Ténèbres (1982) de Dario Argento. Privilégiant des décors d’une avant-gardiste contemporanéité qui mêle à la perfection géométrique du fonctionnalisme architectural les couleurs éclatantes du pop-art, Giulio Questi compose un univers d’une confortable et rutilante modernité. Un temps séduisante, cette dernière ne tarde cependant pas à devenir inquiétante. Cette Italie radieusement futuriste est ainsi le décor d’une violence de plus en plus manifeste, d’essence non seulement criminelle (giallo oblige) mais aussi économico-sociale. Cette dernière s’exprime autant par les manifestations émeutières des employés licenciés de l’usine volaillère que par le traitement concentrationnaire infligé aux gallinacées lui servant de matière première. Et à cet enchaînement de brutalités anxiogènes vient encore s’ajouter un surprenant épisode "frankensteinien" durant lequel l’on assiste à l’invention visionnaire d’une viande artificielle. Se déploie alors à l’écran l’exhibition à la fois grotesque et monstrueuse de corps acéphales de poulets générés en éprouvette, sous les yeux quant à eux fascinés d’Anna, tenante qu’elle est d’un productivisme effréné. 


In fine plus proche d’un polar-pamphlet comme Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) d’Elio Petri avec lequel il partage (outre certains décors) une même vision catastrophée de la modernité capitaliste, La mort a pondu un œuf séduira sans doute plutôt celles et ceux en quête de réflexion politique plutôt que de (grands) frissons filmiques. Si en plus les unes et les autres goûtent tout particulièrement le jeu de Jean-Louis Trintignant dont le talent bifrons est ici idéalement utilisé, alors, oui, La mort a pondu un œuf leur est définitivement destiné…

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 6 octobre 2022