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Critique de film
Le film
Affiche du film

Cléopâtre

(Cleopatra)

L'histoire

48 avant J.-C., Jules César tombe amoureux de Cléopâtre, lui fait un fils et la rétablit sur son trône d'Egypte. Quatre ans plus tard, après l’assassinat de Jules César, c’est au tour de Marc Antoine de tomber amoureux de la belle. Grandeur et déclin d'un destin compté parmi les plus grandes tragédies...

Analyse et critique

Cléopâtre, le film de tous les superlatifs. Un tournage étalé sur deux ans et demi (sans compter toute la préparation autour du projet), un budget qui n’a cessé d’exploser des records pour atteindre un total de 44 millions de dollars (ce qui en fait encore aujourd’hui le film le plus cher de tous les temps, calculé en dollars constants), des décors gigantesques construits et reconstruits trois fois de suite dans trois pays différents (Etats-Unis, Angleterre et Italie), les caprices invraisemblables des stars (et surtout d’Elizabeth Taylor)... Rien ne s’est déroulé comme prévu au cours de la production du film, tout a très vite empiré pour prendre enfin des dimensions tragiques pour le studio instigateur. En effet, la 20th Century Fox fut obligée de vendre certains de ses terrains afin de trouver les fonds nécessaires à la poursuite de l’aventure. Darryl F. Zanuck est rappelé dans ses fonctions de producteur du studio et prend les choses en main. Il lancera notamment en parallèle le tournage du film Le Jour le plus long afin de récolter rapidement de l’argent au box-office, pour que la société ne se retrouve pas dans les ennuis financiers au-delà du  nécessaire. Engagée pour un salaire d’un million de dollars, Elizabeth Taylor obtient le rôle. Malheureusement, elle tombe souvent malade, souffre notamment de méningite et doit même se faire opérer. Au bout de quelques mois d’un tournage insensé, et avec seulement dix petites minutes de film mises en boîte, le réalisateur Rouben Mamoulian jette l’éponge. Joseph L. Mankiewicz est appelé à la rescousse. Choix étonnant, il s’avèrera pourtant apte à supporter la pression d’une telle entreprise et à mener à bien la ligne artistique tout au long du tournage. Le cinéaste insiste notamment pour avoir Rex Harrison dans le rôle de César et Richard Burton dans celui de Marc Antoine. Ses choix sont approuvés avec fort peu d’enthousiasme, mais la firme ne peut pas prendre le risque de perdre Mankiewicz. La presse s’empare du phénomène et ne lâche plus le tournage du film. Cléopâtre est devenu le projet le plus dingue de l’histoire du cinéma, et pourtant les ennuis ne sont pas encore terminés. Après s’être mutuellement détestés et défiés durant le tournage et certaines soirées arrosées, Elizabeth Taylor et Richard Burton deviennent amants. Le genre de couple hollywoodien éternel, mythique, excessif de la manière la plus totale qui soit, et qui ne cessera de défrayer la chronique de façon régulière durant les années qui vont suivre. Respectivement mariés, les deux amoureux sont pointés du doigt par les ligues de vertus et poursuivis par les paparazzi. Le studio doit déployer des trésors d’ingéniosité pour obtenir la paix de la part des journalistes.

Enfin, une fois le film achevé, Zanuck s’oppose à Mankiewicz sur le montage du film. Le réalisateur souhaiterait procéder à une division en deux films de près de trois heures chacun, ce que Zanuck refuse catégoriquement. Ce dernier s’empare du montage et livre une version d’environ quatre heures, et qui sera encore réduite d’une vingtaine de minutes durant plusieurs années d’exploitation. Dès la sortie en salle, dans le courant du mois de juin 1963, les critiques fustigent le film et le public ne s’y précipite pas autant que prévu. Il faudra ainsi près de sept années d’exploitation sur le territoire américain pour que le film rentre dans ses frais, toutefois colossaux, il faut bien le dire. La 20th Century Fox est passée tout près de la faillite, mais s’en est sortie grâce à de judicieux choix financiers. Aujourd’hui, un demi-siècle après sa sortie, Cléopâtre demeure l'un des sommets incontestés du péplum, et l’un des grands classiques du cinéma hollywoodien.

Le triomphe artistique de Cléopâtre est indiscutable, en dépit de son classicisme le rendant assez austère. C’est néanmoins ce même classicisme qui lui donne toute son aura et son ampleur théâtrale. Cléopâtre est avant tout une énorme machine qui, à l’image de l’immense char de la reine du Nil entrant dans Rome, progresse entre amplitude et lenteur. Il aura fallu tout le savoir-faire d’une major telle que la 20th Century Fox et sans aucun doute l’immense talent d’un metteur en scène tel que Mankiewicz pour permettre au film de conserver sa teneur intime et sa profondeur dramatique. De fait, structurellement parlant, le film se compose comme une pièce de théâtre classique, en multipliant cependant les décors et en trahissant la règle des trois unités. Deux actes pour les deux faces d’une même histoire, entre grandeur et décadence, ascension et chute politique. A l’instar des grandes œuvres dramatiques de l’Histoire, et l’on pensera avant tout au théâtre antique ou à celui de Shakespeare, Cléopâtre ennuiera les uns et enchantera les autres. Difficile de lui faire le reproche de ce qu’il possède finalement en lui de meilleur, c'est-à-dire sa stature, son audace visuelle, ses grands choix tragiques ampoulés et son récit topique de l’impossible réconciliation entre l’amour et le pouvoir. Environ 250 minutes de tactiques diplomatiques, de tractations politiques, de sentiments passionnés voués à la souffrance, et de destinées plus haute que la vie sans lesquelles cette histoire n’aurait jamais traversé les années jusqu’à nous. Une richesse de tons exemplaire, uniformément classique jusque dans sa mise en scène, à la fois symbole d’un Hollywood gargantuesque, d’une démesure générale difficile à canaliser. Cléopâtre est le film de tous les excès, c’est un fait établi, et pourtant rarement l’on aura vu film plus sage dans son déroulement, plus linéaire et plus prévisible aussi. Un film tout entier construit à l’image de cette Phytie prédisant l’avenir aux personnages principaux, où l’on sent chaque palpitation de l’Histoire en cours, chaque avancée progressive vers l’inéluctable tragédie. Le destin de la reine du Nil, tout le monde le connait sans le connaître, et tout le monde a entendu parler des destinées d’un Jules César ou d’un Marc Antoine... Et pourtant, l’immense pouvoir du film de Mankiewicz réside en l’équilibre des éléments entre eux, dans le charisme des protagonistes face à leur destin, dans la beauté des images dont l’essence même semble toute entière régie par le fantasme total d’une époque dont on ne garde aujourd’hui que très peu de témoignages.

Car le film parvient à tout faire passer, jusqu’aux remaniements de l’Histoire elle-même. Tour à tour respectée, trahie, elle n’en ressort pas moins belle et convaincante. Il a de toute évidence fallu faire des choix au travers de ce que l’Histoire a conservé, entre ce dont on est certain et ce dont on l’est moins. Le fantasme fait par définition partie de l’Antiquité, elle est un élément ombrageux face à une réalité rapportée par des écrits dont on peut juger l’apport véridique limité. Le travail d’historien de cette époque ne s’embarrasse pas forcément de l’attirail objectif, il est parfois victime de la pensée de son temps, voire assujetti aux désidératas des puissants. En ce sens, l’Antiquité est maniée avec beaucoup de précautions par les historiens actuels, car on peut assurément lui faire dire tout et surtout n’importe quoi. Cléopâtre est donc un mélange d’informations étudiées avec soin et de fantasmes libérant ainsi les personnages de leur carcan historique trop volontiers poussiéreux. Cléopâtre est l’un des personnages historiques les plus extrêmes de l’antiquité, un mélange volcanique d’érotisme et de passion, de force et de courage, de perversité et d’audace. Gageons que le film lui rend un hommage sidérant de poésie, tout en étant fidèle à son image de femme politique. Tout un paradoxe que celui de la femme politique, tout à fait consciente de son potentiel et stratège hors-pair, et qui va néanmoins succomber aux insoupçonnables raisons du cœur et perdre sa dimension de reine. Il fallait bien cette somme de moyens colossale devenue légendaire pour lui donner corps, lui donner vie au sein d’un inégalable livre d’images aux couleurs flamboyantes.

Dans son hystérique propension à démontrer son pouvoir d’attraction par l’image, Cléopâtre est un tel choc visuel qu’aucun film n’a su reconstituer l’Antiquité de manière aussi impressionnante, si ce n’est peut-être La Chute de l’Empire romain, sorti l’année suivante. Comme tout film de son époque ou bien antérieur à lui, Cléopâtre est un film conçu en taille réelle. Les décors sont précis, monumentaux, et éclairés à grand renfort de moyens. Il subsiste bien quelques effets spéciaux optiques, l’ancienne école, pour donner davantage de profondeur au champ visuel, étendre les villes, éparpiller les navires et rendre l’illusion d’une Egypte et d’une Rome encore jamais perçues de cette façon... Mais ce que l’on voit dans la grande majorité des plans, ce sont des fastes insensés, remplissant l’écran par leur géométrie inspirée et leurs couleurs exceptionnelles. Alexandrie semble respirer sous la caméra de Mankiewicz, et la foule extraordinaire circule dans les artères de chacune des deux capitales. Aussi précis et impressionnant que soit l’effet numérique aujourd’hui, il ne peut pas rivaliser avec l’impression presque tactile d’une image ainsi composée par un confluant de talents présents sur le tournage. A propos du théâtre, Victor Hugo avait dit ceci : « C’est le pays du vrai : il y a des cœurs humains sur la scène, des cœurs humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la salle. » Une telle définition convient à la perfection au cinéma de l’âge d’or hollywoodien, et peut-être tout particulièrement à Cléopâtre. Le film tient son impressionnante galerie ornementale par des cœurs humains sur le tournage, et qui n’ont de cesse de nous émerveiller par un travail toujours plus fin et plus abouti. Un choc esthétique qu’Hollywood a profondément altéré de nos jours, en inventant un numérique intéressant à ses débuts, mais par la suite décliné à satiété et jusqu’à la lie sur des ensembles fondamentalement pauvres dont la valeur visuelle n’a dès lors plus l’impact de prestidigitation que cette technique créait à l’origine.

Contrairement à plusieurs péplums devenus légendaires, et nous citerons sans hésitation les sublimes Ben-Hur ou La Chute de l’Empire romain, Cléopâtre ne possède quasiment aucune séquence de bravoure épique. Excepté la sortie d’une formation de légionnaires pour défendre Alexandrie, ou encore une bataille de galères relativement écourtée, l’ensemble de l’œuvre fonctionne sur d’autres mécanismes qu’elle utilise au plus haut degré : la grandeur démesurée de ses apparats, les échanges pimentés entre les protagonistes, la précision d’orfèvre des costumes, l’immersive profondeur de ses couleurs, et sa galerie d’acteurs shakespeariens rompus aux textes les plus difficiles à déclamer. Le spectateur sera sans doute estomaqué en contemplant la somme de moyens mis en œuvre dans des séquences qui n’excèdent quelquefois pas deux minutes (la sortie des légionnaires romains pour défendre les murs d’Alexandrie), moins de trente secondes (la marche de l’armée qui viendra soutenir les deux légions romaines à Alexandrie) ou encore un peu moins de dix minutes (la bataille d’Actium, avec certaines galères reconstituées grandeur nature). Il convient d’admirer avec quelle précision picturale chaque scène est rendue à l’image, chaque plan intensément habité par les acteurs et les nombreux techniciens ayant travaillé à leur confection, les fameux et si nécessaires « cœurs humains dans la coulisse ». Le palais d’Alexandrie est époustouflant de beauté, de même que les abords de la cité. Et Rome, dantesque entre toutes, s’érige fièrement de toute son allure grâce à la séquence d’acmé du film, dans laquelle Cléopâtre fait son entrée, sur un Sphinx mobile monumental tiré par des esclaves et acclamé par une foule en délire au centre d’un décor prodigieux parmi les plus grands jamais construits. C’est par un souffle sans relâche que Cléopâtre affirme son hégémonie plastique, soutenue par une photographie hallucinante dans sa richesse chromatique.

Difficile dans ces cas-là pour les acteurs d’exister. Et pourtant ils existent, et hantent même leur rôle. Au-delà d’acteurs possédant parfaitement leur métier, tels que Martin Landau (Rufio), Andrew Keir (Agrippa) ou encore Roddy McDowall (Octave), la magie de Cléopâtre fait appel à son exceptionnel trio de têtes d’affiche. C’est tout d’abord Elizabeth Taylor dont on ne dira jamais assez quelle grande actrice elle était. Capable de se fondre dans pléthore de rôles différents (de Soudain l’été dernier à Qui a peur de Virgina Woolf ?), Taylor fut de cette race d’actrices dont la légende était fort méritée. Aussi exécrable sur les plateaux que lumineuse à l’écran, voici une interprète tout au sommet de la pyramide hollywoodienne, que peu d’actrices sont parvenues à atteindre avec une telle fougue. Foudroyante, animée par le feu, Taylor conserve, malgré l’alcool et les excès en tous genres, cette beauté et ce regard unique qui n’appartiennent qu’à elle. Si cela était déjà le cas à l’époque, on peut d’autant mieux considérer aujourd’hui que lui confier le rôle titre du film tombait sous le sens. Une femme avisée, passionnée, dont les instants de colère sont demeurés légendaires, et située à l’exact croisement entre l’érotisme le plus torride et la vulgarité. Le fantasme et l’être, deux personnalités, deux femmes, pour un seul caractère. Si les différences entre la véritable Cléopâtre et Elizabeth Taylor sont de toute évidence légion, et que le caractère de cette comparaison d’éléments apparait certes abusif, laissons toutefois notre esprit fantasmer cette interférence unique qui apparait à l’écran, donnant à voir l’évidence même : Elizabeth Taylor est Cléopâtre, au moins durant les 250 minutes du film. Elle domine les deux parties, en compagnie successivement de deux acteurs très différents l’un de l’autre.

Tout d’abord, Rex Harrison est un César de premier ordre, probablement le meilleur qu’il ait été donné au public d’admirer à l’écran. Racé, l’acteur donne une enveloppe intelligente et rassurante à César. Toutefois, et c’est ici clairement la volonté des scénaristes et du réalisateur, son César semble trop lointain de Cléopâtre, bien plus calculateur qu’amant, tout comme elle. C’est pour cela que leurs deux prestations s’accordent si gentiment, sans laisser passer le moindre remous. Leurs colères respectives semblent s’imbriquer au sein d’un accord tacite pour gouverner l’Empire romain. César est présenté comme un stratège, ce qu’il était assurément, et non comme un amoureux au cœur lourd. Ses choix sont tactiques, ceux de Cléopâtre aussi. Si leur profond respect mutuel peut bien laisser percer un amour sincère, il ne faut pas oublier que les deux amants mesurent à chaque instant l’enjeu politique de leur relation. Ils préparent une offensive unique en son genre, ce qui déplaira fortement au sénat de Rome. César et Cléopâtre, c’est une histoire d’amour surplombée d’enjeux forts qui dépassent les caractères sexuels de leurs représentants. César ne pensait pas pouvoir aller plus haut, Cléopâtre lui démontre le contraire. C’est la femme, forte et mesurée, qui pousse l’homme, fatigué mais ayant au fond de lui cette insatiable envie de toute-puissance. Mais c’est aussi le stratège qui parle à un autre stratège, le politique qui parle au politique. La première partie du film s’intéresse à cet aspect-là des relations entre les personnages, tout en les affublant d’un instinct humain, trop humain, qui signera leur perte. César sera assassiné par plusieurs des membres du Sénat, dont son fils adoptif Brutus, tandis que Cléopâtre sera condamnée à quitter Rome dans le plus grand secret afin de retrouver sa chère Alexandrie. Jamais Cléopâtre n’aura été plus proche de réussir, grâce à une somme d’éléments qui ne se reproduira jamais à l’avenir, y compris quand l’espoir renaitra au travers de Marc Antoine.

A la consciencieuse distance arborée par la première partie répondra la passion incontrôlable de la seconde. Richard Burton compose un admirable Marc Antoine, pataud, lourd, mal dégrossi, fin tacticien militaire mais déplorable homme politique. Véritablement déchainé, Burton embrase le film et lui apporte la passion qui lui faisait défaut jusqu’alors. Inoubliable dans ses nombreux et tumultueux échanges avec Elizabeth Taylor, surpassant même à l’occasion sa partenaire, il forme avec elle un couple légendaire duquel découleront d’autres collaborations, souvent électriques, telles que Hôtel International d’Anthony Asquith, Le Chevalier des sables de Vincente Minnelli, Les Comédiens de Peter Glenville ou encore l’exceptionnel Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols. En ces lieux, s’acheminant doucement vers la quarantaine, l’acteur fait plus âgé, très mûr. Son charisme est redoutable, les cicatrices obtenues des suites de son acné adolescente (source continuelle de complexes pour l’acteur) lui donnent un visage creusé duquel se dégagent le vécu et l’humeur infernale d’une personnalité hors du commun. Richard Burton est l’homme "au masculin", présentant toutes les qualités et les défauts que cela suggère : fort, viril, pulsionnel, brutal, avec parfois ce regard d’enfant perdu. Son Marc Antoine est bien plus sanguin que César, très combatif, mais aussi dépressif et désarmé quand il s’agit de conduire son destin parmi les intrigues de Rome. Un personnage qui dégage un fort sentiment tragique, incapable de contrôler son amour pour Cléopâtre. Sa fuite de la bataille d’Actium, afin de rattraper Cléopâtre qui l’abandonne, démontre à quel point il a vraisemblablement cette femme dans la peau. Il délaisse ses hommes, ses navires, son grade, sa patrie et son honneur par amour pour cette femme. Sa virilité est désormais détruite. Mais qu’importe la virilité dès lors qu’il y a l'amour, elle n’est qu’illusoire. Marc Antoine pleure énormément, fustige longuement son déshonneur et, en être émotif, détruit les défenses de Cléopâtre. C’est à ce moment-là, dans les bras de cet homme, que craque le vernis de la reine du Nil, que succombe sa stratégie politique, qu’apparaît la femme amoureuse, et que se délivre la passion. Cette deuxième partie s’avère plus riche et plus intéressante que la première, plus sombre également, plus austère. Dès que la caméra de Mankiewicz se pose sur eux, il n’existe plus rien d’autre à l’écran. Même les décors les plus extravagants et les plus importantes débauches de moyens ne peuvent amoindrir l’effet de leur charisme combiné. Il faut admirer la façon dont Burton tient la séquence de plainte de Marc Antoine dans le tombeau égyptien à lui seul, avec quelle énergie il déclame un texte merveilleux. C’est dans cette seconde partie qu’Elizabeth Taylor décuple son énergie, transcendant ses très nombreux costumes (très beaux par ailleurs) par une véritable performance d’actrice. Leur mort à tous deux, sommet désespéré semblable à ceux de la tragédie antique, bien que fortement théâtralisée, n’en n’est que plus belle et plus forte, finissant d’entourer la légende du couple Burton-Taylor à jamais.

Reste alors à aborder le travail de Joseph Mankiewicz, fort louable à plus d’un titre. Lui confier une telle entreprise n’était pourtant pas l’acte le plus naturel du monde, lui qui n’avait encore jamais réalisé d’œuvre homérique (au sens budgétaire du terme). Mais sa compréhension des personnages, l’intimisme de ses réalisations, son exceptionnelle approche du métier d’acteur et son amitié solide avec Elizabeth Taylor ont certainement dû peser dans la balance auprès des producteurs de la 20th Century Fox. Le choix fut heureux, à plus d’un titre. Il n’est pas interdit de penser qu’aucun autre réalisateur n’aurait su capter cette relation électrisante entre les deux acteurs Taylor et Burton avec autant de sensibilité. Sans doute a-t-il réussi à tirer le meilleur de chaque décor, de chaque situation, de chaque éclairage. Sans doute sa mise en scène, pour le moins statique au niveau du cadre, a-t-elle préféré rendre hommage au classicisme du récit sans essayer vainement de lui donner un relief inutile dans le mouvement. Mankiewicz a superbement su utiliser la profondeur de champ offerte par les décors, offrant une leçon d’utilisation du Cinémascope, c'est-à-dire dans toute sa largeur, mais aussi en utilisant de nombreux points de fuite en profondeur afin de redéfinir visuellement, et dans un cadre donné, l’épaisseur théâtrale de ses personnages. Il est de surcroît parvenu à rendre terrible et angoissante cette étonnante solitude des êtres au sein de décors trop grands pour eux seuls. Pour autant, il ne s’agit pas non plus de simple théâtre filmé, grâce notamment à la diversité des prises de vues et des angles choisis. Il est ainsi grand temps que la réputation sulfureuse de Cléopâtre laisse davantage de place à sa véritable personnalité artistique, celle d’un grand film classique, essentiel dans l’histoire du péplum et du cinéma américain.

Cléopâtre traite absolument de tous les grands sujets tragiques, de la politique à l’amour, de l’amitié à la haine, des promesses du destin à la violence de la chute. La fascination qu’il procure vient en grande partie de son sens esthétique qui, de concert avec les acteurs, dessine les personnages, les intégrant dans les lignes de perspectives d’un vaste drame humain. On peut par exemple admirer cette scène inattendue dans laquelle Marc Antoine charge l’ennemi seul sur son cheval, afin de prendre conscience de la force tragique délivrée par ce foisonnant livre d’images. Il y subsiste quelque-chose situé entre le pathétique et le grotesque, sans jamais donner l’impression de s’en amuser. Cléopâtre est donc tout à fait cela, cet équilibre précaire mais conservé tout au long de sa durée, ce sentiment de chute constante, cet énorme spectacle jamais boursouflé et duquel s’affirme une âme, belle, éternelle.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : swashbuckler films

DATE DE SORTIE : 27 AVRIL 2016

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Par Julien Léonard - le 14 mars 2012