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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Bible ne fait pas le moine

(In God We Tru$t)

L'histoire

Frère Ambrose vit depuis sa naissance dans un monastère de trappistes silencieux, mais la ruine menace la communauté d'expulsion. Le moine naïf est alors envoyé en mission : rencontrer Armaggedon T. Thunderbird, Grand Prêtre de l'Eglise du Divin Profit, pour lui demander de permettre de lever l'hypothèque. Mais l'homme est difficile à atteindre, et Ambrose, qui n'a encore jamais quitté le monastère, connaît si mal le monde extérieur...

Analyse et critique

Avec son visage à la serpe, son nez cabossé, ses yeux exorbités et son strabisme divergent (1), le britannique Marty Feldman avait l’un de ces physiques que l’on n’oublie pas. A tel point, probablement, que son visage est aujourd’hui probablement plus connu que son nom, et à plus forte raison que son œuvre. Mais si les cinéphiles se souviennent certainement de certaines apparitions, notamment pour Mel Brooks (il fut l’inoubliable Igor de  Frankenstein Junior), sa courte filmographie en tant que réalisateur demeure très largement ignorée, en tout cas de ce côté-ci de l’Atlantique. Film hautement imparfait, La Bible ne fait pas le moine (titre français… hum… disons... audacieux) donne toutefois l’occasion de s’intéresser aux caractéristiques du style Marty Feldman, qui méritent ici que l’on s’y attarde un bref instant.

Fils d’immigrants juifs originaires de Kiev, Marty Feldman naît à Londres en 1934, et débute comme scénariste pour des shows humoristiques, notamment The Army Game ou son spin-off Bootsie and Snudge. En 1967, il participe en tant qu’auteur mais aussi comme comédien aux 13 épisodes de At last the 1948 show : cette série à l’humour absurde et satirique lui permet notamment de fréquenter plusieurs comédiens issue du Footlights, célèbre club théâtral associé à l’université de Cambridge, dont Graham Chapman et John Cleese, les futures éminences grises des Monty Python. Avec eux, il va devenir en 1968 la vedette de sa propre émission pour la BBC, Marty, puis de plusieurs films capitalisant sur cette notoriété télévisuelle, dont Every home should have one en 1970. Une fois arrivé aux États-Unis, il va ainsi apparaître dans plusieurs films de Mel Brooks ou de Gene Wilder, avant de passer à la réalisation en 1977 (il avait auparavant réalisé un segment d’un film à sketchs anglais) avec The Last remake of Beau-Geste, traduit en français par Mon "Beau" légionnaire. Tandis, en 1982, qu’il tourne Barbe d’or et les Pirates – assez médiocre tentative de fusion entre les univers de Mel Brooks et des Monty Python – il est victime d’une intoxication alimentaire, et meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 48 ans, ne laissant derrière lui, en tout et pour tout, qu’une dizaine d’apparitions (souvent assez brèves) au cinéma, deux réalisations, mais surtout un inoubliable visage, à jamais figé dans cette forme de juvénilité insolite et malicieuse.

Dans La Bible ne fait pas le moine, Marty Feldman joue lui-même le rôle principal, celui de Frère Ambrose, moine trappiste candide qui ignore tout du monde extérieur à son monastère et se retrouve plongé bien malgré lui dans le tumulte des quartiers les plus interlopes de Los Angeles. En ce sens, l’air ahuri sans égal du comédien-réalisateur lorsque son personnage se retrouve, en toute innocence, dans des situations embarrassantes fait évidemment office de ressort comique majeur, quitte à ce que cela devienne parfois un peu trop mécanique : le célèbre critique Roger Ebert avait écrit un commentaire – sévère – sur le film en disant en substance qu’il ne suffisait pas d’avoir l’air drôle pour faire un film comique. On peut en tout cas reconnaître que Feldman ne manquait pas d’autodérision par rapport à son propre physique et que, si le trait était parfois forcé, il le faisait en général d’une façon assez rafraîchissante (l’une des premières répliques, assez bien senties, voit le frère Ambroise se demander si Dieu l’a bien fait à son image…). Quoiqu’il en soit, les efforts humoristiques de Marty Feldman dans La Bible ne fait pas le moine sont suffisamment diversifiés pour essayer de dresser un réseau, sinon d’influences, en tout cas de connections avec d’autres artistes comiques.

Nous l’avons mentionné plus haut, Marty Feldman collabora dans les années 60, pour la télévision britannique, avec la plupart de ceux qui allaient devenir les Monty Python, et on peut d'emblée remarquer que La Bible ne fait pas le moine, comédie iconoclaste qui raille la religion chrétienne, a été réalisée un an après La Vie de Brian, sorte de mètre-étalon du genre. Bien que les deux films aient, globalement, beaucoup moins en commun que ce que l’on pourrait croire (ou que ce que pourraient laisser croire les critiques de l’époque, qui accusèrent parfois Marty Feldman d’avoir fait preuve d’opportunisme suite au succès du film des Monty Python), on peut deviner une forme de terreau commun, quelque chose comme un goût prononcé pour le provocant ou l’inattendu empreint d’une forme de distanciation toute britannique. Les gags, par exemple, autour de la liste (de pratiques sexuelles) dressée par Ambrose et Marie, possèdent un caractère absurde et protocolaire que n’auraient pas renié les Python (même s’ils seraient probablement allés bien plus loin). Ce que l’on devine être le coeur tendre de Feldman le retient toutefois assez souvent de naviguer vers le type de méchanceté vacharde dont les Monty Python étaient capables, et on peut, à cet égard – et malgré l’affection portée à Louise Lasser, qui compose ici un personnage de prostituée fatiguée suffisamment distant des archétypes -, considérer que la romance entre Ambrose et Marie affaiblit substantiellement le potentiel comique du film.

L’autre lien évident, compte tenu du parcours de Feldman, que l’on peut dresser est celui qui l’unit à Mel Brooks (tiens, lui, en 1981, tournait La Folle histoire du monde, où il incarnait par exemple Moïse : il faut croire que l’air du temps était biblique...), et c’est d’ailleurs le premier auquel on pense, avec la séquence au monastère. Le coq qui hurle dans une boîte de conserve pour respecter le silence du lieu ; les pancartes saugrenues ; les blagues grivoises ou même le jeu auto-commenté de Feldman lui-même inscrivent le film dans un registre assez brooksien, absurde et réflexif, à la lisière de la parodie (registre qu’il ne conservera d’ailleurs que partiellement ensuite). L’arrivée rapide du personnage du Dr Melmoth, incarné par un Peter Boyle (alias la créature de Frankenstein Junior) en roue assez libre, renforce en partie la proximité du film avec le cinéma de Mel Brooks, en l’emmenant épisodiquement vers l’un de ses travers les plus courants : le surmenage (trop de personnages, qui parlent trop fort et qui en font trop). Plus globalement, on peut inscrire Marty Feldman (descendant d’une famille juivre ukrainienne), dans le sillage de Mel Brooks (alias Melvin Kaminsky, issu d’une famille juive germano-russe) ou, plus lointainement, des Marx Brothers (dont les parents étaient des juifs d’Europe de l’Est), dans une certaine tradition de l’humour juif, où l’art de raconter des histoires (soutenues par une culture classique assez solide) rencontre le plaisir de l’insoumission et la tentation parfois excessive du désordre.

Moins immédiate, mais au moins autant assumée par Marty Feldman, est l’ascendance de Buster Keaton, que Feldman vénérait, au point de demander à être enterré à sa proximité, au cimetière de Forest Lawn. On retrouve évidemment un héritage du burlesque muet dans le goût de Feldman pour le slapstick, qui le fait, dès la première scène du film, avoir maille à partir avec une porte à double battant. Mais les particularités du style keatonien apparaissent principalement dans l’emprunt aux vertus comiques de l’impassibilité (le visage pourtant si expressif de Feldman se fige parfois, par exemple lors de ses moments d’excitation sexuelle, pour un effet comique garanti) ou à la performance physique : Marty Feldman tenait à procéder lui-même à ses cascades, et les séquences acrobatiques où Frère Ambrose se suspend à la portière de l'église itinérante ou fait du ski nautique dans Los Angeles semble des hommages directs.

On pourrait poursuivre le catalogue des connections, par exemple en cherchant, au sein des productions contemporaines du film, des parentés avec Bienvenue Mister Chance (1979) – pour le personnage naïf et innocent qui, bien malgré lui, se confronte aux puissants du monde – ou, dans un tout autre registre, aux Blues Brothers (1980) – pour la base de l’intrigue : réunir de l’argent pour sauver la structure, orphelinat ou monastère, où le personnage a été élevé – mais l’exercice finirait par être vain, et surtout tendrait à laisser croire que le film de Marty Feldman est dépourvu de la moindre identité propre, ce qui n’est pas le cas. On pourrait également alimenter gentiment la liste des sympathies mineures inspirées par le film, comme la chanson très randynewmanienne de Harry Nilsson (Good for God) en générique de début, ou ce vieux figurant danseur de claquettes qui n'est là, dès le début du film, que pour avoir l'occasion de placer un bon mot dans l'une des dernières scènes... On pourrait à l'inverse insister sur les faiblesses du film, particulièrement latentes dans une deuxième partie assez laborieuse qui voit par exemple Richard Pryor cabotiner assez médiocrement. On se contentera, en réalité, d'insister ici sur deux points, qui suffiraient en eux-mêmes à recommander l’expérience.

Le premier est la présence au générique d’Andy Kaufman, performer (lui-même rechignait à se qualifier de comique) assez insolite, qui défraya la chronique, notamment cathodique, dans le courant des années 70-début des années 80. Plus que quiconque, Kaufman aimait déstabiliser le public, le placer dans une position d’inconfort ou d’indécision, et il est encore aujourd’hui parfois difficile de savoir dans quelle mesure ses faits d’arme les plus marquants tenaient du canular de génie ou de l’impulsion autodestructrice. Si, sous les traits de Jim Carrey, Kaufman a été rendu internationalement célèbre en 1999 par l’admirable film de Milos Forman, Man on the moon, il n’avait finalement qu’assez peu officié au cinéma, et le rôle du téléévangéliste Armaggedon T. Thunderbird est demeure probablement sa performance la plus notable. L’histoire raconte, à l’instar d’ailleurs de Carrey sur le tournage de Man on the moon, que Kaufman ne quitta pas son rôle de tout le tournage de La Bible ne fait pas le moine, restant dans le rôle même une fois la caméra coupée. Sa performance est loin d’être parfaite, mais elle fascine justement dans ses imperfections, ses excès, sa déraison, apportant une pièce de plus au mystérieux dossier Kaufman, décidément insoluble.

Quant à la deuxième raison qui nous inciterait à recommander instamment la découverte du film, partiellement liée à la première, elle pourrait être formulée en disant que si le film souffre, sur la durée, de grandes faiblesses de plusieurs ordres, il est finalement moins intéressant dans son unité, chancelante, que dans ses étranges fulgurances. Quelques beaux plans subits ou quelques idées formelles insolites réjouissent ainsi ponctuellement la pupille assoupie, comme ces images de l’église itinérante de Melmoth ou cette fameuse poursuite en ski nautique au milieu du si cinégénique canal de contrôle des inondations de Los Angeles… Mais on pourrait étendre l’idée au propos du film : si la charge contre l’évangélisme télévisuel et contre les charlatans de la religion de tous étages est globalement convenue et pas toujours subtile, il s’y trouve parfois des clairvoyances pour le moins étonnantes, et l'idée consistant à "récupérer Dieu en le convertissant au christianisme" n'est pas la moins symboliquement lumineuse. Mais revenons donc à Kaufman, et au discours final d’Armaggedon T. Thunderbird, galvanisant son public lobotomisé (l’analogie furtive avec le Sieg Heil nazi n’est pas la plus grande élégance du film) : de nombreux spectateurs américains du film y ont vu une référence directe au télé-évangeliste Pat Robertson, présentateur depuis 1966 (et encore à ce jour) de l’émission The 700 Club, lequel Robertson était alors sur le point de se lancer en politique, jusqu’à être candidat malheureux à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 1988. Notre culture ou télévisuelle ou politique américaine n’étant pas suffisante pour que le nom de Pat Robertson nous soit spontanément venu à l’esprit, avouons ici avoir pensé à une actualité beaucoup plus récente. Le télé-évangéliste mégalo A.T.&T. loge dans un bureau en tous points similaire au Bureau Ovale, et dans sa logorrhée fantasmatique finale autour de la « Trinité », il brasse et entremêle les symboles (religieux, institutionnels, économiques), avec comme seul credo la vénération du dieu dollar, s’offrant à une foule hébétée comme la seule issue politique : « Les grandes entreprises ont fait la force de ce pays, qu'elles en prennent les rênes ! », assène-t-il ainsi finalement… Est-il désormais utile de vous décrire la belle choucroute blonde qu’il arbore fièrement pour que vous deviniez à qui nous pensons ? Tout bien pesé, ce serait si drôle si ce n’était pas si vrai.

En résumé, il existe d’assez valables raisons cinématographiques pour visionner La Bible ne fait pas le moine, en ayant bien à l’esprit la grande hétérogénéité (dans le rythme, dans la tenue formelle, dans les gags...) de l’ensemble, qu’on pourrait définir comme un film un peu de guingois – à l’image de son réalisateur, si on osait. Mais la drôle de synchronisation entre la sortie du Blu-Ray et l’actualité politique américaine récente offre une autre raison, singulièrement inattendue, de découvrir un film dont le titre original n’était rien d’autre que la dollarisation de la devise officielle des Etats-Unis : In God We Tru$t. Avouez qu’il y a des coïncidences qui ne trumpent pas.

(1) Marty Feldman était atteint de la maladie de Basedow, qui perturbe le fonctionnement de la thyroïde et peut avoir des conséquences physiques, mais la pratique de la boxe ou divers accidents ont également contribué au façonnage de ce faciès unique.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 20 janvier 2017