Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Blues Brothers

(The Blues Brothers)

L'histoire

"Joliet" Jake Blues sort de prison, attendu par son frère Elwood. Ils rendent visite à "La Pingouine", Mère Supérieure de l'orphelinat où ils ont été élevés, qui leur apprend que, faute de réunir la somme de 5 000$ dans les dix jours à venir, l'orphelinat sera détruit et les enfants jetés à la rue. Jake et Elwood décident alors de retrouver les anciens membres de leur groupe de rhythm'n'blues, pour réaliser un concert dont la recette servira à payer la somme due. Malgré les embûches et les menaces, rien ne pourra les arrêter... car ils « sont en mission pour Dieu. »

Analyse et critique

Des abeilles géantes. Jake et Elwood Blues, lors de leur toute première apparition sur un écran (de télévision, en l’occurrence), ne revêtaient pas encore le costume, les lunettes et le chapeau noirs qui feront très vite leur réputation. Ils étaient costumés en abeilles géantes. C’était le 17 janvier 1976, en clôture du dixième épisode de la première saison du Saturday Night Live, émission amenée à devenir très vite un monument de l’histoire de la télévision américaine. Mais n’anticipons pas, et tâchons de comprendre comment ce soir-là, une chanson de Slim Harpo, composée en 1957, fut entonnée par un groupe d’abeilles géantes.

Le tout premier épisode du Saturday Night Live eut lieu le 11 octobre 1975. On y vit notamment Andy Kaufman désarçonner le public avec son numéro sur la chanson-générique de Mighty Mouse, mais également un sketch, nommé Bee Hospital, avec des personnages vêtus de costumes d’abeilles, parmi lesquels Chevy Chase, Garrett Morris, John Belushi et Dan Aykroyd. Le créateur du show, Lorne Michaels, raconte qu’après cette première diffusion, la chaîne NBC lui envoya une brève note disant en substance que tout était bien... sauf les abeilles. Pour cette raison - l’esprit de contradiction était une vertu fondamentale pour participer à l’émission - « The Killer Bees » devinrent les tout premiers personnages récurrents du Saturday Night Live, apparaissant onze fois lors de cette première saison. Sauf que John Belushi n’aimait pas ce costume grotesque et les gags lourdauds qui allaient avec. Régulièrement, des réunions post-show se tenaient dans le bar d’Aykroyd, le Holland Tunnel Blues Bar, durant lesquelles Belushi maugréait sur ces personnages, tout en glissant une pièce dans le juke-box pour écouter un standard de Sam&Dave... Très vite, ces sessions devinrent une occasion pour faire le bœuf : Belushi chantait, Aykroyd sortait son harmonica, et quiconque voulant se joindre à eux était le bienvenu. Dès lors, Belushi trouva un compromis avec la production du show : OK pour le costume d’abeille, mais plus tant pour des sketches comiques que pour des revues musicales, à base de standards du rhythm’n’blues. Un groupe informel se composa donc, essentiellement pour chauffer la salle lors des coupures publicitaires ou pour achever l’émission en musique... et puis les costumes d’abeilles laissèrent leur place à de plus classieux costumes noirs de jazzmen, avec un chapeau façon John Lee Hooker. Et enfin, Howard Shore - directeur musical du show et futur immense compositeur de musique de films - suggéra, comme une boutade, de nommer le groupe The Blues Brothers et - pourquoi pas - d’en faire un album.

En 1978 sort donc l’album Briefcase Full of Blues. Sur sa pochette, Belushi et Aykroyd s’amusent à inventer un passé à leurs avatars, qui n’ont jusqu’alors jamais été vraiment traités comme des personnages de fiction dans le Saturday Night Live. L’album devient contre toute attente disque de platine, et les Blues Brothers commencent alors à se produire indépendamment du show, conquérant une nouvelle popularité auprès d’un public toujours plus large (et qui ne connaît d’ailleurs pas forcément leur origine télévisuelle). En toute logique, Hollywood, par le biais d’Universal Pictures, se tourne alors opportunément vers eux pour raconter leur histoire dans un long métrage de fiction, confié à John Landis, qui venait notamment de diriger Belushi dans le foutraque - et déjà musical - National Lampoon’s Animal House.

Le film, qui sort en 1980, est ce qu’il est - et cinématographiquement, comme nous l’évoquerons brièvement, il y aurait probablement à redire. Mais son statut a probablement désormais dépassé sa nature. Car le cinéma, indépendamment de considérations techniques ou artistiques, a cette faculté unique de créer des icônes, des images qui sont un jour assimilées, au-delà même de l’œuvre dont elles sont extraites, par la culture populaire. Les Blues Brothers sont de ces personnages connus de tous, y compris de ceux qui n’ont pas vu les shows télévisés ou les films dont ils sont issus. Mettez un costume noir, un chapeau noir et des lunettes noires, et personne ne vous demandera, lors d’une fête costumée, en quoi vous êtes déguisé. On ne débattra pas ici de la légitimité d’une éventuelle épithète "culte" à accoler au film, la réalité est qu’il est bien difficile d’appréhender analytiquement l’objet cinématographique sans prendre en considération cette inscription remarquable dans l’imaginaire collectif. Et ce d’autant plus quand on voue soi-même une admiration inconditionnelle - et probablement disproportionnée - au film. Cela étant dit, essayons de comprendre où cette renommée trouve sa source.

Premièrement, et n’en déplaise aux abeilles géantes, il y a l’évidence de ce look, simple et sophistiqué à la fois, qui crée immédiatement un drôle de décalage entre l’allure et la nature des personnages : sous des airs de VRP austères ou de mafieux menaçants, se cachent en réalité des trublions énergiques, indociles et bondissants. Ensuite, il y a cette séquence d’ouverture muette - probablement ce qu’il y a de mieux, en termes de montage, de tout le film - qui accompagne Joliet Jake à sa sortie de prison, en multipliant les cadrages de dos ou en biais, pour attiser le mystère et finalement exploser, avec les premières notes de She caught the katy, sur l’inscription des noms des comédiens lors du premier face-à-face entre les deux frères. Le film assume d’emblée la dimension mythologique, presque surnaturelle (nous y reviendrons), de ses personnages principaux.


Par ailleurs - et surtout - il y a la musique, qui tient de l’inventaire fantasmatique : imaginez, à la fin des années 70, quelqu’un qui entreprendrait de lister les noms les plus essentiels de la musique noire-américaine des décennies qui ont précédé : on peut évidemment trouver des absents, mais l’essentiel est là. Le Parrain de la soul et du funk, James Brown, livre un gospel échevelé (The Old Landmark) durant lequel Jake reçoit l’illumination ; le Boogie Man John Lee Hooker, bluesman du Mississippi, fait vibrer la ville au son de Boogie Chillun ; la Reine de la soul, Aretha Franklin, entonne l’un de ses plus célèbres morceaux, Think, attifée comme une mémère dans un Soul Food un peu minable, et la magie de son timbre ahurissant opère pourtant ; The Genius himself, Ray Charles, dans un beau numéro d’autodérision, fait danser les gamins des rues sur l’air de Shake a tail feather ; et l’un des derniers maîtres du jazz vocal, Cab Calloway, reprend son célébrissime Minnie the Moocher pour faire patienter les spectateurs impatients du Palace lors du concert final...

Ce sont les figures de proue les plus impressionnantes du film, si on l’envisage comme une comédie musicale, mais l’excellente tenue du film ne réside peut-être pas forcément dans leur présence prestigieuse - ni d’ailleurs dans les enthousiastes efforts vocaux des deux comédiens. Dans le film, Jake et Elwood savent qu’ils n’atteindront leur objectif que s’ils parviennent à réunir tous les membres de leur ancienne formation : une manière de rendre hommage aux musiciens de l’ombre, dont on ne connaît souvent ni les noms ni les physiques, et qui sont pourtant le ciment de la musique qu’ils produisent. Dans les années 60, les plus importants studios de production de soul ou de rhythm’n’blues s’étaient structurés autour de formations-maison, qui se produisaient indifféremment derrière tel ou tel interprète, et qui garantissaient l’homogénéité du son du studio. Les Blues Brothers, ce sont Jake et Elwood, mais ce sont aussi nécessairement Lou, Matt, Steve, Donald, Murphy, Willie, Tom ou Alan. Attardons-nous par exemple sur le bassiste Donald Dunn (le frisé à l’air malicieux, avec sa pipe au bec) ou le guitariste Steve Cropper (le barbu aux cheveux longs) : anciens membres de la légendaire formation Booker T. & the MGs, ils faisaient partie durant les années 60 des piliers de la Stax, pour laquelle ils participèrent à l’écriture ou à la production de chansons aussi mythiques que Respect, (Sittin’ On) The Dock of the Bay pour Otis Redding, ou In the midnight hour de Wilson Pickett. Tous dans leur propre rôle - ce ne sont d’ailleurs pas forcément des comédiens extraordinaires - ces musiciens traduisent la très profonde connaissance, l’infini déférence et l’inconditionnel amour que porte le film à la musique qui l’habite.

Car il y a en réalité deux films, dans Les Blues Brothers, et cela se manifeste de plusieurs manières : l’un est une comédie insolente assez puérile, l’autre est une comédie musicale de prestige. Comme si, d’une certaine façon, il n’y avait que la musique qui méritait d’être sérieux. Si on observe bien, Jake et Elwood sont deux grands gosses insoumis : ils jurent devant leur Mère Supérieure ; ils accumulent les infractions routières ; ils vont dans de grands restaurants chics pour roter et manger avec les mains ;  ils fuient l’autorité sous toutes ses formes ; ils se comportent comme des machos irresponsables avec les femmes... Mais, face à la musique, ils ne rigolent plus. La scène dans la boutique de Ray Charles est à ce titre assez édifiante : dans un premier temps, ils touchent à tout, et manquent pour le moins d’égards vis-à-vis de ce vendeur aveugle et de ses instruments. Mais lorsque celui-ci se révèle être un musicien de génie, ils sont transportés, se prennent d’affection pour lui et sont presque prêts à lui acheter tout son stock.

On pourrait pousser la logique en insistant sur la dimension fantastique qui habite le film : manifeste dès l’ouverture (avec cette aura dorée qui enveloppe Jake à sa sortie de prison), elle s’exprimera ensuite ponctuellement, le plus souvent dans le cadre des séquences musicales. On peut citer la lumière divine qui apparaît à Jake lors du gospel, mais l’exemple de Minnie the Moocher est encore plus parlant : tandis que le public s’impatiente en attendant les frères, le petit bonhomme voûté qu’est Curtis cherche une solution, tout en discutant avec les musiciens, vêtus de leurs tenues quotidiennes décontractées. Il leur demande alors s’ils connaissent le morceau Minnie the Moocher. Le rideau s’ouvre alors, et comme par enchantement, la scène s’est transformée en un décor de Broadway, les musiciens ont revêtu des costumes chics, et Curtis est désormais un élégant crooner en costume blanc à paillettes. La magie de la musique a opéré pour les sauver de cette situation compromise.

De manière générale, The Blues Brothers est un film dont la réussite tient beaucoup à la manière dont, depuis un cadre réaliste, il parvient toujours à faire le petit pas supplémentaire vers une délicieuse forme d’excès. Les nazis en uniforme (qui finissent par s’envoler sur du Wagner !), la mystérieuse femme au lance-flammes, la mère supérieure... bien des personnages secondaires parviennent à exister essentiellement par la manière dont ils s’affranchissent un tout petit peu du réalisme où ils auraient pu subsister. Ce faisant, le film baigne dans une atmosphère à la fois mystérieuse et un peu outrancière, presque grotesque, qui finit par culminer lors de la légendaire (jubilatoire, quoiqu’un peu longue) poursuite automobile finale, qui voit s’empiler une quasi-centaine de voitures de police, puis montre des dizaines et des dizaines de soldats descendant en rappel les gratte-ciels de Chicago pour capturer les deux musiciens en cavale. Là encore, Landis joue sur le décalage, y compris sonore, entre le vacarme furieux des militaires et la douce musique qui accompagne Jake et Elwood dans l’ascenseur.

Pour tout dire, si l’on juge The Blues Brothers à l’aune de critères techniques ou artistiques, on arriverait presque à concéder que c’est un film assez médiocre : les comédiens ne sont pas tous très bons, l’intrigue est remplie de facilités ou d’aberrations, le montage multiplie les faux-raccords... Mais, fondamentalement, il faut s’en moquer. Un film, ce n’est pas un inventaire de critères objectifs, c’est aussi un esprit. Et celui des Blues Brothers est proprement irrésistible. Un esprit subversif, désinvolte, espiègle, parfois potache, qui sait ménager l’étrangeté et l’ironie, porté par des performances comiques (le regard de velours de John Belushi à Carrie Fisher dans le tunnel !) ou musicales de haute-voltige. Pour en apprécier l’essence, on se hasarderait à prétendre qu’il faut peut-être découvrir Les Blues Brothers assez jeune, à un âge où le regard de spectateur n’a pas encore été gagné ni par une trop grande acuité (qui pointerait les multiples imperfections et les envisagerait comme des défauts) ni par un cynisme facile. A un âge où l’irrévérence du ton, la loufoquerie de l’humour, l’abondance des carambolages et l’énergie de la musique sauront trouver des échos dans les aspirations revêches de l’adolescence. Car si The Blues Brothers n’est certes ni le film le plus profond, ni le plus visuellement abouti, ni le plus audacieux de l’histoire du cinéma, il peut probablement prétendre faire partie des plus roboratifs : peu de films auront à ce point comblé mon appétit de spectateur - et continuent d’ailleurs à le faire vision après vision.

Mentionnons, à cet égard, l’existence d’une suite, tournée 18 ans plus tard, sans John Belushi mais avec John Goodman, intitulée Blues Brothers 2000, et qui ne mérite d’être considérée que comme un supplément, une sorte de rappel de fin de concert, une montagne de chantilly sur la coupe du premier opus : composé de variations autour des scènes du film original, le film n’offre aucune nouveauté digne d’intérêt, mais diversifie son plateau d’invités (Wilson Pickett, Eddie Floyd, Sam Moore, B.B. King, Eric Clapton, Dr. John, Erykah Badu...) pour culminer lors d’un grand bœuf final. Seuls les fans purs et durs du film original sauront apprécier... mais, finalement, ne sont-ils pas nombreux ?

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : splendor films

DATE DE SORTIE : 18 NOVEMBRE 2015

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 18 novembre 2015