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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Chiens

L'histoire

Les Chiens se déroule en un temps inconnu, mais que l’on imagine contemporain de la date de sortie du film, c’est-à-dire la fin des années 1970. Son action a pour cadre une banlieue résidentielle en voie d’achèvement où le docteur Henri Ferret (Victor Lanoux) vient de s’installer. Venu de Paris pour jouir de la moderne quiétude de l’endroit, le médecin va cependant et rapidement déchanter. Après avoir soigné ses premiers patients, Henri constate à sa grande surprise la récurrence des morsures de chiens parmi les maux les affectant. La ville semble être la proie d’une étrange épidémie d’attaques canines, à laquelle s’ajoutent les viols en série commis par un agresseur au visage masqué par un collant. Ferret est ainsi amené à prendre en charge Elisabeth (Nicole Calfan), l’une des victimes du violeur. Après avoir noué une relation avec elle, c’est notamment par son biais qu’Henri va peu à peu découvrir les secrets d’une ville sur laquelle plane l’ombre d’un certain Morel (Gérard Depardieu), maître-chien de son état...

Analyse et critique

À l’instar du Futur est femme, autre titre de la collection Make My Day ! dans laquelle paraît Les Chiens, ce dernier s’ouvre par un générique évoquant un espace emblématique d’une certaine modernité : celle urbaine ou plutôt suburbaine de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Si Alain Jessua ne fait certes pas débuter Les Chiens dans une boîte de nuit comme dans Le Futur est femme, les lieux qu’il fait défiler à l’écran participent d’une même contemporanéité. S’enchaînent ainsi des plans fixes évoquant l’une de ces villes nouvelles dont la France faisait alors l’expérience. Et le paysage dessiné par cette manière de diaporama n’est a priori pas dénué d’une certaine séduction, comme pouvait l’être le dancing du Futur est femme.


Environnée de champs verdoyants et d’un lac à la surface paisible, la cité des Chiens semble réaliser l’utopique promesse d’une heureuse synthèse entre ruralité et urbanité. Constituée ici de maisons individuelles, là de petits immeubles aux formes plaisamment avant-gardistes, cette "ville à la campagne" plutôt que "cité-dortoir" ne manque apparemment de rien. En tout cas pas de ce qui doit assurer la prospérité économique (qu’il s’agisse de voies rapides facilitant les échanges ou d’une usine synonyme d’emplois) comme le bien-être social de sa population. Les silhouettes rapidement entrevues d’un abribus et de châteaux d’eau suggèrent que l’endroit offre les services nécessaires au confort matériel de ses habitant.e.s. Ce que confirmera, par la suite, une exploration plus poussée de la ville, révélant que celle-ci est en outre dotée d’établissements scolaires, de santé ou bien encore de commerces.


Mais, de même que Le Futur est femme nimbait bientôt sa vision initiale d’une boîte de nuit d’une inquiétante et fascinante étrangeté, les instants liminaires des Chiens portent sur leur échantillon de modernité un regard aussi étrange que dérangeant. La sensation de trouble tient notamment au surgissement d’images d’une décharge d’ordures. Deux plans successifs n’enregistrent que très partiellement des monticules de déchets que l’on devine énormes. D’allure sinistre, presque dystopique (il y a dans Les Chiens quelque chose de discrètement science-fictionnel), ces presque collines de rebuts le sont d’autant plus que l’on compte parmi ceux-ci des restes de poupées désarticulées évoquant quant à eux le giallo, autre mauvais genre auquel emprunte Les Chiens. Évoquant ainsi non seulement la pourriture mais aussi la mort, qui plus est violente, le portrait in fine dressé de la cité des Chiens en suggère toute la noirceur sous-jacente. Derrière l’éden moderne de la ville nouvelle se dissimule en réalité un enfer urbain, où métastase un mal aussi vieux que virulent...


Celui-ci se révèle dès la première séquence du film. Plus encore, il explose à l’écran en prenant la forme brutale d’un gros plan sur la gueule béante d’un berger allemand à l’acmé de la colère. Ne s’intercale entre le regard des spectateurs et spectatrices et la bête furieuse qu’un mince grillage. Une protection que l’on devine fragile, et même insuffisante, face à ce déchaînement de sauvagerie canine. Ce que confirme la suite de la séquence montrant le chien effacer la barrière d’un bond puissant, puis attaquer impitoyablement Sembe (Mamba M’Bour) qui a imprudemment provoqué l’animal. D’abord déstabilisé par la férocité énigmatique de cette ouverture in medias res, l’on comprend en découvrant la suite du film qu’elle tient en quelque sorte lieu de programme à celui-ci.


D’essence allégorique, cette figure initiale de chien aux échos nazifiants et concentrationnaires donne corps à une violence qui n’est en réalité pas tant animale qu’humaine. C’est-à-dire celle trouvant ses racines dans les replis les plus inquiétants des habitant.e.s d’une cité dont l’ostensible modernité n’a aucunement éteint les pulsions les plus archaïques. À l’origine de cette agressivité taraudant les banlieusards des Chiens, on trouve d’abord une peur primale de la différence. C’est en effet après un étranger, un Noir (Sembe est un travailleur immigré), que le chien de la première séquence part en chasse. On découvrira par la suite que les bergers allemands, danois et autres bas-rouges dont se sont dotés les habitant.e.s de la ville servent aussi à menacer, et parfois à agresser, celles et ceux qu’ils appellent indistinctement "les jeunes". Eux qui constituent avec "les Noirs" une autre déclinaison de l’Autre perçu comme une menace in essentia par les petits-bourgeois mis en scène par Alain Jessua. Ceux-ci sont donc agis au plus profond d’eux-mêmes et d’elles-mêmes par la pulsion de détruire les représentant.e.s de ces classes que l’on dit dangereuses. Et les chiens constituent l’arme que ces Français.e.s "bien sous tous rapports" se choisissent pour satisfaire ce désir destructeur.


Un personnage joue un rôle essentiel dans la métamorphose du meilleur ami de l’homme en une arme mortelle. Il s’agit de Morel, magistralement campé par Gérard Depardieu. Cette sorte de gentleman-farmer, élégamment vêtu de tweed, a transformé son cossu domaine campagnard en un vaste chenil. C’est dans ce lieu "fleurant bon" la France éternelle que non seulement ils élèvent les bêtes destinées aux habitant.e.s de la cité (apparemment) radieuse, mais qu’ils les dressent pour en faire les machines d’une guerre souterraine. Son geste n’est cependant pas uniquement une réponse mercantile aux besoins de ses client.e.s, mais il s’inscrit dans une démarche politique plus vaste. Trahissant son fascisme par ses discours mêlant saillies racistes et misogynes et apologie de la loi du plus fort et de l’eugénisme, Morel travaille à une sorte de révolution aboyante, destinée à saper la démocratie.


D’une habileté proprement machiavélique, ce dresseur-gourou sait non seulement capter à son profit idéologique la peur fantasmatique de l’Autre mais aussi celle, quant à elle légitime, qu’éprouvent les femmes de la ville du fait des crimes bien réels d’un violeur en série. Morel parvient ainsi à rallier Elisabeth, impeccablement campée par Nicole Calfan, après qu’elle a été violée lors d’une séquence dont la brièveté elliptique n’ôte rien à l’horreur. Laissée seule face à sa souffrance, notamment par une police machiste et insensible à son drame, Elisabeth croit trouver un remède à celle-ci avec le molosse que lui procure Morel. Elle s’enferre dès lors dans une spirale de violence vengeresse, culminant lors d’un extraordinaire épisode de rape-revenge marqué par l’émasculation de son agresseur à grands coups de crocs canins...


Certes, Elisabeth recouvre in fine la raison grâce à l’aide d’Henri, cette figure de médecin humaniste à la force quant à elle tranquille. Et à laquelle Victor Lanoux prête de convaincante manière sa silhouette bonhomme et massive. Perdant non seulement le contrôle d’Elisabeth, Morel voit bientôt se retourner contre lui la violence qu’il a déchaînée, poignardé par Jacques (Régis Porte), l’un de ces "jeunes" qu’il entendait éliminer. Et la révolution brune ourdie par le maître-chien semble heureusement avortée. Mais cet apparent happy-end est démenti de la plus effrayante des manières par l’ultime plan des Chiens. Image-jumelle de celle qui ouvrait le film, elle fige sur l’écran une autre gueule furieuse de cerbère, rappelant que les passions destructrices dont les chiens sont l’outil sont toujours à l’action...

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 20 septembre 2021