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Critique de film
Le film
Affiche du film

And Soon the Darkness

L'histoire

Au début des années 1970, deux jeunes et charmantes Anglaises s’en vont passer leurs vacances d’été sur le continent. Il s’agit de Jane (Pamela Franklin) et de Cathy (Michele Dotrice), infirmières l’une comme l’autre, et qui ont choisi de randonner à vélo à travers la campagne française. Un franc soleil estival illumine ces champs et villages que les deux touristes traversent d’abord avec un plaisir insouciant. Mais Jane et Cathy ne tardent pas à se séparer après s’être querellées sur la suite à donner à leur périple. Après avoir quitté Cathy, installée pour l’heure dans la quiétude (apparemment) solitaire d’un sous-bois, Jane décide finalement d’aller la retrouver. Mais elle découvre alors que son amie a entretemps disparu. Craignant qu’il ne soit advenu malheur à Cathy, Jane tente dès lors d’en retrouver la trace, malgré sa connaissance plus que limitée du français. Débute une quête éprouvante dans laquelle un homme du nom de Paul Salmon (Sandor Elès) ou bien encore un gendarme à moto (John Nettleton) joueront quelque rôle...

Analyse et critique


Pourtant à plus d’un titre hexagonal puisqu’il se déroule intégralement en France tout en employant un casting en partie "bien de chez nous" (Jean Carmet, Claude Bertrand), And Soon the Darkness est pourtant longuement demeuré inédit de notre côté de la Manche. Il aura en effet fallu attendre un demi-siècle pour que ce très singulier thriller britannique connaisse enfin une diffusion française grâce à la collection Make My Day ! Peut-être cette durable ignorance s’explique-t-elle par la vision rien moins qu’aimable du pays que propose le film ? Fugacement présentée comme un doux paradis touristique, la France rurale de And Soon the Darkness se mue bien vite en une marge désolée, peuplée d’inquiétants autochtones et in fine propice au fait-divers sous sa forme la plus sordide. Il y a fort à parier que les distributeurs français ne voulurent pas prendre le risque de tendre un miroir aussi peu avantageux au public de la France pompidolienne. Et ce peut-être d’autant plus que les auteurs de And Soon the Darkness n’avaient pas de quoi attirer favorablement l’attention des milieux cinématographiques français, marqués que ceux-ci étaient du sceau de la télévision en un temps où elle n’avait pas encore acquis ses titres de noblesse critiques...

Le générique de And Soon the Darkness coïncide en effet et de la plus exacte des manières avec celui d’un des fleurons de l’âge d’or du petit écran britannique : Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers, 1961-1969). C’est en effet à deux des scénaristes de la fameuse série que l’on doit le script de And Soon the Darkness. Terry Nation a pour sa part écrit une poignée d’épisodes de la saison 7 de Chapeau melon et bottes de cuir, tandis que Brian Clemens fut un des artisans majeurs de la série. Auteur d’une trentaine de scénarii, il fut par ailleurs producteur de plus de quatre-vingts épisodes, se faisant ainsi l’un des maîtres d’œuvre de la période dite « Emma Peel », le plus souvent considérée comme la plus achevée de Chapeau melon et bottes de cuir. Non seulement écrit par deux plumes récurrentes de cette série, And Soon the Darkness est encore mis en scène par Robert Fuest, un cinéaste ayant lui aussi collaboré à celle-ci. Par ailleurs produit par Albert Fennell, autre artisan essentiel de Chapeau melon et bottes de cuir, And Soon the Darkness lui emprunte enfin Laurie Johnson, l’un de ses compositeurs attitrés, ainsi que certains de ses comédiens (Sandor Elès, John Nettleton, Clare Kelly). Mais l’on arrêtera là une liste en réalité plus longue, puisque And Soon the Darkness a été monté par Ann Chegwidden, apparaissant à certains des génériques de The Avengers...


On ne verra donc rien d’étonnant à ce que And Soon the Darkness, ainsi imaginé et réalisé par une partie conséquente de l’équipe (très) créative de Chapeau melon et bottes de cuir, en porte la trace manifeste. Une fois advenue la disparition de Cathy, le film adopte en effet une structure narrative évoquant irrésistiblement celle de la série. Comme dans celle-ci, et à l’instar du duo d’investigateurs formé par Steed et ses partenaires successives, les protagonistes de And Soon the Darkness partis sur les traces de Cathy évoluent dans une sorte de labyrinthe s’articulant autour de quelques lieux clefs. Ne cessant ainsi d’aller et (re)venir entre le sous-bois où s’est évaporée la jeune femme, un café en bord de route et une ferme isolée, les personnages de And Soon the Darkness rebondissent de l’un à l’autre en fonction de leurs (non) découvertes. Les trajectoires des protagonistes les plongent de plus en plus profondément dans un univers fondamentalement instable, car marqué par le faux-semblant et la réversibilité des figures le peuplant. L’étrangeté du monde ainsi dessiné est d’autant plus marquée que s’y profile, tout comme dans Chapeau melon et bottes de cuir, l’ombre de l’ange du bizarre. Notamment lorsque se dresse à l’horizon une silhouette massive, celle d’un homme évoquant aussi bien un épouvantail venu à la vie qu’un ogre échappé d’un conte...


Mais alors que Chapeau melon et bottes de cuir usait et même jouait de ces cadres et figures pour décliner le motif du sage whodunit sur un mode joyeusement ironique, And Soon the Darkness les fait siens pour narrer un récit criminel à la noirceur de plus en plus marquée, dévoilant avec crudité une réalité nauséeuse. Car la disparition de Cathy semble entretenir quelque rapport avec un cold case advenu dans la région visitée par les deux Anglaises. Une touriste venue des Pays-Bas, elle aussi jeune et jolie, a été victime d’un viol puis assassinée un an auparavant. Irrésolue, l’affaire hante les esprits de nombre des personnages du film, rappelant par ailleurs que ce coin de campagne faussement paisible demeure en réalité la terre d’élection d’une domination masculine d’airain. Celle-ci ne se dissimule en réalité guère. Elle s’exprime ainsi dès l’une des premières scènes du film. On y voit Jane et Cathy seules femmes présentes à la terrasse d’un café, littéralement encerclées par une foule masculine, dont certains des membres expriment ouvertement leur désir.

Les deux jeunes femmes ne paraissent cependant pas s’en formaliser outre-mesure, prenant même un certain plaisir à ces avances pourtant rien moins que subtiles de la part de jeunes villageois. Comme si ces deux vingtenaires estimaient comme d’autres représentantes de la génération 68 que la page du patriarcat était tournée. Et qu’il était donc désormais possible aux jeunes femmes dépourvues de "protecteurs" masculins d’évoluer librement et sûrement dans le monde... comme le faisaient dans Chapeau melon et bottes de cuir ces fortes figures d’enquêtrices qui, de Cathy Gale à Tara King en passant par Emma Peele, trouvaient en Steed un partenaire et non pas un maître.


Mais en apportant un cinglant démenti à cette possibilité affirmée par la série d’une émancipation féminine et féministe tout au long des années 1960, And Soon the Darkness fait l’éprouvante démonstration qu’à l’orée de la décennie suivante le monde demeure plus que jamais brutalement mâle. Et ce, plus particulièrement lors de l’ultime et cauchemardesque séquence du film. Rompant alors violemment avec l’esthétique à l’étrangeté pop de Chapeau melon et bottes de cuir, And Soon the Darkness semble plutôt emprunter à un art brut poisseux préfigurant celui de Massacre à la tronçonneuse (1974). Annonçant le chef-d’œuvre de Tobe Hooper mais aussi La Dernière maison sur la gauche (1972) de Wes Craven, And Soon the Darkness s’inscrit dès lors dans la lignée ces films-cauchemars enterrant les espoirs libertaires des années 60. (1) Comme si les artisans de Chapeau melon et bottes de cuir avaient soudainement pris conscience que la promesse libératrice de la série n’était qu’un rêve, volant en éclats à l’épreuve du réel des années 70.

(1) Et l'on pourrait encore y ajouter l’italien Avoir vingt ans (1978) de Fernando Di Leo, un film particulièrement cher à Jean-Baptiste Thoret, dont le scénario n’est pas sans rappeler lointainement celui de And Soon the Darkness...

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 5 octobre 2021