L'histoire
Vivant depuis des années sous la couverture d’un respectable homme d’affaire zurichois, Sébastien grenier est en fait un espion dormant du SDECE. Un jour, il est réveillé par un homme mystérieux, Jean-Paul Chance, se présentant tantôt comme un représentant du pouvoir suisse, tantôt come l’agent traitant de Grenier. Grenier tente de comprendre mais autour de lui, ses relations tombent comme des mouches. Il ne comprend pas ce qui se passe, ni comment s’en défendre.
Analyse et critique
Après l’échec commercial du pourtant très réussi Allons z’enfants en 1981, film personnel pour Yves Boisset, le cinéaste va se trouver l’année suivante avec Espion lève-toi à la tête d’un film dont il n’est pas l’initiateur. En effet, c’est Michel Audiard qui porte le sujet. Grand lecteur de polar, c’est lui qui découvre dans la série noire le roman éponyme de Georges Markstein, un ancien agent secret qui a déjà croisé le monde de l’audiovisuel en signant le scénario de l’excellent Trois milliards d’un coup ainsi que celui de la série Le Prisonnier. Comme à son habitude lorsqu’il découvre un texte auquel il trouve un potentiel cinématographique, Audiard va le proposer à un de ses amis acteurs, cette fois Lino Ventura, avant de proposer un lot aux producteurs avec un sujet, les droits d’adaptation et une tête d’affiche. C’est Norbert Saada qui est convaincu et qui va se mettre en quête d’un réalisateur, associant au projet durant quelques heures Jean-Jacques Beineix ou plus longtemps Andrzej Żuławski, qui réécrit le film dans une direction plus érotique qui ne convient pas à Lino Ventura. C’est donc finalement sur Yves Boisset que se porte le choix du producteur, ce qui plaît initialement peu à Audiard à cause du passé de critique du réalisateur avec lequel le courant passera finalement très bien.
Espion lève-toi suit le personnage de Sébastien Grenier, espion dormant installé sous couverture en Suisse et « réveillé par un mystérieux personnage, Jean-Paul Chance, dont nous ne saurons jamais vraiment s’il est un ennemi ou un allié du héros. C’est l’histoire d’un homme perdu, qui croyait ne plus jamais avoir à retrouver ses reflexes d’espion, et qui ne comprend pas pourquoi le monde s’écroule autour de lui. Les contacts auxquels il fait appel sont abattus les uns après les autres, et l’environnement révolutionnaire de sa compagne, une professeure d’université, sème le doute dans son esprit. Boisset inscrit son récit dans la tradition du film d’espionnage réaliste et gris, inspirée par la guerre froide, et installée notamment par L’Espion qui venait du froid un des chefs d’œuvre de Martin Ritt. Citant explicitement La Taupe, l’œuvre de John Le Carré, Espion lève-toi se présente même comme un aboutissement du registre. Le métier d’espion n’a jamais été aussi peu glamour que dans le film de Boisset, présentant des personnages sans repères, sacrifiables au gré des changement politiques, comme l’illustre la discussion désabusée entre Grenier et Henri Marchand -l’excellent Bernard Fresson – qui illustre toute la solitude de ces hommes de l’ombre, qui ne peuvent se rencontrer que furtivement, dans une vie mécanique matérialisée à l’écran par les dates et heures que précise régulièrement un narrateur extradiégétique, enfermant les personnages dans un calendrier qu’ils ne maitrisent pas.
Espion lève-toi est en toute logique un récit trouble, dont le spectateur ne saisira jamais tous les tenants et les aboutissants à l’image de Grenier lui-même. Il s’agit souvent de la clé de la réussite du cinéma du complot, savoir maintenir le spectateur au même niveau de connaissance que celui du personnage principal, sans le perdre, mais sans jamais trop en révéler. Du point de vue de l’écriture et de la mécanique du récit, il s’agit d’une corde raide, et un pas de côté peut soit créer un film totalement incompréhensible et impossible à suivre, soit anéantir totalement la mécanique oppressante de l’histoire. Boisset et ses co-scénaristes, Michel Audiard et Claude Veillot, avec qui il a régulièrement collaboré, notamment pour Un Condé, réussissent parfaitement ce défi. Nous sommes avec Grenier, soumis aux mêmes interrogations et aux mêmes inquiétudes, face à un monde à chaque minute plus inquiétant. L’univers de l’espionnage, loin d’être glorifié, est dans Espion lève-toi une malédiction. Pour Gerbier d’abord, qui porte cet engagement passé en ayant perdu sa foi, et qui voit chacun de ses pas se transformer en drame. A chaque fois qu’il croise un ami, celui-ci disparait de mort de violente, au point d’enfermer Gerbier dans une situation sans issue. Comme le lui dit Chance dans un dialogue, Gerbier ne « porte pas bonheur ». Ce sont ses mouvements qui à l’image, propagent la mort. Rarement au cinéma le personnage d’un thriller aura pu dire qu’il ne savait pas quoi faire et qu’il ne pouvait rien faire, et nous sommes en tant que spectateur de tout cœur avec lui. Espion lève-toi, en allant au bout de la démarche du récit de complot, crée un personnage fascinant, littéralement bloqué, condamné à vie par le choix professionnel qu’il a fait des années plus tôt.
Mais plus grave, cette malédiction s’étant également au reste du monde. Au nom d’enjeux politiques obscurs, on tue à chaque coin de rue, gratuitement, dans un tourbillon de violence qui peut toucher tout le monde. Espion lève-toi convoque les braises encore chaudes de la violence politique qui a secoué l’Europe dans les années soixante-dix. On pense évidemment à la Bande à Baader, notamment via l’entourage d’Anna, la compagne de Grenier qui anime des cercles d’étudiants révolutionnaires. On pense aussi aux attentats des brigades rouges auxquels Boisset fait référence explicite lors de la découverte du corps d’Anna, filmée selon les mêmes angles que ceux des prises de vues de la découverte du corps d’Aldo Moro, quelques années plus tôt. Une idée suggérée au cinéaste pas un technicien et immédiatement adoptée, preuve de l’adaptabilité toujours payante de Boisset. Espion lève-toi met en lumière, sans lourdeur, les liens entre cette violence révolutionnaire et les appareils d’états, qu’ils soient français, occidentaux ou communistes, dans une démonstration qui fait forcément penser à celle de Francesco Rosi avec Cadavres exquis, tirant un lien, une fois de plus, entre l’œuvre de Boisset et le cinéma italien qui hante la quasi-totalité de sa filmographie. Remarquable dans sa peinture d’un personnage, Espion lève-toi réussi aussi la peinture d’un monde, celui de là plupart des films de Boisset, qui renvoie chacun dos-à-dos. Est et Ouest, politiciens installés et révolutionnaires, tous agissent pour une destruction globale.
Boisset réussi donc deux films en un, celui de l’abstraction, allant à l’os du cinéma d’espionnage pour créer sa figure d’homme perdu, et celui du propos politique classique dans son cinéma. Il réussit également la façade, celle du genre, démontrant s’il le fallait son aisance dans les séquences d’action. Des scènes nerveuses, souvent inventive, toujours spectaculaires comme la première, l’assassinat d’un dénommé Zimmer dans le tram munichois, menée avec une remarquable efficacité et rythmée par la musique du maestro Ennio Morricone à nouveau très inspiré par le cinéma de Boisset, comme il l’avait été une première fois pour L’Attentat. Ce liant, relevant du plus pur cinéma de genre, donne au film la dynamique dont il aurait pu manquer, des moments d’éclats dans une atmosphère grise inhérente au sujet, et renforcée par le décor zurichois.
Mais au-delà de son propos et de sa mise en scène, il suffirait peut-être de citer la distribution d’Espion lève-toi pour en dire toute la qualité. Lino Ventura, Michel Piccoli, Bruno Cremer, difficile de faire mieux en 1982. On sait à quel point Ventura était un acteur difficile à convaincre, particulièrement l’âge avançant, et le voir apparaitre en tête d’affiche est en soit la confirmation de la solidité d’un scénario. Il y retrouve un terrain qui a fait certains de ses meilleurs rôles, dans Cadavres exquis ou Un Papillon sur l’épaule. Ventura est l’incarnation de l’homme qui reste droit dans un monde qu’il ne comprend plus, sens dessus dessous. Il est ici d’autant plus mis en valeur par son opposition à Michel Piccoli dans le rôle de Chance. Tout oppose les deux personnages comme les deux acteurs, Piccoli excellent dans l’art de la parole à double sens, dans la création d’un personnage complexe et mystérieux face à un Grenier brut de fonderie. Leur opposition fait des merveilles, et l’ambiguïté de leurs rapports est encore renforcée par l’entrée en scène du personnage d’Alain Richard, interprété par Bruno Cremer, qui véhicule par son passé cinématographique une posture intermédiaire à celles de Piccoli et Ventura, venant accentuer encore le mystère dans lequel Grenier est plongé. Ce trio, à lui seul, justifie de voir Espion lève-toi.
Voici peut-être l’une des dernières grandes réussites cinématographiques de Boisset, avec Le Prix du danger qui lui succède immédiatement. Avec plus d’un million d’entrées, il lui offre un retour au succès public, avant que sa carrière sur grand écran ne se ralentisse et qu’il ne doive se tourner vers la télévision. Un constat qui vaut également pour Lino Ventura, qui se fait rare au cinéma dans les années 80 et tient ici un de ses derniers grands rôles. Espion lève-toi est à coup sur l’une des dernières réussites du cinéma paranoïaque et du cinéma d’espionnage classique, une synthèse d’un genre qui aura traversé les années 60 et 70 et une synthèse aussi de l’œuvre de Boisset, mêlant constamment genre et politique, et sachant apporter une touche transalpine au cinéma français.
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Espion, lève-toi/Le Saut de l'ange
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sortie le 26 juillet 2023
éditions Studio Canal