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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un condé

L'histoire

Roger Dassa, propriétaire d’une boîte de nuit, est assassiné par les hommes de main du Mandarin alors qu’il refuse d’ouvrir son établissement à son trafic de drogue. C’est Hélène, la sœur de Roger, et son meilleur ami Dan Rover qui reprennent en main ses affaires. Dan monte une expédition punitive contre le Mandarin et, au cours de l’opération, un flic idéaliste, Barnero, est abattu. Favenin, policier désabusé et ami de la victime, se met en tête de punir les assassins de son collègue. Dans sa quête, les règles lui importent peu, et il n’hésitera pas pas à malmener ceux qui se dressent sur son chemin.

Analyse et critique

Jusqu’à aujourd’hui, aucun film d’Yves Boisset n’avait été chroniqué dans ces colonnes. Le résultat des hasards de l’actualité et des disponibilités des membres de la rédaction, mais aussi une image du statut actuel de Boisset dans la cinéphilie française : un cinéaste un peu oublié, et parfois considéré comme lourdaud et peu intéressant. Un traitement particulièrement injuste pour l’un des réalisateurs français les plus marquants, singulier par son traitement « italien » des sujets politiques de son époque. Un condé, son premier film marquant, est l’illustration parfaite des qualités et de l’engagement de son cinéma. D’abord assistant pour Claude Sautet, Jean-Pierre Melville ou René Clément entre autres, Yves Boisset débute sa carrière de cinéaste avec deux films criminels, Coplan sauve sa peau et Cran d’arrêt. Ces deux films font de lui un candidat idéal pour la réalisation d’Un condé, projet que lui apporte la productrice Véra Belmont par l’intermédiaire de Claude Sautet. Il s’agit d’adapter un récit de Pierre Lesou (1), auteur en vogue au cinéma à cette période puisqu’il avait déjà été adapté par deux fois, avec Le Doulos de Melville et Lucky Joe de Michel Deville.

Un condé a pour personnage principal Faverin, un flic désabusé qui vient d’être muté pour désobéissance. Il retrouve Barnero, un collègue idéaliste qu’il a connu par le passé. Sur la trace du Mandarin, un criminel local influant, ils se retrouvent au cœur d’un règlement de comptes et Barnero est abattu par l’un des tueurs du gangster. Favenin se met alors en tête d’éliminer l’assassin de son ami, quitte à outrepasser les règles de son métier. Si le polar est un genre dominant du cinéma français des années 60 et 70, avec notamment l’œuvre de Melville, les premiers films d’Alain Corneau, ceux de Jacques Deray entre autres, peu présentent une vision aussi dure du policier et une analyse aussi ambigüe du fonctionnement de l’autorité policière en France. Durant l’immédiat après Mai-68, quelques films ont présenté une vision nouvelle, telle le violent La Bande à Bonnot de Philippe Fourastié, Max et les ferrailleurs avec son flic fabriquant des preuves ou encore les films noirs de Mocky, dont Solo et L’Albatros. Aucun n’aura cependant autant heurté le pouvoir français que le film d’Yves Boisset. Il sera même provisoirement interdit par le ministre Marcellin, inquiet de la vision de la police donnée à l’écran, notamment au travers du personnage du commissaire principal, brillamment incarné par le génial Adolfo Celi, prêt à mettre sous le tapis tous les actes commis par Faverin. Boisset sortira de cette impasse par la coupe d’une dizaine de minutes du film ainsi qu’en retournant une scène, celle de l’interrogatoire de Dan par Favenin dans laquelle on voyait initialement Dan déshabillé et salement amoché. Cela sera surtout un formidable coup de publicité pour Un condé, qui connaîtra ainsi un succès public aussi inattendu que mérité.


Ce serait pourtant une erreur d’imaginer qu’Un condé est un film manichéen chargeant sans nuances l’Etat et la police française. Lorsqu’on le désigne comme un cinéaste engagé, Boisset a l’habitude de répliquer qu’il est un cinéaste humaniste. Un condé illustre parfaitement cette nuance. Yves Boisset se concentre sur l’ambiguïté d’un personnage, Favenin, qui génère chez le spectateur autant de détestation que d’empathie. A l’origine du projet, c’est Lino Ventura qui devait tenir le rôle. Trouvant le personnage trop antipathique, Ventura refuse de l’incarner, ce qui ne surprend pas quand on connait l’exigence de l’acteur quant à la droiture morale des personnages qu’il choisissait de jouer. Boisset apporte alors l’idée d’un acteur aux antipodes de Ventura avec Michel Bouquet, qui présente un profil bien plus intellectuel et bien moins physique, et qui incarnait jusque-là des personnages plutôt faibles. Avec l’aide de Boisset, Bouquet se transforme. L’acteur choisit une nouvelle coupe de cheveux, et le cinéaste lui donne un nouveau costume sombre et l’affuble à presque tous les plans de gants noirs, qui l’associent dans notre esprit au prototype du criminel. Ce paradoxe entre l’image passée de l’acteur et celle qu’il a à l’écran fait écho à la trajectoire du personnage et à ses nombreux doubles dans le récit. Favenin utilise les mêmes méthodes expéditives que Viletti, le tueur qui aide Dan, le personnage a priori positif du film. Il est également le double de Dan lui-même, qui a monté contre le Mandarin une expédition punitive pour venger son ami Roger Dassa. Favenin est lui aussi motivé par la vengeance. Il le dit plusieurs fois, Barnero était un flic pur qui ne méritait pas de mourir. Ainsi, à moins de condamner tous les personnages du film, le spectateur ne peut pas considérer Favenin comme un personnage entièrement négatif. La seule chose qui le distingue des autres, c’est son statut de policier et c’est bien sur le problème moral qui est au cœur du film. Des mots mêmes de Favenin, la police ne peut qu’être « sale » et la mort de son collègue honnête le prouve. Par son comportement, il se conforme donc à cette vision, que légitime en partie le récit.

Le raisonnement pourrait être mené pour la quasi-totalité des personnages, à l’exception de certains personnages secondaires, celui incarné par Françoise Fabian pour la droiture, et celui interprété par Adolfo Celi pour la médiocrité absolue. Il n’y a ainsi pas de refuge pour le spectateur, pas de personnage du côté duquel on pourrait simplement se placer pour échapper à un examen moral intime. Le spectateur ne peut pas se protéger de son propre reflet, comme il ne peut pas se cacher de la remise en question profonde du système policier tout entier que présente le film. Un condé n’offre aucune certitude, il génère le doute et le questionnement, jusqu’à son dernier plan. Il ne s’agit donc pas pour Boisset d’asséner des vérités, mais d’ouvrir pour son public des axes de réflexion, des questionnements personnels et collectifs, de l’éveiller à des problématiques à la foi morales et politiques. En cela, Boisset lorgne vers le cinéma italien de son époque, celui dans lequel les grands films de genre, au-delà du divertissement, observent avec lucidité et sévérité la société et l’individu. Cette filiation s’incarne dans une partie du casting, puisqu’en tête d’affiche, aux côtés de Michel Bouquet et de Françoise Fabian, se trouve le nom de Gianni Garko, star du cinéma de genre italien notamment connu pour son interprétation du personnage de Sartana, héros mystérieux d’une série de westerns particulièrement réjouissante. Le choix de la forme policière pour véhiculer un message profond donne aussi une touche transalpine au film. Le cinéma de l’âge d’or italien est, entre autres, celui de cinéastes qui pensaient que les films intelligents devaient être accessibles au plus grand nombre et que le genre aidait nettement à atteindre ce but. Un avis partagé par Boisset, qui glisse d’ailleurs dans son film une petite pique à la Nouvelle Vague française en filmant sur une porte l’inscription suivante : « Docteur Godard - Maladies et Chirurgie des Yeux ». Si Boisset respectait profondément Godard, il lui reprochait sa dérive post-soixante-huitarde qui le voit s’éloigner du public populaire et de ses positions de critique, lui qui était un grand défenseur du cinéma de genre américain dans sa carrière de critique. Un condé, par sa forme, est une réponse à cette dérive : un cinéma intelligent qui s’adresse à tous.


Un condé est une sorte de polar melvillien plus dialogué et plus violent. L’influence du cinéaste de la Rue Jenner est indiscutable. L’ambiance nocturne du film comme la caractérisation des personnages, avec chapeaux et imperméables, place Un condé dans la continuité des grands polars de Melville. L’atmosphère mortifère également. Lorsque Viletti, le tueur incarné par l’impeccable Michel Constantin, fait face à Favenin et lui dit « Ca fait des années que j’attends la mort », il s’agit évidemment d’une réplique qui aurait pu être prononcé par les personnages du Cercle rouge ou de L’Armée des ombres s’ils avaient été loquaces. A cette ambiance se superpose une violence sèche, particulièrement moderne, qui évoque là aussi le cinéma italien et plus particulièrement le poliziottescho naissant. La séquence de fusillade durant laquelle Dan et Viletti abattent la Mandarin est impressionnante, avec un plan face aux armes, brutalisant le spectateur déjà déstabilisé par le propos du film. L’interrogatoire de Dan par Favenin est dans la même ligne, même si la scène est adoucie après avoir été retournée. Cette violence fut d’ailleurs aussi l'une des raisons des ennuis du film, puisque le scénario eut du mal à passer l’épreuve de la pré-censure, notamment à cause de la scène dans laquelle Favenin moleste l’ami de Dan incarné par Rufus sous les yeux de son enfant. Pour cette scène, Véra Belmont eut l’idée d’utiliser son propre fils et fut d’ailleurs condamnée pour cela, même si ce dernier ne fut jamais exposé sur le plateau à des scènes de violence. Le résultat de ce mélange est un polar nerveux, divertissant, intelligent, remarquablement photographié par Jean-Marc Ripert et mis en musique avec une modernité sidérante par Antoine Duhamel.

Avec Un condé, Yves Boisset trouve sa voie. Celle d’un maitre du cinéma de genre, qui met en scène avec précision et intelligence. Celle aussi d’un critique sévère de la société française, ce qui sera encore plus évident deux ans plus tard avec L’Attentat, évocation à peine voilée de l’affaire Ben Barka. Voici l’acte fondateur de la carrière d’un des grands réalisateurs de l’histoire du cinéma français, à la carrière unique et passionnante.

(1) Le roman correspondant, La Mort d’un condé, sera écrit d’après le film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 3 septembre 2019