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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dillinger

L'histoire

S’inspirant d’une page aussi vraie que fameuse des annales du crime étasunien, Dillinger évoque la carrière délinquante du gangster John Herbert Dillinger Jr., né en 1903 dans l’Indiana et mort (brutalement) à Chicago en 1934. Campé dans le film par Warren Oates, Dillinger y est mis en scène durant l’ultime année de sa carrière de malfaiteur ainsi que de sa courte existence. Débutant plus précisément en 1933, le film montre un Dillinger en passe de devenir l’ennemi public n°1. Celui qui s’était déjà signalé aux autorités comme un redoutable auteur de hold-up est désormais soupçonné d’avoir pris une part aussi active que décisive au "massacre de Kansas City", durant lequel périrent quatre policiers. La traque de Dillinger est confiée à Melvin Purvis (Ben Johnson), un officier de la Division of Investigation, ou D.O.I., dont le directeur est John Edgar Hoover. Cet ancêtre du F.B.I (qui prendra la suite du D.O.I en 1935) constitue déjà une redoutable organisation et va se donner tous les moyens, y compris les plus brutaux, pour mettre un terme aux méfaits de Dillinger. La lutte va cependant être âpre, puisque Dillinger va bientôt former autour de lui une sorte d’armée privée, réunissant la fine fleur des braqueurs alors en activité. Le gang de Dillinger compte en effet dans ses rangs des truands aussi éprouvés que Homer Van Meter (Harry Dean Stanton), Harry Pierpont (Geoffrey Lewis), Charles Mackley (John Ryan), Baby Face Nelson (Richard Dreyfuss), Pretty Boy Floyd (Steve Kanaly) et Reed Youngblood (Frank McRae). La bande compte encore les compagnes de ces outlaws de la Grande Dépression, parmi lesquelles Billie Frechette (Michelle Philips), la maîtresse de Dillinger. C’est la guerre sans merci menée par Purvis et ses G-Men contre cette horde à plus d’un titre sauvage que narre à sa très personnelle manière John Milius…

Analyse et critique


C’est une Amérique en crise que John Milius prend le parti de camper lors des instants inauguraux de Dillinger. Après une séquence initiale permettant de dater l’action du film en la situant en 1933, tout en montrant la cliente d’une banque ostensiblement inquiète de ne pas pouvoir récupérer son argent, s’enchaîne un générique constitué d’un montage de photographies d’époque. Les premières montrent les effets humains et matériels de la Grande Dépression déclenchée aux États-Unis par le krach boursier d’octobre 1929 et dont les délétères effets socio-économiques atteignirent leur pic en cette année 1933. Se succèdent les visions pathétiques d’habitants et habitantes des campagnes aux corps efflanqués et vêtus de haillons, devenus incapables de tirer leur subsistance de fermes ruinées dans tous les sens du terme. Aux images de ces paysans, les uns blancs, les autres noirs, répondent celles d’une population urbaine pareillement mise à mal par la pire crise de l’histoire étasunienne. Défilent à l’écran des clichés montrant des files ininterrompues d’hommes, là encore blancs ou noirs, que l’on imagine au chômage et venus postuler à un emploi. À moins qu’ils n’attendent de venir prendre place à l’une des tables d’une soupe populaire destinée à nourrir des chômeurs réduits à une misère absolue, et apparaissant sur une autre des photos du générique.


C’est cependant par un autre type d’évocation qu’il s’achève, puisque ses dernières images ne dépeignent plus l’effondrement matériel des États-Unis du fait de la Grande Dépression mais la violence criminelle dont elle a été le cadre. Les photos d’un groupe de policiers lourdement armés, d’une fusillade en pleine rue ou encore d’un fusil-mitrailleur expriment l’évidente idée d’une corrélation entre malaise économico-social et déchaînement de brutalité délinquante. S’énonce ainsi pour Dillinger une manière de programme auquel son auteur semble d’autant plus vivement attaché qu’il prend soin d’inscrire la mention « Written and Directed by John Milius » sur fond de plan d’une mitraillette Thompson, environnée d’un revolver Browning et de leurs munitions respectives…Spectateurs et spectatrices (du moins celles et ceux ne connaissant pas encore l’univers de l’auteur de Conan le barbare…) pourraient alors être susceptibles d’anticiper une déclinaison filmique et moderne de la morale fameuse de La Fontaine selon laquelle « Ventre affamé n’a point d’oreilles. » Notamment lorsque, privé par le chômage de source légale de revenus, un individu se voit contraint d’attaquer des banques pour se procurer de l’argent. Soit une lecture associant dans un rapport de cause à effet misère et délinquance aussi ancienne que la criminologie, et dont certains biographes de Dillinger participent à l’instar de l’auteur ou autrice de sa notice pour Wikipédia écrivant notamment : « Dès sa sortie [de prison] le 10 mai 1933, [Dillinger] retomba rapidement dans le crime, ne trouvant pas de travail du fait de la Grande Dépression de 1929. » D’autres crurent même voir en Dillinger une incarnation réelle et contemporaine de Robin des Bois, ainsi que le stipule le même article de la fameuse encyclopédie en ligne…


… Or pareille étiologie de la violence criminelle, que d’aucuns qualifieraient de progressiste ou bien encore de socialisante, est en réalité tout à fait étrangère au propos développé par John Milius avec Dillinger.  Le cinéaste n’a en effet jamais caché son ancrage à la droite du paysage politique étasunien. Et l’on gagera que l’auteur de L’Aube rouge est de ce fait rien moins que sensible à un discours considérant à la fois le criminel comme une victime de l’inégalité capitaliste et un rebelle, voire un révolutionnaire en lutte contre celle-ci. Pour le lecteur de Hobbes qu’est peut-être John Milius, la violence est l’une des caractéristiques ontologiques de l’humanité. Peut-être même est-elle la plus fondamentale d’entre toutes pour le scénariste d’Apocalypse Now. Dans Dillinger, la Grande Dépression n’est donc aucunement la cause première d’une sauvagerie lui préexistant, et dont elle ne se fait que le révélateur. Comme si le dérèglement socio-économique induit par la crise de 1929 se muait in fine en une anomie de portée générale, libérant ainsi le loup tapi en chaque individu, pour en revenir une dernière fois à Hobbes… Aucun des personnages de Dillinger, du plus important au plus secondaire, ne semble en effet échapper à la pulsion de la violence. Tel est en premier lieu le cas des protagonistes du film que sont d’une part Dillinger et ses complices et, d’autre part, Purvis et ses G-Men. A priori séparés l’un de l’autre par la Loi et les valeurs morales la sous-tendant, ces deux groupes antagonistes sont pourtant traités par John Milius d’une symétrique et troublante manière. L’extraordinaire et sanglante âpreté des séquences de fusillade (au regard desquelles celles de Bonnie et Clyde et de La Horde sauvage (1) peuvent sembler édulcorées…) plonge spectateurs et spectatrices dans un chaos visuel effaçant toute distinction entre flics et voyous. Tenant plutôt de scènes de guerre (2) que de crime, ces affrontements à main très lourdement armée (3) voient les uns comme les autres déchaîner une puissance de feu donnant à la Main Street d’un bourg anonyme de l’Amérique profonde des allures de Stalingrad, au plus acharné de la bataille éponyme ! Bientôt plongés dans un brouillard tant matériel (celui soulevé par les décharges et autres explosions) que moral, les deux semblants d’armées emmenées par Dillinger et Purvis s’abandonnent avec une même intempérance à l’exercice de la brutalité. Ne se préoccupant pas plus de leur sort physique que des passants pris entre leurs feux, les guerriers en lesquels se sont mués truands et policiers semblent alors connaître une véritable épiphanie existentielle. Celle que constitue l’accomplissement enfin entier d’une essence humaine dominée par la sauvagerie et jusqu’alors jugulée par la stabilité sociale…

Cette propension des individus à se muer en clan combattant n’est par ailleurs pas l’apanage des seuls hommes de Dillinger et de Purvis, présente qu’elle est chez des Américains les plus apparemment banals. En témoigne la saisissante séquence de la mort de Van Metter, criblé de balles par un groupe de villageois. D’allure d’abord placide, les hommes (pour certains de presque vieillards) se rassemblent soudainement en une cohorte agressive après avoir découvert l’identité du gangster en fuite. Extrayant revolvers, pistolets et autres fusils des secrets arsenaux de leurs civiles demeures, ils partent à l'assaut de l'outlaw, proprement médusé par pareille et martiale métamorphose ! Celle-ci n'advient sans doute pas de manière aussi explicite chez tous les personnages mis en scène dans Dillinger. Les femmes, notamment, ne paraissent de prime abord guère participer d'une férocité placée sous le signe de la masculinité la plus canoniquement affirmée, et dont elles semblent avant tout être les victimes. Telle serait plus particulièrement le cas de Billie Frechette, cette prostituée qui devint la compagne de Dillinger. Traitée par ce dernier comme un objet sexuel - une scène la montre jetée sans ménagement sur un lit, une autre la voit arrachée à ses parents par Dillinger à l'antique manière des Sabines -, ou bien encore frappée par le gangster, elle endure toute la gamme des violences viriarcales.


 

Certes, Dillinger enregistre de la sorte la stricte subordination à laquelle sont réduites les femmes par une contre-société criminelle (4) hautement viriliste. Mais le film suggère par ailleurs que ces mêmes femmes, aussi infériorisées soient-elles, n’en sont pas moins ontologiquement enclines à la violence que les hommes. Sans doute jugulée par une société phallocrate, la brutalité dont elles sont porteuses au même titre que la part masculine de l’humanité ne s’en exprime pas moins dans Dillinger. Que ce soit sous une forme que l’on qualifiera de basse intensité, comme durant la séquence de pré-générique montrant la cliente d’une banque de moins en moins amène allant jusqu’à menacer l’employée à laquelle elle a affaire, mécontente qu’elle semble être de ses services. Quant aux expressions de haute intensité de la sauvagerie féminine, on en trouvera le plus spectaculaire exemple lors de l’assaut donné par les hommes du D.O.I. au repaire de la bande de Dillinger. On voit alors Billie s’emparer d’une arme et décharger celle-ci sur les G-Men avec une même fureur que les hommes l’environnant, devenant alors leur égale (5) …Mais si Dillinger place donc la violence au cœur de la vision anthropologique déployée par son auteur, le film n’en interroge pas moins l’usage que l’humanité est appelée à faire (ou pas) de celle-ci. Dillinger pointe l’aporie existentielle menaçant l’être humain faisant l’épreuve de sa part sauvage, naturelle pourrait-on encore dire, s’il vient à oublier qu’il est aussi un être de culture. Affirmant sans doute que tous et toutes sommes dépositaires d’une "history of violence" qu’il s’agit d’assumer (6), John Milius estime par ailleurs qu’il nous incombe de lui donner un sens collectivement fécond.


Tel n’est pas le cas de Dillinger dont la très sanglante trajectoire n’a en réalité d’autre fonction que de répondre au narcissique désir d’accéder à la notoriété. Un objectif que le truand annonce d’emblée lors du pré-générique expliquant à la caissière (précédemment menacée par une cliente atrabilaire…) que le hold-up dont elle est la victime fera la une des journaux. Comme si l’argent alors volé avait aux yeux égotistes de Dillinger moins de valeur que le renom. L’obsession de Dillinger pour la célébrité se traduira par la suite dans le film au travers du rapport fasciné qu’il entretient avec Clark Gable, évidente figure de projection… et qui lui coûtera l’existence puisque c’est à l’issue d’une projection de L'ennemi public n° 1 qu’il sera rattrapé et abattu par Purvis. L’usage que fait ce dernier de sa propension à la brutalité n’est par ailleurs pas plus constructif. L’on a vu plus haut que la caméra de John Milius entretenait une évidente confusion entre les représentants des forces de l’ordre et ceux dérogeant à celui-ci. Si ce choix de mise en scène souligne que les uns et les autres sont pareillement enclins à la violence, il révèle en outre que l’utilisation qu’en font les G-Men n’est pas plus souhaitable que celle de leurs adversaires. Concernant plus particulièrement Purvis, le portrait qu’en dresse Dillinger trahit là encore une appétence narcissique pour la gloire, doublée d’un goût tout autant névrotique pour la prédation. S’imposant comme une déclinaison vériste du comte Zaroff, le tombeur de Dillinger finira d’ailleurs par être lui aussi la victime de son mésusage de sa brutalité. Un carton final rappelle en effet que Purvis se suicidera une quinzaine d’années après la mort du truand, et ce avec l’arme avec laquelle il l’abattit…


Œuvre d’une furieuse et grinçante noirceur jusqu’à en frôler le nihilisme, Dillinger n’apporte in fine pas d’éclairage quant au bon usage de l’agressivité constitutive de notre espèce. Et il faudra attendre Le Lion et le vent, le long-métrage suivant de John Milius, pour que celui-ci fasse alors la démonstration qu’il n’est de bonne violence qu’émancipatrice. Une profession de foi que ne cessera dès lors de réitérer le cinéaste que ce soit avec Conan le barbare ou bien encore L’Aube rouge, sur lequel l’on reviendra bientôt…

(1) … dans lequel joue par ailleurs Warren Oates…
(2) La guerre, la vraie, celle menée par les militaires n’est d’ailleurs pas très loin de l’univers criminel de Dillinger. Puisque ce sont des hommes en uniformes de l’U.S. Army qui sont mobilisés pour protéger le palais de Justice où est présenté Dillinger après son arrestation, ceignant le bâtiment avec force entassement de sacs de sable et déploiements de mitrailleuses lourdes…
(3) On notera la montée en puissance de l’arsenal de la bande de Dillinger au fur et à mesure du film, passant de classiques mitraillettes et armes de poing à d’imposants fusils d’assaut et autres grenades. Et on ne doute pas que l’amateur et même le défenseur des armes à feu qu’est John Milius (il fut un membre très actif de la NRA) aura accordé, dans le cadre de sa mise en scène, une attention toute particulière au choix de pareils accessoires…
(4) Et la "bonne société", celle respectueuse de la Loi, ne fonctionne pas différemment quant à la condition féminine. En témoigne notamment le comportement de Purvis à l’égard des femmes, certes plus policé car empreint de ce qu’il est convenu d’appeler la galanterie… c’est-à-dire le cache-misère du viriarcat le plus archaïque. Ce que John Milius semble souligner de manière ironique lorsqu’il montre le G-Man porter à deux reprises des femmes telles des paquets, sous prétexte de sauver celles-ci d’un danger les menaçant, d’une manière rappelant irrésistiblement celle dont Dillinger fait montre lors du rapt de Billie !
(5) On notera encore que l’égalitariste qu’est John Milius en ce qui concerne l’inclination humaine pour la violence ne fait pas plus de distinction entre femmes et hommes qu’entre blancs et noirs. Ce que révèle la présence au sein du gang de Dillinger de l’afro-américain Reed Youngblood, dépeint comme un aussi féroce combattant que ses comparses WASP…
(6) Ce sans quoi, l’individu risque de sombrer dans un malaise auto-destructeur, parce que celui-là s’est comme amputé d’une part essentielle de sa nature, à l’instar des protagonistes de Graffiti Party, film dans lequel il s’agit pour eux de se réconcilier avec leur versant sauvage…

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 19 juin 2023