L'histoire
Le capitaine Fortune (Leo G. Caroll), patriarche d’un autre-temps, tyrannise sa maisonnée. Son fils et musicien Christopher (Robert Hutton) voit alors sa vocation artistique contrariée par un père qui voudrait faire de lui un navigateur. Tandis que sa sœur Rissa (Ella Raines) la couvre d’un amour excessif et possessif, c’est auprès de Kate (Phyllis Calvert), fille de la gouvernante de la maison, que Chris trouve une aide concrète : la jeune fille lui confie ses économies afin qu’il puisse fuir le domicile familial et étudier la musique à Paris, aux côtés des plus grands. Lorsqu’il revient dans son village côtier de la Nouvelle-Angleterre, il est marié à la fille d’un banquier, et paraît avoir bien changé...
Analyse et critique
Si l’on devait prédire par le titre d’un film le genre dans lequel il s’inscrit, on associerait sans doute Désirs de bonheur, ou dans sa langue originale Time out of Mind (« Le temps perdu »), à un mélodrame de bonne facture. Il est dès lors étrange de voir à ses rênes un des importateurs décisifs de l’esthétique du Film noir outre-Atlantique : Robert Siodmak. Exilé d’Allemagne peu avant le début de la Seconde Guerre Mondiale, Siodmak avait porté à Hollywood son style expressionniste et, peu à peu, façonné - avec quelques autres cinéastes ayant suivi le même parcours, comme Fritz Lang - l’univers sombre et contrasté du crime à l’américaine, bientôt indissociable de cet héritage visuel.
En 1946, le succès des Tueurs (The Killers), avec Burt Lancaster et Ava Gardner, marque un sommet de ce cheminement esthétique, et propulse Siodmak au rang des précurseurs : d’émigré juif, il devient roi d’Universal-International. Un an plus tard, imposant à la firme d’opulentes contraintes de production, il accepte à reculons la réalisation de Désirs de bonheur, adaptation du drame éponyme de Rachel Field, auteure populaire de contes et romans-fleuve sentimentaux. D’étranges similitudes visuelles avec ses précédents films émergent alors : les ombres marquées et extravagantes des Tueurs, les escaliers à suspense de Deux Mains, la nuit (The Spiral staircase - 1945), des visages expressifs et contrastées en contre-plongées... comme si le scénario entretenait avec les choix de mises en scène de Siodmak une relation arythmique.
En effet, le scénario de Jane Murphin est, tout comme le livre auquel il se rapporte, un pur mélodrame : le fils d’une riche famille rêve d’une autre vie devant laquelle la pression familiale semble un mur infranchissable. Subitement rejetée par la rapide ascension sociale de l’homme qu’elle aimait, Kate souffre alors d’un amour contrarié, et ne peut que subir la descente progressive de Chris dans l’alcool et la mondanité. Bien que les séquences musicales font s’exhaler ses sentiments, le musicien semble s’auto-détruire : guidé plus tôt par une fureur de liberté, sa déchéance est filmée sous l’angle du pathétisme. Cette division du monde dans une simplification de pensée bien définie est symptomatique d’un genre dont la morale ne cessera d’évoluer pour rattraper celle de son époque : le mélodrame américain. Siodmak refuse d’abord catégoriquement de conduire à l’écran cette histoire qu’il juge aussi absurde que ses personnages. Il tente de s’enfuir en Angleterre, bientôt assiégé par une délégation d’Universal-International dépêchée à ses trousses : « le meilleur du studio » (1) est déjà promis pour le film et Phyllis Calvert, actrice principale, refuse toute autre proposition. Désormais au centre d’une production devenue elle-même mélodramatique, Siodmak accepte et se voit offrir, entre d’autres négociations mirobolantes, un salaire triplé pendant deux ans, un droit de véto, et plus de liberté pour ses prochains films. Toutefois, une question demeure pour lui irrésolue : « comment voulez-vous faire un film avec ça ? ».
Malgré ces péripéties de mise en œuvre, Désirs de bonheur frappe par la franchise avec laquelle ses intentions esthétiques sont déployées. Face à son antipathie affirmée pour le scénario et ses personnages, Siodmak semble avoir pris le parti du rire, du pas-de-côté. Aussi, par des effets lumineux tout autant contrastés que les peaux des personnages et le renforcement d’ombres inhabituelles, l’image et la lumière seront celles du Film noir, voire de l’horreur. Servant l’expression d’une tension familiale doublée de pernicieux rapports de forces dans lesquels on peut surprendre la patte narrative de Siodmak, cette abondance visuelle est toutefois parfaitement maîtrisée par le réalisateur et son chef opérateur, Maury Gertsman. « Il mobilise toute l’artillerie des effets visuels teutonisants, boursouflés, à la limite du gorillage » (2), comme si Siodmak n’espérait pour le film que son échec retentissant. Le cadre maritime du scénario donne même au duo la liberté de déchaîner la mer derrière les vitres de la maison côtière et créer des « cieux tourmentés, [et des] jeux de vagues symboliques » (2) assez réussis. En rien narratives, ces scènes ne cessent de convoquer l’imaginaire des films marins contemporains. On peut penser au Tempestaire de Jean Epstein sorti la même année, ou aux premiers récits du Commandant Cousteau qui dévoilent enfin les fonds marins : loin de la demie mesure, Siodmak livre un régal visuel inattendu.
Au terme du premier jour de sa sortie aux Etats-Unis, le film est enlevé de l’affiche et tombe peu à peu dans l’oubli. La critique peu tendre révèle l’ampleur de la perte économique : pour un budget du film que l’on pourrait aujourd’hui estimer à 22 millions de dollars, le film n’en rapportera que 16 500 sur sa courte période d’exploitation. Le coût du film permit toutefois au réalisateur de tout contrôler. Le montage – notamment celui des scènes de concert – est ciselé, les décors intérieurs sont impressionnants et la mise en scène du maître est, en elle-même, cohérente. En cela, Désirs de bonheur est d’une rareté fascinante : les intentions de réalisation sont parfaitement abouties, mais elles découlent de choix qui semblent n’avoir aucune vocation scénaristique ! En inscrivant ce film dans le périple de sa production, on ne peut donc que saluer l’audace de Robert Siodmak qui, par la maîtrise de ses outils, signe une parenthèse plus intéressante qu’elle n’y paraît.
(1) Terme employé par William Goetz (à la tête d’Universal-International entre 1946 et 1953), pour promettre personnellement l’implication de Robert Siodmak pour la mise en scène du film auprès de J. Arthur Rank (chef du studio britannique Rank Films avec lequel la firme est en étroite collaboration financière).
(2) Robert Siodmak, le maître du Film noir, par Hervé Dumont, publié en 1981 aux Editions L’Âge d’Homme.