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Critique de film
Le film

Les Tueurs

(The Killers)

L'histoire

Deux tueurs à gages arrivent à la nuit tombée dans la petite ville de Brentwood (New Jersey) pour assassiner un dénommé Pete Lunn, alias Swede, un ancien boxeur au passé mystérieux qui travaille actuellement dans la station service de la bourgade. Après être entrés dans un diner et avoir menacé son propriétaire et deux autres personnes, les tueurs parviennent jusqu'à la chambre d'hôtel de Swede. Ce dernier, étendu sur son lit, n'a aucune intention de s’enfuir et attend sa dernière heure. Il sera abattu par une rafale de balles dans la nuit noire. On apprendra plus tard qu’Ole "Swede" Andreson avait souscrit une assurance-vie. Un enquêteur, Jim Reardon, chargé par la compagnie d’assurance de faire la lumière sur cette affaire, va être entraîné, grâce aux nombreux témoignages recueillis, dans les ramifications d’une sombre histoire criminelle dont le centre de gravité se révèlera être une jeune femme, Kitty Collins, aussi belle que dangereuse et manipulatrice.

Analyse et critique

S'interroger sur la nature d'une genre cinématographique tel que le Film noir - de son avènement surtout, comme de son évolution -, c'est aussi avoir la perception d'une réalité quotidienne mouvante tant ce type de production pouvait renseigner sur l'état de la société dont il était issu. Si Les Tueurs n'est pas un film complètement matriciel puisque d'autres œuvres un peu plus anciennes ont lancé ce genre nouveau au début des années 40, il permet cependant de montrer la transformation progressive du film de gangsters (très prisé dans les années 30) en Film noir, et en conséquence de nous aviser sur l'état d'esprit contemporain de sa réalisation alors que la Deuxième guerre mondiale touche à sa fin.

Les origines du Film noir, ou du moins l'apparition de ses marqueurs formels à Hollywood, peuvent être relevés - de façon certes un peu arbitraire - dans des productions telles que Rebecca d'Alfred Hitchcock, Le Faucon maltais de John Huston, La Clé de verre de Stuart Heisler ou même Citizen Kane d'Orson Welles (film qui a son importance ici). Le genre finit par s'épanouir véritablement dans ses fondements esthétiques et moraux au tournant de l'année 1944 avec les sorties de Phantom Lady de Robert Siodmak (le 28 janvier), Assurance sur la mort de Billy Wilder (le 24 avril), Laura d'Otto Preminger (le 11 octobre), Le Port de l'angoisse de Howard Hawks (le 11 octobre), La Femme au portrait de Fritz Lang (le 3 novembre) ou encore Adieu, ma jolie d'Edward Dmytryk (le 9 décembre). On observe que Siodmak fut parmi les tout premiers cinéastes à inscrire le genre dans ses bases, à ouvrir donc une nouvelle voie dans le cinéma hollywoodien, lui l'émigré allemand d'origine polonaise et naturalisé américain par son père. A ce sujet, l'influence des réalisateurs et des directeurs de la photographie européens germaniques, émigrés aux États-Unis, est évidemment fondamentale dans l'avènement du Film noir, ils ont vécu "de l'intérieur" la naissance du mouvement expressionniste jusqu'à son apogée en 1933. D'ailleurs, Siodmak, Wilder, Ulmer, Zinnemann, précurseurs ou serviteurs du Film noir, étaient de l'aventure Les Hommes le dimanche, film conçu par un groupe de jeunes artistes cinéphiles en Allemagne en 1929 - le monde est petit.


L'un des intérêts essentiels des Tueurs est donc de faire croiser deux styles de mise en scène pour marquer l'évolution du film criminel vers plus de complexité psychologique, un fatalisme noir qui condamne les personnages, une approche visuelle plus agressive, biscornue et déstabilisante, et enfin vers un brouillage des repères moraux. Les films de gangsters défendaient un réalisme, tant du point de vue social et moral que visuel avec une réalisation nerveuse et agrémentée d'éclats de violence graphique (les productions Warner étaient la quintessence du genre). Et leur photographie bien plus "naturaliste" que baroque assignait parfaitement aux personnages leur positionnement éthique, selon qu'ils fussent flics ou voyous, dans un quotidien chamboulé par une criminalité amenée à être jugulée par des héros braves et uniquement brutaux si la profession l'exigeait. Ce genre de film criminel allait faire la part belle aux enquêteurs chevronnées dans les années 40 - alors que les truands flamboyants mais maudits tenaient le haut de l'affiche au cours de la décennie précédente - dans les films d'Anthony Mann, Henry Hathaway ou Richard Fleischer qui rendaient héroïque l'homme de loi faisant son travail avec modestie, pugnacité et abnégation. Nourri par l'expressionnisme allemand et influencé par le cinéma d'épouvante, le Film noir allait orienter le film criminel vers un univers cauchemardesque et névrosé où la frontière entre le Bien et le Mal s'effacerait progressivement et dans lequel les personnages seraient les jouets de forces extérieures qui condamneraient leur libre arbitre et leur fabriquerait un sort funeste.


Ainsi, grâce à une structure dramatique non linéaire dans le temps, Les Tueurs combine des séquences d'enquête dans une ambiance sereine, réaliste et lumineuse, celles mettant en scène les investigations du tenace James Reardon, avec plusieurs séquences en flash-back relatant l'histoire tragique d'Ole Andreson avec une approche visuelle ombreuse, sinistre et inquiétante, à la limite du fantastique, propre à ce genre nouveau, laissant libre cours à des envolées formalistes qui dessinent un univers âpre dangereux où rôdent la mort et la destruction (le spectateur est d'emblée invité à pénétrer cet univers lors de l'introduction qui organise l'assassinat de Swede par les deux tueurs à gages). Évidemment, au fur et à mesure que Reardon se montre fasciné par les événements qu'il découvre et que sa vie est menacée au contact des gens qu'il croise lors de ses pérégrinations, le style visuel du Film noir prend l'ascendant sur l'ensemble du long métrage jusqu'à la mise à nu de la femme fatale emportée par ses propres travers et machinations. Mais si l'on y regarde de plus près, les deux types de mises en scène partagent depuis le début deux points communs essentiels : la grande majorité de scènes sont tournées en intérieur, ensuite l'accent est mis sur une composition du cadre millimétrée qui enserre les personnages dans les décors plutôt que sur des mouvements de caméra qui feraient respirer le récit. Ainsi une tension reste permanente entre deux espaces scéniques qui se regardent en miroir ; l'expressionnisme étant une expression suggérant un onirisme effroyable, on n'hésitera pas à formuler l'hypothèse que ces deux espaces créent une dialectique réalité / cauchemar typique de ce courant artistique apte à révéler les aspects sombres et angoissants qu'une société déboussolée cherche à dissimuler derrière des apparences. Le cheminement de Reardon, presque envoûté par le monde caché qu'il découvre peu à peu, le fait passer ainsi d'un espace à l'autre. La construction du récit en flash-back permet cette dialectique entre donc deux styles qui fusionnent logiquement, elle est directement influencée par Citizen Kane avec son personnage d'enquêteur qui remonte le temps pour mettre à jour la personnalité d'un être exceptionnel et son secret intime, un chef-d'œuvre instantané dont la modernité avait frappé l'esprit de tous les artistes œuvrant à Hollywood. Mais le stratagème visant à recourir à une enquête morcelée, dont les tenants et les aboutissants se feraient à jour à partir d'éléments épars qui s'ajoutent et se contredisent à tour de rôle, rappelle aussi et surtout la démarche d'un journaliste d'investigation. C'est là que l'on relève les empreintes du producteur de The Killers et du scénariste principal du film.


Mark Hellinger, avant de devenir producteur indépendant pour Universal, était un journaliste au tempérament de feu spécialisé dans la criminalité et les chroniques judiciaires (il a connu les "grandes heures" de la prohibition et à fréquenté certains grands gangsters emblématiques de l'époque). Son expérience dans ce domaine lui fut profitable à Hollywood puisqu'il inspira le scénario des Fantastiques années 20 (1939) de Raoul Walsh puis coproduisit Brother Orchid (1940) de Lloyd Bacon ou encore High Sierra (1941) de Walsh pour la Warner. Les Tueurs était d'ailleurs un projet qu'il avait pris en main chez Warner Bros. avant de le développer en totale indépendance à son arrivée chez Universal. Si Hellinger fit d'abord appel au jeune Richard Brooks pour rédiger la base du script, c'est finalement un John Huston très appliqué qui en écrira les deux tiers. Pour des raisons contractuelles, le scénario final sera signé du seul Anthony Veiller dont le travail peu glorieux consista seulement à parachever celui de Huston, avant que Hellinger et Siodmak ne viennent ensuite mettre leur grain de sel dans le script pendant le tournage. Les Tueurs est une adaptation très libre d'une courte œuvre de jeunesse d'Ernest Hemingway puisque la nouvelle de l'écrivain américain ne constitue que le prologue du film - et encore, avant l'assassinat proprement dit - où l'on voit les deux tueurs exiger des renseignements sur leur victime dans un diner puis Nick Adams, le collègue de Swede, aller prévenir ce dernier qui s'abandonne à son sort dans sa petite chambre, étendu sur son futur lit de mort. Depuis les succès rapprochés de Pour qui sonne le glas (1943) de Sam Wood et du Port de l'angoisse (1944) de Howard Hawks, Hemingway était en en grâce à Hollywood et même une micro-intrigue du romancier pouvait suffire à lancer une production sur son seul nom. L'intelligence de Hellinger, Huston et Siodmak fut de s'en servir comme d'une simple base pour proposer une œuvre inédite même si plus ou moins dans l'esprit de la nouvelle, à savoir désillusionné et distancié. Robert Siodmak fut engagé par Hellinger suite à son formidable thriller The Spiral Staircase (1945). La noirceur et le fatalisme morbide de Hemingway avec ses personnages de géants marginaux abîmés par la vie, l'antihéros opiniâtre et naïf selon Huston qui échoue spectaculairement mais lamentablement dans un mélange de dérive grandiloquente et de dérision, le pessimisme noir de Siodmak attaché à montrer la mécanique des passions destructrices sur une société bâtie sur des faux-semblants, la sécheresse de ton et l'énergie déployées par Mark Hellinger fasciné par le milieu criminel underground : l'association de tous ces apports déterminants et intérêts convergents nourrit un film d'une puissance dramatique et formelle aussi cohérente qu'éblouissante alors que le canevas apparaît d'une complexité superfétatoire au premier abord.


Volontairement destiné à perdre le spectateur avant d'obliger ce dernier à reconstruire les pièces d'un puzzle qui ne s'emboîtent qu'en prenant en compte la totalité des flash-back, le scénario des Tueurs encapsule deux investigations : celle visant à déterminer la cause de l'assassinat de Swede et celle qui dénoue le fil de la machination ourdie par la femme fatale et qui causera la perte de tous les protagonistes. Le récit s'ouvre par la séquence basée sur la nouvelle très dialoguée de Hemingway, que Siodmak transforme en spectacle violent et glaçant dépouillé progressivement de paroles. L'arrivée des tueurs de nuit, de dos dans leur véhicule en point de vue quasi subjectif, place instantanément le film à distance des principaux protagonistes de l'histoire grâce à une mécanique inhumaine qui ira jusqu'à sa résolution sanglante. Après le huis clos dans le diner qui génère une tension à couper au couteau, les assassins trouvent notre Ole Andreson attendant sa fin. Swede est un mort en sursis, c'est ainsi que le filme le cinéaste étendu sur son lit dans la pénombre. Le pauvre Nick Adams, venu l'avertir, projette son ombre sur le mur en dessinant une sorte de grande faucheuse ; on se croirait presque dans une chapelle ayant accueilli un mourant. Les détonations des armes des tueurs qui font irruption déchirent l'espace scénique en le striant d'éclairs lumineux successifs qui n'épargnent en rien le spectateur de la brutalité clinique mise en scène par Siodmak qui achève sa séquence - sorte de court métrage introductif - comme il l'a commencée, avec un profond sentiment de fatalité morbide qui fait du personnage principal, sujet de l'enquête, un être sans chair, vidé de toute substance.


Même l'enquête de Reardon ne parviendra pas à remplir cette "enveloppe corporelle" qui caractérise Ole Andreson. Celui-ci se meut tout au long du film balloté par les événements, son entourage, les trahisons et une passion aveugle, promenant sa grande carcasse de ring de boxe en prison, de mauvaises rencontres en hold-up piégé, de dernier coup foireux en solitaire à un anonymat illusoire pour enfin terminer tristement au cimetière. Ce n'est pas la première fois qu'un film noir fait de son personnage principal un homme décédé au début de l'histoire, mais c'est la première fois que ce genre met en exergue un tel antihéros dont l'imposante corpulence pouvait pourtant suggérer au départ une force de vie et un aplomb permettant de surmonter les obstacles. Au contraire, Swede est un géant fragile de corps et d'esprit, un ancien boxeur rapidement présenté comme un loser lors de l'un des premiers flash-back où on le voit se faire démonter sur un ring. Cette scène de combat de boxe a marqué l'histoire du cinéma par son réalisme et sa sauvagerie (pour l'époque), les comédiens - bien préparés - portaient de vrais coups. La réalisation de Siodmak, amateur du "noble art", fait corps avec ses combattants, au plus près, déséquilibrant souvent le cadre, accompagnant les coups et les chutes, haussant le rythme du découpage pour retranscrire la violence de l'effondrement progressif de son personnage maudit incapable de se défendre en raison d'une blessure à la main qui l'obligera à abandonner ce sport. La fin du flash-back le montre quitter son ami policier et emprunter vers la profondeur de l'image un "tunnel" où il disparaît dans la nuit happé par une lumière blanche, sorte de couloir de la mort. Il est prêt pour le coup de grâce, que lui assènera la sublime Kitty Collins qu'il rencontrera lors d'une soirée entre amis chez le gangster Big Jim Colfax.



Une autre initiative fondamentale prise par Hellinger et Siodmak fut de choisir deux inconnus pour interpréter le "couple" Swede / Collins. Il s'agit même du tout premier rôle pour Burt Lancaster, alors âgé de 35 ans. Sportif aguerri, ex-gymnaste et acrobate de cirque, le jeune comédien s'était fait remarquer dans une pièce de théâtre après avoir servi plusieurs années sous les drapeaux et occupé différents emplois. Sous contrat à la Paramount, il est prêté à Universal. Lancaster, malin, s'arrange pour obtenir le rôle d'Ole Andreson en simulant un benêt lors des essais du casting. Dans Les Tueurs, il est prodigieux par sa faculté à jouer la maladresse, la pesanteur, la naïveté, la rage incontrôlée puis la renonciation. Son corps svelte et athlétique est de manière surprenante mis au service d'une démarche dégingandée, balourde et hésitante. Grand enfant mal dégrossi cherchant désespérément à se hisser au-dessus de sa condition, il se voit malmené - physiquement et psychologiquement - par tous les personnages qu'il croise sur sa route. De son côté, Ava Gardner, 23 ans, végète à la MGM en effectuant de nombreuses apparitions dans quelques films mineurs. Le studio au lion prête la jeune comédienne à la Universal sous l'insistance de Mark Hellinger qui avait flairé son potentiel. Sous la protection de Hellinger et l'encadrement de Siodmak, qui la façonne comme actrice en lui prodiguant moult conseils et directives parfois de façon autoritaire, Ava Gardner devient la star charismatique et mystérieuse que nous connaissons.


Embrasant l'écran dès sa première apparition près d'un piano où elle envoûte aussi bien Burt Lancaster que les spectateurs, Gardner incarne une femme fatale diabolique. Par son regard, sa gestuelle, ses poses, ses lèvres, le mouvement de ses cheveux ondulés, cette sirène en satin noir attire sa proie par sa seule présence, symbolisant la menace ultime pour un Swede totalement subjugué. Dans cette scène de la rencontre entre les deux personnages, Siodmak a disposé près d'elle à l'image une lampe dont l'ampoule dégage une lumière si puissante qu'elle rappelle un système anti-insecte brûlant les mouches et les moustiques après les avoir piégés. Ce que Kitty Collins fera effectivement comme nous l'apprendra l'intrigue tarabiscotée du film, jusqu'à sa dernière tentative éperdue de se sauver, en cherchant à convaincre Colfax à l'agonie de l'innocenter devant Reardon et la police. Tout au long du film, il suffira simplement à Ava Gardner d'être présente à l'écran pour précipiter les décisions de Swede dans une direction qui causera sa perte. Le baiser de cinéma échangé entre Lancaster et Gardner, celui attendu avec impatience par tous les spectateurs, n'intervient que vers la fin du film, dans un flash-back à l'hôtel (raconté par Collins à Reardon) exposant le dernier acte d'une trahison bien orchestrée qui conduira à la chute du gangster damné. C'est à un véritable baiser de la mort auquel on assiste, que Siodmak a le génie de faire raccorder en fondu enchaîné - vers le temps présent de la narration - sur la table du club où se tient au centre la flamme d'un bougie à l'endroit même où se situait la tête de Burt Lancaster, rappelant subtilement ainsi la lampe évoquée ci-dessus.



La présence de ces deux jeunes acteurs inconnus, pris dans un jeu de dupes qui ne verra aucun personnage du récit l'emporter, accroît les impressions de fatalisme, de frustration et de distanciation ironique qui caractérisent Les Tueurs. De même, le cumul de tous les flash-back, avec leurs multiples points de vue parfois discordants mais qui mettent tous en évidence les thématiques de la trahison et des faux-semblants, entre aussi pour compte dans l'approche distanciée adoptée par Huston puis Siodmak. La subjectivité du narrateur détermine ainsi la forme prise par le flash-back ; et l'un d'entre eux, au-delà de se présenter comme un tour de force stylistique, va dans le sens d'une mise en scène qui a pris de la hauteur pour s'élever au-dessus des contingences et offrir une sorte de point de vue neutre. Il s'agit bien sûr de la formidable scène du hold-up perpétré à la Prentiss Hat Company. Comme le flash-back introduit cette séquence par la lecture d'un article de presse, Siodmak adopte une démarche réaliste et sans réelle dramatisation, proche d'un reportage d'actualités. Le cinéaste filme le cambriolage au moyen d'un seul plan-séquence méticuleux et sans un seul dialogue, en plein jour, de l'entrée des truands parmi la foule des employés jusqu'à la fuite en voiture, en passant par le vol du butin capté au travers d'une fenêtre. La caméra, montée sur une grue très mobile, filme l'action principalement en plongée avec célérité, une grande fluidité et sur les trois axes de l'espace. Ainsi ce coup monté si habilement par Colfax prend la forme d'un exercice assez facile, il s'agit non pas d'un événement spectaculaire (la mise en scène l'est, quant à elle, d'une certaine manière) mais d'une péripétie de plus que Reardon est allé remonter du passé grâce à un journal datant de l'époque des faits.



La présence policière dans Les Tueurs n'est qu'accessoire, l'enquête est justement menée par un expert d'une compagnie d'assurance chargé de protéger ses intérêts. La conclusion du film est d'ailleurs aussi étrange par son ambiance bon enfant que futile par ses enjeux : l'enquêteur satisfait a achevé son enquête, son entreprise en ressort avec un bénéfice et son patron lui propose quelques jours de vacances. La tragédie criminelle qui s'est déroulée sous nos yeux est vite mise à l'écart, tous les personnages qui s'étaient presque tous entretués sont passés par pertes et profits, seul compte l'ordonnancement d'une société économique sûre de sa bonne marche. Dans les années 30, les truands mourraient de façon flamboyante, stoppés net dans leur ascension ; ici, Swede et Colfax meurent de manière pitoyable, le premier renonçant à se défendre et le deuxième fauché par les balles hors champ puis agonisant au pied de sa complice en pleine crise de nerfs. De la même manière, les deux tueurs du titre, pourtant si inquiétants et implacables dans le prologue, seront piteusement abattus dans le Green Cat Café en tentant vainement de tuer Reardon. Big Jim Colfax n'était devenu qu'un entrepreneur bourgeois et marié, alors que les gangsters de la Warner ambitionnaient de dominer le monde en voulant court-circuiter les institutions et concurrencer les politiques. Le chef de gang herculéen s'est effacé derrière le petit truand aux maigres ambitions et faible devant ses pulsions sexuelles. D'autant plus que la femme s'est entretemps affirmée : auparavant épouse idéale reléguée au foyer ou bien compagne servile du gangster tout-puissant, elle est devenue autonome, maîtresse de son destin et manipulatrice redoutable.


Finalement, le personnage central de l'histoire serait presque Jim Reardon (interprété par un Edmond O'Brien pragmatique, efficace et laconique à souhait), "fonctionnaire" sans relief qui a trouvé une certaine excitation à côtoyer l'underground, avec ses fantasmes de héros qui fraye un temps avec les bas-fonds d'une société simplement amorale dans son ensemble. Le microcosme criminel approché et étudié par Reardon - et Robert Siodmak - n'est plus qu'un terrain de jeu pour des hommes sans passion à son image, qui vont s'encanailler un temps au contact des éléments les plus dangereux d'un corps social qui de toute manière sait dorénavant les intégrer dans son fonctionnement mécanique et cruellement cynique.

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Par Ronny Chester - le 27 novembre 2014