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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Tempestaire

L'histoire

Alors qu'une tempête se lève sur la baie de Mor braz, une jeune femme restée à Belle île s'inquiète pour son fiancé parti en mer pêcher la sardine. Elle se rend au phare s'enquérir de la météo, mais les gardiens ne sont guère rassurants. Sa grand-mère lui parle alors des temps jadis où les siffleurs de vent étaient capables de calmer les tempêtes. Un vieil homme de l'île, le père Floch, était dit-on l'un de ces tempestaires. La jeune fille se rend chez lui et le supplie d'avoir une dernière fois recours à sa magie...

Analyse et critique

Si Jean Epstein s'est trouvé peu à peu repoussé à la marge du cinéma - que ce soit à cause de l'insuccès de ses films ou le fruit d'une démarche volontaire - la guerre marque un véritable arrêt dans sa carrière. A cause de leur nom et de leur origine polonaise, les Epstein sont rapidement suspects aux yeux de l'occupant et de la police française qui brille alors étonnamment pour son efficacité. Jean est ainsi radié de la profession cinématographique sur décision de la préfecture de police et n'a plus l'autorisation de tourner. Il s'installe avec sa sœur en France libre et travaille pour la Croix-Rouge, au service de l'aide aux prisonniers. Le domicile familial de Viroflay (dans les Yvelines) est confisqué et pillé par les Allemands, et Jean et sa sœur Marie son arrêtés par la Gestapo, échappant de peu à la déportation grâce à l'intervention de la Croix-Rouge.

Après la Libération, Epstein donne des cours à l'IDHEC et écrit de nombreux articles et des livres où il développe et enrichit ses réflexions sur le cinéma, le plus notable étant le passionnant Intelligence d'une machine en 1946, texte qu'il complète et enrichit en 1947 avec Le Cinéma du Diable. La même année, il fait son retour derrière la caméra avec la réalisation du prologue de La Bataille de l'eau lourde de Jean Dréville et c'est également en 1947 qu'il revient en Bretagne et qu'il peut s’atteler à la réalisation du Tempestaire, projet qu'il caresse depuis longtemps mais qui n'a pu voir le jour à cause de la guerre. Dès la Libération, Epstein a essayé de monter ce film, mais sans succès, aucun producteur ne s'intéressant alors à ce projet. C'est finalement grâce au soutien du fidèle Nino Constantini que le film peut se faire, son acteur du Double amour et de Mauprat ayant monté sa société de production Film-Magazine. Constantini montre le scénario à Bluette Christin-Falaize, propriétaire de la maison de distribution Le Trident, qui est emballée. L'association entre la petite maison de production et le distributeur permet à Epstein de tourner ce film qu'il traîne dans sa besace depuis dix ans.

« Le dernier cadeau de Jean Epstein au cinéma c’est Le Tempestaire où il y a le ralenti du son dont personne n’a profité à l’heure actuelle... voici un chef-d’oeuvre qui préfigure l’avenir, un homme en pleine possession de ses moyens, plus jeune que bien des jeunes... et on a laissé cet homme sept ans sans travailler... Mais Epstein n’habitait pas Passy, ce n’était pas un homme à la mode ; il était trop vivant pour accepter de se momifier... il est mort bâillonné sans pouvoir s’exprimer, alors qu’il était plein de choses à dire, à nous apprendre... » dira Henri Langlois dans son imposant dossier consacré au cinéaste et publié dans Les Cahiers du cinéma en 1953.

Langlois met en avant le ralenti sonore qui est effectivement l'un des éléments les plus notables du film. A lire ses écrits, on voit qu'Epstein aurait aimé travailler la matière sonore autant que la matière visuelle, mais il n'en a pas eu l'opportunité. Les expériences techniquement peu enthousiasmantes de L'Or des mers et des Chansons d'Ar-Mor ainsi que les chansons filmées ne laissaient aucune place à l'expérimentation et Epstein a enfin le loisir avec ce film de travailler la bande sonore. Il réalise une bande-son magistrale, retravaillant toutes les ambiances, les mêlant minutieusement à la musique. Il joue de manière très originale sur la diction des acteurs, leur imposant un rythme et des intonations qui annoncent le travail de Robert Bresson. Et surtout, il y a ces ralentis sonores, fantastique trouvaille qui s'accorde parfaitement à la logique du récit. A sa demande, l'ingénieur du son Léon Vareille fait des essais et trouve des solutions techniques lui permettant de ralentir les sons jusqu'à quatre fois. En ralentissant un son, la tonalité descend, ce qui permet à Epstein d'obtenir des tessitures très variables à partir d'un son unique. Il crée ainsi une véritable partition musicale à partir de ces effets de ralentis, avec simplement l'ajout d'une ligne mélodique minimaliste signée par le compositeur Yves Baudrier.

Epstein voit également dans le ralenti sonore une possibilité de décrypter les sons, d'aller au-delà de la perception humaine. De la même manière que le gros plan et le ralenti permettent de dépasser les limites des capacités de perception et d'analyse de l’œil humain, le ralenti sonore permet de distinguer dans un son unique une multitude de variations inaudibles sans le recours à l'enregistrement sonore. Pour Epstein, c'est un monde qui s'ouvre mais étonnamment aucun cinéaste - hormis quelques réalisateurs expérimentaux - ne va utiliser cette capacité de la machine cinéma, et le ralenti sonore va rester cantonner aux domaines de la recherche scientifique et de la musique acousmatique.

Si avec Finis Terrae et Mor Vran Epstein a atteint son apogée artistique, Le Tempestaire constitue peut-être son chef-d’œuvre. Dans ces trois films, Epstein cherchait le merveilleux dans le réel. Ici, il opère une véritable transmutation du réel pour le transformer en merveilleux. Par l'usage des images et des sons, il applique un procédé alchimique qui transforme la matière brute en un monde fantastique. Le réel est toujours là et le film repose sur un fort aspect documentaire (les scènes du port, le phare, les tisseuses...) et la captation en direct des événements (la tempête qu'il aurait pu reconstituer ou retravailler par les optiques mais qu'il choisit de filmer réellement). Mais ce réel se couvre d'une autre dimension, Epstein nous invitant par le biais du langage cinématographique à avoir une autre perception du monde qui nous entoure. C'est en observant les choses et en jouant sur les cadres et les lumières qu'Epstein crée cette sensation d'inquiétante étrangeté qui parcourt tout le film. Il ne fabrique pas ce merveilleux, ce fantastique, il l'arrache du réel. Par la puissance du cinématographe, les faits les plus quotidiens se transforment, deviennent autre chose, se chargent de signification, se font symboles et métaphores. « Ce n'est pas inventer. J'ai essayé. Il est défendu d'inventer. Car si la plus laborieuse, prudente et vraisemblable élucubration, conventions admises, peut être figurée à satisfaction par d'adroits symboles : acteurs, décors, jamais elle ne s'applique sans prendre l'air d'un masque, sur hommes et choses qui sont, sur pays qui vivent. » (« Les approches de la vérité », Photo-ciné, nov 1928)

Cette transmutation du réel passe notamment par la façon dont Epstein utilise des éléments qui se transforment avec le temps, qui évoluent à l'écran mais dans une autre temporalité que celle qui nous serait donnée à voir à l'état naturel, sans en passer par cette machine d'enregistrement, de restitution et de transformation du réel qu'est le cinéma. Le temps est une question qui parcourt toute l'œuvre d'Epstein, son œuvre filmée mais plus encore son oeuvre écrite. C'est, d'évidence, sa grande obsession et il n'a cessé jusqu'à la fin de sa vie d'étudier, de décortiquer, de triturer ce concept. Epstein voit le cinéma en quatre dimensions. S'il prophétise souvent dans ses écrits l'arrivée proche du relief (mais aussi de la couleur et du son), il voit déjà le cinéma muet et en noir et blanc doté d'un dimension supplémentaire : le temps. Un temps que la machine ne fait pas que capter mais dont elle met aussi en évidence la relativité, démontrant sa nature véritable faite de variations et de modulations en fonction des perspectives, tout comme l'espace.

« Le temps est la quatrième dimension de l'univers qui est espace-temps. Le cinématographe est actuellement le seul instrument qui enregistre l’événement dans un système à quatre références. En cela, il s'avère supérieur à l'homme qui ne paraît pas constitué pour saisir lui-même une continuité à quatre dimensions » et, plus loin, « S'il est des clairvoyants, leur don est celui-là : concevoir simultanément le temps et l'espace » (« Intelligence d'une machine », 1946) : le père Floch est certainement de ces clairvoyants et Le Tempestaire est la mise en images, l'incarnation de ce concept. Epstein ralentit, accélère, remonte le temps. Il le déroule, le fait sortir des rails de la temporalité classique qui va de la cause à l'effet. Un cinéaste, un photographe ou un metteur en scène de théâtre peuvent jouer sur les perspectives spatiales - qui ne sont que des conventions - pour modifier notre perception du monde et Epstein prouve avec ce film-essai qu'il est possible également de jouer sur les perspectives temporelles.

Un autre élément marquant du Tempestaire est la façon dont Epstein s'y prend pour que la tempête dépasse sa simple figuration à l'écran et que sa présence s'étende à chaque seconde du film. Les premières images nous montrent une caméra mouvante, comme battue par le vent, qui survole le large. Puis c'est le calme du port, les bateaux qui dorment. Epstein utilise des photogrammes de marins regardant la mer et de deux femmes qui cousent. Temps figé, stase. Cet emploi d'images fixes sert le rythme du film comme on va le voir, mais fait également songer à un vieil album photos, ce qui nourrit un autre aspect du film qui est le surgissement du passé dans une Bretagne entrée de plain-pied dans le monde moderne.

Ces images - le port, les pêcheurs, les tisseuses - se mettent doucement en mouvement, accompagnant la sensation du temps qui repart mais aussi de la tempête qui arrive. La mer bouge doucement, les femmes travaillent au ralenti, les arbustes bruissent. Puis les vagues se font plus vivaces et avancent sur la plage, le vent forcit. Les deux femmes interrompent leur ouvrage et nous regardent lorsque la porte se met à grincer : « C'est un mauvais signe... » dit la plus jeune.


Les vagues se font de plus en plus violentes. Les nuages s’amoncellent et l'île est plongée dans la nuit. Bientôt, c'est le fracas des vagues sur les rocs, le hurlement du vent.

Epstein orchestre une montée en puissance d'une force incroyable. On ressent le côté terrible, implacable de la tempête, sa force brute. Jean Rouch se rappelle en 1991 de Marie Epstein racontant le tournage de la tempête : « Lorsqu’il tourna Le Tempestaire au milieu de la tempête et des embruns, accroché à la caméra pour l’empêcher de s’envoler, l’opérateur affolé s’écriait "Il n’y aura rien sur la pellicule." "Ne vous occupez pas de cela, lui disait Epstein, mettez cet objectif, ouvrez à tant, faites ceci, faites cela", et l’opérateur revenu à Paris découvrit avec stupeur que non seulement la pellicule était impressionnée, mais que les images étaient d’une merveilleuse beauté. » Mais ce n'est pas seulement de voir à l'écran la mer qui se soulève, le vent qui balaye les plaines, les vagues qui frappent le falaises qui nous fait ressentir la tempête, c'est tout ce mouvement, ce rythme souterrain qu'Epstein impulse à sa mise en scène qui immerge dès les premières images le spectateur dans l'ouragan. La force de cette séquence tient aussi à sa charge émotionnelle, car ce qui nous est donné à voir n'est pas simplement la nature qui se déchaîne, c'est le cœur de la femme qui s'inquiète pour son homme parti en mer. La tempête, en se chargeant ainsi d'une émotion toute humaine, n'en est que plus terrible et inquiétante...


Un combat va s'installer entre la tempête et le cœur de la jeune fille, entre l'espoir et la peur. Car malgré la tempête, le phare continue à luire, à percer les ténèbres, quelques rayons de soleil franchissent le mur noir des nuages et le chant de la jeune fille parvient à couvrir la fureur du vent et de la mer... autant de signes qui nous permettent de croire que l'espoir de la jeune fille peut triompher de la nature vorace. La façon dont Epstein enregistre et restitue le réel est soumis à la vision intérieure de la jeune dentellière. On est avec elle, dans son angoisse de la perte, dans son amour pour son homme. Et c'est son courage, sa volonté qui vont réveiller des forces du passé et sauver son marin, du moins c'est ce qu'Epstein choisit de nous montrer.

Comme pour L'Or des mers, il s'inspire d'une légende bretonne, celle des siffleurs de vent, ces hommes capables de calmer les tempêtes. Epstein montre la jeune fille aller des gardiens du phare au vieux tempestaire, de la technologie à la magie. Lorsqu'elle va voir le père Floch et le supplie de calmer les éléments, le réel va se plier à son désir, céder à la passion avec laquelle elle réclame le retour de son homme. Le film devient son incantation aux forces du passé, à ce rêve ancien où l'homme pouvait commander à la nature. Elle provoque la résurgence de ce temps des croyances en un monde invisible, ce temps de la magie qui a été rejeté, chassé par le catholicisme avant d'être repoussé jusqu'aux confins (ici Belle île en mer) par le monde moderne. Si le tempestaire accepte d'aider la jeune fille, c'est parce qu'elle lui propose en échange sa médaille de baptême, offrant sa foi chrétienne au "druide", acceptant son monde magique.

La mise en scène d'Epstein fait corps avec les pensées de la jeune fille et avec sa volonté de croire en la capacité du vieil homme à maîtriser la nature. Epstein utilise pour cela des « ralentis psychologiques » qui consistent à faire varier la vitesse de défilement des images en fonction des pensées du personnage, une technique qu'il utilise depuis longtemps mais qui atteint ici la perfection. Les ralentis - du son et de l'image - lui servent également à calmer les vents et les vagues suite aux incantations du tempestaire. Si Epstein épouse le point de vue de la magie, il montre dans un même temps que celle-ci tient à un pacte très fragile passé entre le tempestaire et une nature qui restera toujours une force qui dépasse l'homme. Les images de la mer occupent en minutage presque la moitié du film et les personnages sont souvent réduits dans le cadre à de minuscules silhouettes écrasées par le ciel ombrageux. Et lorsque la nature n'apparaît pas à l'écran directement, elle est toujours présente via la bande sonore où se font entendre le fracas des vagues et le souffle du vent. Les hommes ne peuvent que se résoudre aux caprices de la nature et lorsque cette dernière se déchaîne, ils ne peuvent que se terrer. Dans les scènes d'intérieurs, Epstein ressert les cadres, emprisonne ses personnages qui sont comme les otages d'une nature indomptable.

« L'une des plus grandes puissances du cinéma est son animisme. A l'écran, il n'y a pas de nature morte. Les objets ont des attitudes. Les arbres gesticulent. Les montagnes, ainsi que cet Etna, signifient. Chaque accessoire devient un personnage. Les décors se morcellent et chacune de leurs fractions prend une expression particulière. Un panthéisme étonnant renaît au monde et le remplit à craquer. » (Le Cinématographe vu de l'Etna) Ce qu'Epstein couchait dans ses écrits lorsqu'il arpentait les flancs du volcan en 1926, il en fait un film vingt ans plus tard. Mais cette pensée magique le film l'incarne autant qu'il n'en fait le deuil. C'est qu'en 1947, Epstein travaille sur des idées de mise en scène qui n'ont plus vraiment cours et il sent qu'il n'appartient pas à ce nouvel âge du cinéma. « Le cinéma est une langue, et comme toutes les langues, il est animiste, c'est-à-dire qu'il prête une apparence de vie à tous les objets qu'il désigne. Plus un langage est primitif, plus cette tendance animiste y est marquée. Il est inutile de souligner à quel point la langue cinématographique est encore primitive dans ses termes et dans ses idées » : ce qui était vrai en 1923, lorsque qu'Epstein écrivait ces lignes, ne l'est plus en cette fin des années 40. Le cinéma a grandi, évolué. Comme la Bretagne est entrée dans la modernité, le cinéma est entré dans une nouvelle ère à laquelle Epstein se sent étranger.

Ainsi, symboliquement, le tempestaire parvient à calmer la tempête mais le bris de sa boule de cristal nous dit que c'est la dernière fois que la nature accepte de respecter le pacte passé dans des temps immémoriaux. Cette pensée magique, que la mise en scène épouse, se heurte donc à quelque chose de grave, à une profonde mélancolie. Le globe de verre qui se brise au sol, c'est l'image d'une époque qui s'achève, d'un monde magique qui ne sera jamais plus. Mais cette image ralentie nous dit aussi quelque chose du cinéaste, elle nous fait ressentir sa tristesse et sa fatigue. C'est comme si Epstein savait qu'il ne tournera plus, que sa carrière de cinéaste touchait à sa fin. Lui qui a été jadis - un peu malgré lui - un précurseur de l'avant-garde cinématographique, lui qui a connu l'oubli et le mépris, lui qui s'est ressourcé au contact de la Bretagne et du réel ne trouve plus sa place dans le cinéma d'après-guerre. Cette image nous bouleverse car elle clôt un cycle, elle clôt une vie.

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Introduction à l'oeuvre de Jean Epstein

Par Olivier Bitoun - le 7 juillet 2014