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Critique de film
Le film
Affiche du film

Des oiseaux, petits et gros

(Uccellacci e uccellini)

L'histoire

En suivant les pérégrinations burlesques des Innocenti père fils, Totò et Ninetto (Davoli), accompagnés d'un corbeau porté sur la théorie, le cinéaste organise une rêverie méditative sur le devenir du marxisme italien dans les années 1960 et son propre détachement idéologique.

Analyse et critique


Il a fallu pour Pier Paolo Pasolini entrer et sortir de L’Évangile selon saint Matthieu. L’entrée était La Ricotta, sketch satirique sur une représentation putassière de la passion christique. Mal compris, le film vaudra au cinéaste une accusation de blasphème assortie de quatre mois de prison avec sursis (la plainte sera finalement retirée en appel et aboutira à un non-lieu). Ce que Pasolini y moque n’est pourtant pas du tout la crucifixion en tant que telle, mais une manière vulgaire et philistine de l’aborder au cinéma, qu’il exorcise en couleurs avant un chef-d’œuvre de sobriété en noir et blanc. La sortie se fera aussi par la comédie, un film espiègle et gentiment grivois, où Totò en figure chaplinienne de grand chemin, accompagné de Ninetto Davoli dans le rôle de son fils, arborant gaiement une splendide veste à son nom, traversent une Italie de bidonvilles où les rues ne portent pas la mention de « grands hommes », mais d’un chômeur, d’un éboueur et d’un fugueur, où les panneaux de direction indiquent la distance d’avec Istanbul et Cuba. Bref, une Italie mi-théorique, mi-fantasmée, imaginaire simplement, mais d’un imaginaire préoccupé par ceux qu’on pourrait maladroitement qualifier de déshérités. Un passage par le beau monde, qui révèle en quelques images (un chef d’orchestre donnant la mesure dans le vide) le peu de bien que Pasolini en pense, évoquerait même Fellini, le meilleur ennemi de ce cinéma à l’opposé de sa vision du monde (1). Des oiseaux, petits et gros, derrière sa gaieté apparente, est un film complexe, sinueux, un peu difficile à suivre, construit sur une suite d’allégories. Pasolini y traite de ses doutes grandissants vis-à-vis de la place de l’idéologie marxiste dans le monde moderne (lui qui s’y est toujours rattaché d’une manière quelque peu malaisée), tandis que son affection demeure pour les laissés pour compte du boom économique. Il ignore où ceux-ci vont, mais il se promet de les y accompagner. Dans l’incertitude et la confusion, il sera leur compagnon de route.


Pasolini et les oiseaux… Son premier recueil de poèmes, L'usignolo della chiesa cattolica, se traduirait comme Le rossignol de l’Église catholique. L’Évangile selon saint Matthieu évoquait, lors du Sermon sur la Montagne, les hirondelles des champs qui ne sèment ni ne moissonnent et qui pourtant ne s’inquiètent pas du lendemain, ainsi que les oiseaux qui connaissent leur nid (comme le bétail connaît son étable), tandis que l’homme ignore sa demeure spirituelle. Les gros oiseaux sont ici les fiers rapaces et les petits, les humbles moineaux, auprès de qui saint François d’Assise envoie aux alentours de 1200 deux de ses disciples afin de les évangéliser. Les gros oiseaux (figurés par une bande humaine de gros bras) les malmènent, tandis que les petits acceptent plus facilement le message de l’Évangile (la règle selon laquelle il est plus facile pour les pauvres d’entrer au Royaume de Dieu s’appliquerait ici même au règne animal). Une fois qu’ils sont tous convertis, pourtant, ce fait accablant : cela n’empêche pas les faucons de dévorer les moineaux. Les deux disciples avaient mal compris l’ordre du saint : il ne s’agissait pas que de convertir les riches et les pauvres, mais de changer le monde, de défendre les proies contre les prédateurs. Au XXème Siècle, les rapaces de toutes sortes fondent toujours sur les moineaux, et il semble peu probable que cela change de sitôt.


Par la figure d’un corbeau, l’oiseau de malheur, venu du pays de l’idéologie, avenue Karl Marx comme à Potsdam (les deux vagabonds, eux, rétorquent venir du quartier des poubelles), Pasolini évoque un relai laïc de l’eschatologie religieuse. L’oiseau parle (c’est un des premiers animaux à le faire au cinéma hors films d’animation), échange avec les deux compères, Innocenti père et fils. Mais il n’est pas sûr que son croassement soit encore en phase avec la réalité. Toute idéologie, de fait, est un envol d’avec celle-ci et faire incarner le marxisme par un volatile dit l’ambivalence du cinéaste à son égard. Le film se présente comme marqué par la mort de Palmiro Togliatti, fer de lance du Parti communiste italien. Ses funérailles réelles y sont filmées, qui arborent à peu près autant de signes de croix devant son cercueil que de poings levés. Avec lui, c’est pour Pasolini un marxisme italien orthodoxe qui meurt, laissant les masses sans guide. La figure animale, dans la tradition d’Ésope et des Oiseaux d’Aristophane sert à une réflexion sur l’état de la Cité, son devenir, que Pasolini souhaite ici dans une alliance avec les luttes du Tiers-Monde, souvent rappelées à l’écran. Certes plus affable, le film révèle autant que Porcherie le penchant théorique de son auteur. Il rappelle aussi comment il entendait redonner à l’art dramatique la fonction qui était la sienne dans le monde antique, celle d’une adresse publique et directement citoyenne. Elle porte ici sans cesse sur la dénonciation, sous une forme ou une autre, de la propriété privée, ainsi que certains de ses corollaires, comme l’indifférence bourgeoise au malheur d’autrui et l’asservissement par le crédit.


Rendant vers la fin hommage à Rossellini et Brecht, ces deux didacticiens hors-pair, le film doit directement pour son flash-back central aux Onze Fioretti de François d’Assise (tout en préparant la représentation médiévale du Décaméron et des Contes de Canterbury). Ce qu’il partage avec est un éloge de l’idiotie, ici celle de deux bras cassés, qui se plaignent de leurs cloques au pied, du soleil qui tape ou d’un ver solitaire. Pasolini croit au « heureux les simples d’esprit » (les intellectuels ont souvent de la difficulté à saisir ce que l’existence peut avoir d’épouvantable pour les gens bêtes). Malgré la dureté de leurs vies, les Innocenti vont de l’avant, gaiement, s’en amusent autant qu’ils peuvent (ce qui pourrait aussi être plus un signe d’intelligence que d’idiotie). Le chant des oiseaux, cette symphonie primale et pré-langagière, s’apparente ici au tumulte d’enfants qui jouent ensemble et c’est en retrouvant le jeu enfantin (la marelle), que Ninetto, cette figure à nulle autre pareille de l'insouciance adolescente, découvre le moyen de communiquer avec les moineaux, par une danse décomplexée, allègre, joyeusement bête. Le burlesque se raccroche au primal, à la pulsion élémentaire et certains de ses moyens – le sur-titre amusé, l’accéléré, le montage elliptique- enchâssent la tendance théoricienne de Pasolini à un goût joueur et idiot, divinement irréfléchi. Le recours à un humoriste célèbre rapproche aussi ce film de l'univers de Rossellini, qui avait fait appel à lui dans Où est la liberté ? L'artificialité assumée de son jeu rejoint de plus le refus de Pasolini du faux naturel petit-bourgeois. Ennio Morricone à la musique sert également d'ancrage dans un pan populaire. On peut noter à ce titre la participation au scénario d'un Dante Ferretti pas encore chef décorateur, le cinéma italien étant par excellence celui où se brassent haute et basse culture. C'est sincèrement que le cinéaste souhaite faire place à la seconde au sein de la première.


« Le projet initial du film prévoyait trois épisodes qui se construisaient tous autour de la parole des oiseaux. Dans le premier épisode, un dompteur français cherchait à faire parler un aigle indomptable refusant fièrement la langue de Racine. Cet épisode avait la particularité de mettre en scène toute une série d’animaux enfermés dans le zoo du Grand Cirque de France et correspondant aux populations du Tiers-monde sous influence française (le lion d’Algérie n’est plus dans sa cage – nous sommes en 1966 – au grand désespoir du dompteur). Cet épisode évoquait directement la question d’un nouveau marxisme modifié par la nouvelle réalité des luttes du Tiers-monde. Dans le deuxième épisode, deux moines envoyés par saint François évangéliser les oiseaux doivent deviner le mode de communication des faucons et des moineaux, afin de dialoguer avec eux pour leur apporter la bonne parole. Mais, les faucons, après deux prédications apparemment réussies, se mettent à attaquer sauvagement les moineaux sans défense. La prédication chrétienne indifférenciée est ainsi décrite comme naïve car elle ne tient pas compte de la lutte des classes : « Cette inégalité entre classes, entre nations, n’est-elle pas la plus grave des menaces contre la paix ? » déclare, dans le film, saint François. Dans le troisième épisode, un père et un fils (Totò et Ninetto), représentants de la classe populaire, cheminent avec un corbeau marxiste et moralisateur qui leur enseigne, grâce à la parole, les contradictions du monde dans lequel ils vivent. Dans l’œuvre définitive, le dernier épisode constituera la matrice du film, le premier sera supprimé et le deuxième sera une parenthèse interne (qui donnera son titre au film).» (2) Celui-ci a la force et la limite des films-essais : il aurait pu contenir plus, de même que certaines de ses allégories auraient pu être soustraites sans qu’il n’en soit trop dénaturé pour autant. Mais à un niveau plus subconscient, c’est bien ce dont il est thématiquement et formellement question : l’incomplétude du discours, sa potentielle vanité.


En route vers des lendemains qui ne chanteront probablement pas, Totò et Ninetto, tandis que ce ne sont pas des oiseaux mais des avions qui volent dans le ciel (Pasolini n’était pas un grand enthousiaste des indices de développement), croisent sur la route une pierreuse appelée la Luna. C’est d’abord au père de s’enfoncer avec elle dans les champs, puis au fils, qui compare favorablement sa poitrine à celle d’une vieille professionnelle (« Marie au Balcon ») que lui et ses copains ont coutume de visiter. Il y aurait beaucoup à dire, d’après le corbeau, sur « le putane », mais il n’aura pas le temps de se lancer dans une pontification à ce sujet : les Innocenti en font leur casse-croûte avant de reprendre leur chemin vers un horizon incertain. Ce qu’il reste, une fois l’ordre du discours éradiqué, c’est la sensation, la vie animale, une sophistication qui s’arrête tout au plus au sexe et à l’argent. Pasolini, qui ira de plus en plus vers le mythe, va dès lors explorer ce que ce monde infra-théorique, post- ou pré-idéologique, peut avoir de lumineux ou de sombre, de purifiant ou de boueux. Même si la « trilogie de la vie » pourra  pour un un temps faire illusion, son pessimisme sur la question ira croissant. C’est que si l’hédonisme peut s’avérer un remède aux affres du doute et de la conscience (les attributs du corbeau selon sa manière de se présenter), c'est bien parce que cela lui fait justement défaut - le doute et la conscience. Post-coït heureux ou triste, une promesse pasolinienne aux perdants du néo-capitalisme, envers et contre tout, qu’il tiendra jusque dans la mort : je serai toujours à vos côtés.

(1) Les opposés, à un moment ou un autre, se rejoignent : ainsi la manière qu'a le Satyricon de plonger dans un monde étranger à nos valeurs et notre appréhension du quotidien résonne avec celle d'Oedipe Roi et de Médée.
(2) Lisa El Ghaoui, Rossignols, moineaux et corbeaux parlants : la fonction des oiseaux dans l’œuvre de Pasolini, 2006 : https://journals.openedition.org/italies/1975?lang=en

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 11 janvier 2023