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Critique de film
Le film
Affiche du film

Où est la liberté ?

(Dov'è la libertà... ?)

L'histoire

Après vingt-deux ans d’emprisonnement, Salvatore Locajono (Totò), barbier incarcéré pour avoir assassiné celui qui avait tenté de violer son épouse, est relâché pour bonne conduite. Muni d’un maigre pécule, il souhaite se reloger et se faire une situation (sa femme est morte entre-temps). Le monde extérieur de l’Italie d’après-guerre lui réserve un sort si sordide qu’il ne tarde pas à regretter les quatre murs de sa geôle.

Analyse et critique


Où est la liberté ? est la seule véritable comédie réalisée par Rossellini (quoique son œuvre ne manque pas de scènes comiques) et un titre méconnu de sa filmographie, longtemps difficile à découvrir. C’est un film qui porte les traces de gros aléas : le tournage, commencé entre Europe 51 et Voyage en Italie, sera abandonné par Rossellini après trois mois et Mario Monicelli bouclera celui-ci. Les scènes typiquement néo-réalistes qui parsèment le parcours d’un Totò confronté à la vie des rues et la misère (tant sociale que morale) de l’époque sont le fait du cinéaste instigateur du projet, les scènes de procès (et vraisemblablement le montage, dont sa construction en flash-back) sont celui de Bolognini. Cinéaste prolixe et curieux, Rossellini pouvait en bon autodidacte également faire montre parfois d’une tendance au dilettantisme et à la filouterie. S’il n’est pas absolument réussi, le film (dont l’argument central était l’idée du cinéaste et la source de son intérêt) porte la trace de certaines de ses grandes préoccupations. Abasourdi par l’Italie des années 1950, la guerre de tous contre tous, la manière dont il est systématiquement abusé et exploité par des êtres égoïstes, indifférents et lâches, au point de regretter la paix de sa cellule, Salvatore Locajono sert de révélateur de la société italienne que l’auteur n’a eu de cesse alors de dénoncer. Sa nostalgie de la prison évoque l’intérêt de Rossellini pour la vie monacale, la séparation (choisie pour les moines, subie puis désirée de la part de Salvatore) avec une société civile difficilement vivable. Annonçant la vision noire de la comédie à l’italienne à venir, somme infernale de petites combines accomplies au détriment de tous, le film, malgré son ton comique, traduit quelque chose d’au fond assez terrible sur la période.


Salvatore a été « épargné » de l’expérience de la guerre, il paraît plus innocent que ceux qui ont été formés par cette épreuve traumatique, dont le caractère s’explique aussi par cette césure (même le déporté spolié par sa belle-famille est prêt à s’accommoder d’un arrangement on ne peut plus cynique). Il est tel un candide partant à la rencontre de diverses personnes diversement dégradées et corrompues. Affolé par ses hormones, il se jette à la sortie de prison dans les rues et accompagne une entraîneuse (Nyta Dover) de très grande taille (l’écart entre la sienne et celle plutôt menue de Totò est un ressort humoristique simple et efficace) vers un dancing où il fait la connaissance de ses amis, payés pour danser (façon On achève bien les chevaux) dans un marathon de centaines d’heures. Ils sont non seulement épuisés, mais affamés (leur imprésario ayant lâché leur défense effective). Remplissant officieusement ce rôle lui-même, Salvatore leur « prête » sa fortune en échange du droit à loger avec eux. Cette situation n’étant inscrite à aucun registre, il échoue ainsi à être domicilié trois jours après sa libération comme il était tenu de le faire, alors qu’il est au même moment placé dans une situation où il n’a pratiquement plus un sou en poche. La suite le verra systématiquement se faire rouler dans la farine, impliqué dans des arnaques dont il ne mesure ni la réalité ni la gravité (tel ce faussaire qui l’envoie faire ses courses) et extorqué jusqu’au dernier centime dès que possible. Si Irene faisait dans Europe 51 le choix de la sainteté, Salvatore est son versant « trop bon, trop con ». Après avoir été recalé dans les escaliers de la mansarde où il avait trouvé un toit (pensant pouvoir gagner sa vie avant que sa réputation d’assassin ne mette un terme à ses débuts de barbier), il en vient à demander de l’aide à la belle-famille de son épouse défunte, grands-bourgeois de prime abord accueillants... pour découvrir qu’on ne lui offre avec insistance une jeune femmes en noces (Vera Molnar (1)) que pour masquer sa grossesse résultant d'un inceste (c’est la même famille qui doit sa nouvelle fortune à l’extorsion de Juifs déportés). Dégoûté, mais sans la moindre trace apparente de misanthropie, Salvatore commet l’inverse d’une évasion de prison : il regagne illégalement sa geôle, ce qui lui vaut d'être traîné au tribunal.


S’étant très visiblement désintéressé du film, Rossellini l’a en quelque sorte lâché après avoir filmé ce qui au contraire le motivait : une errance chaplinienne, où un acteur comique populaire au style grimacier proche de la commedia dell’arte est placé dans un environnement réel, dans des conditions parfois presque documentaires. L’artificialité assumée du jeu de Totò jure avec le naturalisme ambiant, mais de cet écart naît justement le sentiment d’un personnage nulle part à sa place, d’une pure altérité au sein de cette société dont il révèle par sa position en porte-à-faux les travers et défaillances. Le procès, où Totò redouble d’affèterie au milieu d’un décorum (l’avocat et le procureur ne sont pas plus sobres que lui), échoue à continuer cet écart. On est alors plus proche du registre des bouffons, ce qu’il n’a jamais semblé être jusqu’alors. En fait, les diverses figures rencontrées auparavant paraissent plus monstrueuses dans leur normalité apparente, leur fadeur blasée et malfaisante, que cet être lunaire, diligent, habité d’une mélancolie héritée d’avant la prison (payer toute sa vie pour un coup de sang face au mal) et d’une poésie trouvée en celle-ci (c’est là-bas qu’un prisonnier chante d’une très belle voix quand il le rase, quand au-dehors même la danse est le signe de l’exploitation).

Où est la liberté ? s’épuise sur la longueur du fait de ne tenir que sur la force d’un seul argument (le cinéaste a été le premier à préférer lâcher l’affaire) mais celui-ci est suffisamment inattendu et étrange pour conférer au film un réel intérêt. Totò retrouvera le cinéma d’auteur avec Pasolini pour Des oiseaux, petits et gros, réalisateur qui participera également au film à sketchs Ro.Go.Pa.G auquel contribuera Rossellini. Le format du sketch aurait peut-être mieux convenu à ce qui l’intéresse ici, quoique la durée fournisse à ce calvaire laïc un caractère assez atroce, charrié par la mine souvent piteuse de l’interprète. Il y a beaucoup de personnes plus belles physiquement que Totò autour de lui, mais il paraît être le seul à avoir conservé ici quelque chose non pas tant de la jeunesse que de l’enfance, une forme de crédulité, de sincérité peut-être, qui font de lui une victime toute désignée. Il y a aussi cela chez Rossellini, un rapport ambivalent et incertain à ce que signifie la beauté.



(1) Ironiquement, une autre actrice du film, Franca Faldini, deviendra la compagne de l'acteur napolitain durant les quinze dernières années de sa vie.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 30 mars 2021