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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Décaméron

(Il Decameron)

L'histoire

Ce n'est pas une histoire mais des histoires. Il y en a huit et elles tournent autour de l'amour, de la sexualité, de la religion et des duperies de ce monde sur un mode cocasse, picaresque mais aussi parfois cruel. Cela se passe au XIVème siècle à Naples et dans ses environs...

Analyse et critique

« Je suis scandaleux. Je le suis dans la mesure où je tends une corde, mieux, un cordon ombilical, entre le sacré et le profane. » Pier Paolo Pasolini

On le sait, les années 70 furent, dans le domaine de l'expression artistique, une décade prodigieuse. Dans celui du cinéma, elles constituèrent le terreau de toutes les libertés, latitudes et autres licences, qui laisse rêveur quand on voit le degré de conformisme formel, d'uniformisation et d'ostracisation de la prise de risque qui règnent sans partage près de cinquante ans plus tard. Au diapason de l'affrontement binaire des idéologies (Occident contre bloc de l'Est), des mouvements de contestation post-68, des radicalisations politiques et du vent favorable soufflant dans la voilure des idées libertaires, jamais le cinéma n'avait paru aussi libre de profiter du relâchement de la censure et de l'assentiment de producteurs complices. Bien sûr, l'anticonformisme pouvait par endroits porter en lui son propre conformisme. Évidemment, certains essais filmiques (je pense au Godard de l'époque) franchissaient allègrement la ligne rouge de l’intelligibilité pour le spectateur. Mais ce fut une époque bénie pour une expression de l'art provocante et salutaire, qui n'a fait que péricliter à mesure que les années s'écoulaient et que l'art cinématographique rentrait dans le rang de l'industrie des loisirs.

Je me souviens avoir ressenti, au cours des années 90, les derniers soubresauts d'un certain génie poétique et provocateur chez le portugais Joao Cesar Monteiro, et son personnage d'esthète lubrique et funambulesque. Mais s’il fut un héraut portant fièrement les couleurs de la toute-puissance de l'incantation poétique dans le cinéma des années 60 et 70, ce fut bien Pier Paolo Pasolini, artiste complet, poète, dramaturge, essayiste, scénariste et cinéaste. Un des quelques génies du 7ème art, soyons fous, parce qu'il était avant tout poète, et que l'expression cinématographique fut pour lui le prolongement naturel de sa poésie. Artiste athée mais chrétien, viscéralement marxiste mais pas encarté (il fut mis au ban du Parti Communiste pour son homosexualité), le cinéaste-poète fut une personnalité révérée et honnie, respectée et conspuée. En un mot, irrécupérable.


L'immense malentendu dont souffrira Pasolini, que nous retrouverons en évoquant la Trilogie, provient des raisons parfois douteuses qui ont fait son succès : cette aura scandaleuse, ce souffre émanant des accusations d'obscénité, récurrentes, qui émaillent son parcours littéraire et, dès le début, son cheminement cinématographique. Cela ne doit pas empêcher les Français que nous sommes d'imaginer quel attrait extraordinaire sa poésie engagée et incandescente a pu exercer sur les Italiens, et de mesurer, malgré les obstacles et les difficultés de réceptivité, bon an mal an, le succès critique et aussi public de son œuvre cinématographique.

Le Décaméron, fastueusement produit par Alberto Grimaldi, qui vient de nous quitter, fut la preuve que parier financièrement sur le cheval-poète Pasolini n'était pas suicidaire puisque ce premier volet de ce qui formera une trilogie (et d'une certaine façon, une quadrilogie avec Salo, tous produits par Grimaldi) se révèlera être le plus grand succès du cinéma italien de 1971, en Italie comme à l'étranger. C'est que le cinéaste s'est piqué, dès l'été 1970, d'écrire des scénarios d'après dix œuvres littéraires d'une portée universelle. Il décide finalement d'en réaliser trois, mettant à l'honneur Boccace, Chaucer et les obscurs rédacteurs des Milles et une Nuits. Les trois œuvres ont le point commun de proposer à l'adaptateur une infinité de combinaisons narratives possibles puisque ce sont des ouvrages à tiroirs épisodiques auxquels nous avons affaire. Il n'en fallait pas tant pour flatter, et le traditionnel goût des Italiens pour les structures à sketchs, et un penchant tout pasolinien pour la verve rabelaisienne, paillarde, picaresque, déjà présente dans Des oiseaux petits et gros et La Ricotta.


Et c'est Boccace qui ouvre les festivités. Lui qui passe pour l'inventeur de la nouvelle, du récit plus ou moins long en prose, et qui fut le premier grand exégète de Dante en même temps que son voisin immédiat de notoriété, de prestige et de portée influente dans l'imaginaire italien. Pasolini, en plein tournage de Médée, songera à en adapter Le Décaméron, chef d’œuvre du patrimoine littéraire italien, et s’attellera bien vite à la tâche. Car Pasolini, à ce moment précis de sa trajectoire, en était là en termes d'ambition : adapter au cinéma des textes exsudant une poésie à la fois universelle et mystérieuse. Au cours d'un entretien vu sur un DVD dont j'ai oublié l'objet, le grand scénariste Tonino Guerra évoquait, chez les Italiens contemporains, la perte du sens de la poésie et la non-connaissance de Dante et de sa Divine Comédie. Il évoquait ce monument de la littérature sous l'angle du beau et du mystérieux, et concluait sur cette note mélancolique : « Les Italiens n'aiment plus ce qui est beau et mystérieux. » Pasolini, lui, aimait, et ô combien !

Et pour cette raison, nous pouvons considérer la Trilogie, qui fera l'objet de trois chroniques, comme une offrande extrêmement généreuse faite au spectateur. Un présent inestimable sous des dehors récréatifs. Placés sous le signe de la joie de conter, du jaillissement narratif et de l'innocence des corps avant qu'ils ne soient instrumentalisés par le pouvoir (la bourgeoisie) et la contestation de ce pouvoir (le conformisme dans l'anticonformisme de la libération sexuelle), les trois films cherchent (et parviennent) à retrouver une substantifique moelle de la culture populaire par le truchement d'un érotisme frontal, aussi frais que peu inducteur de stimuli (au contraire du Casanova de Fellini, par exemple, dont le déploiement fantasmatique, quelle que puisse être la charge cinglante qu'il porte en lui, parvient ici et là à exciter le spectateur, qu'il le veuille ou non).


Jamais dans l'Histoire du cinéma une telle omniprésence de la sexualité fut aussi dénuée d'ambivalence. Et il n'y a pas d'équivalent, dans les années 70, d'un déblocage de fonds aussi substantiel au service d'un imaginaire aussi libre et dont le côté provocateur n'a d'autre but que celui de faire ressurgir la beauté archaïque d'une sexualité préservée (jusqu'à nouvel ordre) de toutes récupérations. Mais attention ! Innocence n'est pas angélisme, et les univers que déploie Pasolini sous nos yeux effarés sont déjà corrodés par la misère, la promiscuité, les effluves nauséabondes et le quadrillage sociétal. L'instrumentalisation de la sexualité tisse ses rets. Elle régnera dans Salo. Alors les matériaux sont-ils aussi chargés de sexualité que leurs adaptations pourraient le laisser supposer ? Prenons Le Décaméron, puisqu'au fait nous devons venir.

Ce recueil de cent nouvelles écrites en florentin (mais transposé dans la tradition napolitaine par Pasolini) entre 1349 et 1353 s'appuie sur l'épouvante d'une épidémie de Peste noire de 1348 qui ravage Florence pour imaginer l'isolement (le confinement ?) de sept jeunes femmes et de trois jeunes hommes en rase campagne, lesquels, pour ne pas s'ennuyer, se piquent de narrer pendant dix journées un récit par jour (« deca » pour 10 récits et 10 récitants) dont le thème sera décidé la veille au soir. Ces récits traitent de l'amour sous toutes ses formes : courtois, vulgaire, passionné, tragique, cocasse. Bien souvent, ce sont les femmes qui font une ronde et, oui, pour répondre à notre question, c'est bien Eros qui mène le bal.


Pasolini a de qui tenir car pour Boccace, également, scandale et succès allèrent de concert. Et les récits du Décaméron ne boudent pas l'amoralité, ni ne brossent le Clergé, qui en prend pour son grade, dans le sens du poil. Que sera donc le film sinon le prolongement cinématographique, la transposition arbitraire, syncrétique certes mais incroyablement fidèle dans l'esprit, d'une œuvre littéraire vieille de plusieurs siècles ? La perpétuation d'un chef-d’œuvre (ce que seront aussi les deux films suivants) et de ses sortilèges par le prisme d'un érotisme frontal, brut, archaïque, « irrécupérable ». Et il fallait logiquement commencer par Le Décaméron, œuvre inspiratrice de tant d'autres, à commencer par Les Contes de Canterbury de Chaucer, en tant que pourvoyeuse de récits que l'on ouvre comme des tiroirs pour y découvrir un monde « plein de vitalité, de gaieté, de joie de vivre et de faire l'amour. »

Il incombe donc au Décaméron de poser les bases structurelles (les récits enchâssés), esthétiques (le peintre Giotto, convoqué, dont l'aura déborde sur les films suivants) et littéraires (les « images » de Dante veillent et planent sur les trois films, puis sur Salo, bien sûr) de ce que sera une trilogie qui ne porte pas encore son nom. Le projet esthétique de Pasolini est cohérent : il s'agit de (dé)hiérarchiser les « valeurs » esthétiques, ce qu'il avait déjà expérimenté avec L'Evangile selon Saint-Matthieu, et de rendre à César ce qui est à César, à savoir le sacré au peuple. Convoquer Boccace, c'est-à-dire un auteur proche de l'humain, et Giotto, un peintre, en somme, qui a révolutionné l'art figuratif religieux en y éradiquant tout hiératisme, en l'humanisant, c'est poursuivre une même révolution esthétique à la fois ultra-moderne et primitive.


Folle ambition à laquelle Pasolini, artiste érudit, visionnaire et cinéaste autodidacte totalement décomplexé, pouvait prétendre. Décomplexé ? C'est sans doute ce qui pouvait déplaire quand j'entendais dire, bien avant que je ne visionne mon premier Pasolini, qu'il était un cinéaste qui ne savait pas tenir sa caméra. Dès L'Evangile selon Saint-Matthieu, ce qui frappe, en effet, est cette instabilité de la prise de vue, récurrente, comme vacillante, ivre, prenant les choses à la volée, comme elles viennent... Oserais-je dire que cela, en fait, vieillit merveilleusement bien ? Si Serge Daney disait, dans son Itinéraire d'un ciné-fils (1992), qu'il n'avait nul besoin d'être un spécialiste du Japon du XVIème siècle pour savoir que ce qu'il voyait dans Les Contes de la lune vague après la pluie était la vérité, je n'ai aucun cas de conscience à dire la même chose des films de la Trilogie (même si le cas des Mille et une Nuits est un peu à part). Et tant pis si les Anglais de Canterbury s'expriment dans un patois sarde à couper au couteau !

Où se trouve la vérité du Décaméron ? Dans celle des visages, évidemment, crus, impudiques, grimaçants, mais aussi dans celle des invectives fracassantes et obscènes qui jaillissent de la rue, des odeurs parfois éprouvantes (la merde, soyons clairs, dans l'histoire d'Andreuccio) que nous croyons sentir. Des chants, également, mélopées, sifflements folâtres, bourdonnements de guimbarde, tous napolitains, qui viennent accompagner le fil des récits. Elle provient aussi de ce sentiment dérangeant (mais au sens salutaire du terme) qu'éprouve le spectateur plongé dans des univers troubles, instables, décalés (au sens de décalage horaire) tels qu'il les ressentirait si une machine à explorer le temps l'y propulsait. Pasolini n'avait pas de complexes et c'est tant mieux pour le cinéma (oui, cette phrase est un emprunt).


Le Décaméron, de Boccace, est un fleuron de la délicatesse florentine ? Pasolini en fait un bastion napolitain et choisit la Campanie comme décor et chambre d'écho d'une gouaille dont la Toscane l'aurait en partie privé, et annonce son programme lorsqu'un conteur de rue brosse le tableau d'un couvent de Toscane qui abritait une très belle femme pour changer d'inspiration en cours de route : « Je vous la fais napolitaine. » Et de nous retrouver dans un couvent de Campanie magnifique où les nonnes n'auront de cesse d'assouvir leurs besoins sexuels, fort réprimés jusqu'alors. De la même façon, il extirpe le disciple de Giotto, qu'il incarne lui-même, de sa Toscane d'adoption pour l'immerger sous d'autres influences, toujours du côté de Naples, car c'est là qu'on lui a commandé une fresque. Chez Pasolini, tout n'est qu'appropriation avant de devenir restitution. Le cinéaste ne s’embarrasse pas de contextualiser, ni de décliner un dispositif. Toutes les histoires sont là, brutalement offertes au spectateur disposé à s'émerveiller. Il suffit de commencer par... un crime, un malheureux estourbi dans un sac de jute que l'assassin Ciappelletto (Franco Citti et son beau et inquiétant visage) jette du haut d'une falaise, crachat compris. Puis d’enchaîner sur l'histoire d'Andreuccio (Ninetto Davoli) sans autre nécessité que celle dictée par l'intuition énigmatique du poète. Aucune logique de transition ne préside à tel ou tel enchaînement si ce n'est celle d'une harmonie secrète de l’enchâssement, comme lorsque le conteur de rue introduit le récit du couvent en même temps que se produisent les activités douteuses de Ciappelletto, voleur à la tire et pédophile, qui fait la bourse d'un chaland avant de caresser celles d'un garçonnet, qu'il compte bien rétribuer pour ses charmes avec l'argent qu'il a volé.


Ciappelletto dont la dégaine douteuse plane sur le premier tiers du film avant que le personnage ne soit le héros de sa propre histoire. Et ce qui reste de film sera placé sous l'égide du disciple de Giotto qu'incarne Pasolini, et dont l'inspiration qu'il puise dans les rues de Naples préside aux occurrences narratives qui suivent. Pourquoi cette prise en charge intervient-elle à ce moment du film et pas avant ? Nous ne le saurons jamais et ne souhaitons d'ailleurs pas le savoir. Pas plus que nous ne chercherons à comprendre par le truchement de quelle logique survient le tableau à la Brueghel l'Ancien qui suit l'histoire d'Andreuccio. Ou alors son agencement dans la structure du film fait-il symétrie avec la vision « giottesque » d'un Enfer que surplombe l'unique apparition de Silvana Mangano en Madone. Ce qu'il y a de sûr est l'évidence de ces apparitions, tout comme sont évidentes ces nombreuses transitions frustes, spontanées et préservées de toute ingérence extérieure à leur respiration interne.

En subtil dialecticien d'une certaine Histoire de l'Art, Pasolini ne lésine pas sur un humour et une distanciation qui ne se font au dépens ni des personnages, ni du spectateur. Et surtout, jamais au détriment de cette vérité que nous évoquions plus haut. Le goût immodéré pour la grivoiserie la plus vulgaire (la femme pétomane des Contes de Canterbury) exprime l'invention extraordinaire de la rue médiévale et de son langage.


La vérité poétique de ces univers fabuleusement reconstitués passe par la tentation jubilante de l'obscène (jamais cocu n'a autant ri de l'être, aux confins de la débilité, que le mari de Peronella dans le récit de la jarre) mais c'est aussi qu'elle sait se passer d'artefacts, de grimages qui en forceraient le sens (là encore, à la différence de Fellini). A de nombreuses occasions, Pasolini affiche un mépris souverain pour la corroboration de ce qui est affirmé par le récit. Ainsi, lorsque Andreuccio est enfermé dans la tombe de l'Archevêque Minutolo pour lui ravir sa bague et qu'il s'écrit « Putain, ce que t'es laid ! », le cadavre que nous avons sous les yeux n'est ni laid, ni décomposé, ni grotesque. Seule importe à ce moment la configuration du conte et l'image d'une bague rubiconde au doigt d'un prélat. Cette (anti)figure de style est récurrente chez Pasolini. Elle exprime l'économie d'un côté (économie d'argent, de spectacle) et la richesse de l'autre (narrative, picturale, coloriste).

Lorsqu'ils reviennent de l'Au-delà pour raconter ou témoigner de ce qu'ils ont vu ou subi, les morts ne la ramènent pas. Une porte s'ouvre, le vent s'engouffre, fait voler une couronne mortuaire et onduler la chevelure du dormeur visité en pleine nuit (tout cela dans une belle succession de plans qui a peut-être plu à Robert Bresson) et le défunt est là, prêt à raconter que pour les pêcheurs, il y a plusieurs options, à la carte, « finir dans le feu, dans l'eau bouillante ou dans la merde. » Et que dire de ces fratries squattant le pavé napolitain, patibulaires, sans doute violentes ou de ces frères qui assassinent le jeune commis qui a couché avec leur sœur dans une séquence extrêmement belle qui sera la seule du film a être en mouvement, latéralement, propulsée par un travelling qui s'achève par le son des dagues que l'on sort de leurs fourreaux, sinon qu'elles nous persuadent que c'est exactement à ça que devaient ressembler les Montaigus et les Capulets de William Shakespeare.

Ce monde si concret et flottant est pourtant un monde rêvé. A tout le moins celui de l'artiste-témoin, toujours ce disciple de Giotto, que l'on soupçonne de n'être personne d'autre que Giotto lui-même, attelé à sa fresque, et se mettant soudain à douter: « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu'il est si beau de la rêver ? »

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Par Alexandre Angel - le 29 mars 2021