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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Vie est belle

(It's a Wonderful Life)

L'histoire

En cette nuit de Noël 1945 dans la petite ville de Bedford Falls, tout le monde prie pour Georges Bailey, éminent habitant de la ville. Dès sa plus tendre enfance, il a toujours été d’une grande aide envers ses concitoyens à travers la société de prêts et construction hérité de son père, laissant ainsi de coté ses rêves d’évasion. Potter, l’homme le plus riche de la ville, a toujours trouvé en la famille Bailey ses principaux rivaux qui ne cessent de semer des embûches sur le chemin qui le mène à son emprise totale sur la ville. En restant inlassablement à Bedford Falls où il rencontra Mary Hatch la mère de ses enfants, Georges Bailey laissa partir les autres à sa place et notamment Harry Bailey, son frère cadet, auréolé en cette veille de Noël de son courage héroïque durant la guerre. C’est par mégarde que l’oncle Billy, égarera ce même jour les 8 000 dollars qu’il devait remettre à la banque au compte de la société, et que Potter ne manquera pas de substituer. Esseulé et désespéré, Georges doit aujourd’hui faire face à une situation financière désastreuse et songe sérieusement à mettre fin à ses jours. Clarence, un ange de seconde classe qui attend l’obtention de ses ailes, descend sur Terre pour lui venir en aide...

Analyse et critique

« Each man's life touches so many other lives, and when he isn't around he leaves an awful hole »

En 1945, après avoir achevé la direction de la prestigieuse série Pourquoi nous combattons, dont il réalisera d'ailleurs quelques épisodes, Frank Capra est de retour sur les terres de son succès : Hollywood. Il ne reconnaît malheureusement plus grand-chose de l’usine à rêves où il régnait jadis d’une main de maître, et ne reçoit qu’une relative indifférence de la part de ceux qui l’ont remplacé entre temps. De plus, cette désillusion s’accompagne bien vite d’une nouvelle constatation : les majors américaines font preuve d’une emprise de plus en plus grande sur la production et Capra songe alors sérieusement à s’expatrier en Grande Bretagne pour y tourner ses films. C'est alors que Sam Briskin, assistant d'Harry Cohn à Columbia, lui propose de créer sa propre société de production. Aidé par William Wyler et Georges Stevens, il fonde subséquemment la "Liberty Films", tirant son nom de la cloche qui sonnait sur les génériques de Pourquoi nous combattons. Il fallait maintenant trouver un projet qui puisse mettre sur de bons rails cette compagnie indépendante qui tenait particulièrement au cœur de Capra. Lorsque The greatest Gift, une nouvelle de Philip Van Doren Stern, atterrit sur son bureau, il estima que « c'était l'histoire qu'il avait recherché toute (sa) vie ». Pour comprendre les raisons qui l'ont poussé à adapter ce modeste conte de Noël, il faut aller chercher plus loin que ses caractéristiques intrinsèques ; Capra était en réalité tourmenté par les mêmes doutes et tiraillé par les mêmes peurs que le héros du livre. Auparavant, la RKO avait déjà réuni une solide équipe composée de Dalton Trumbo, Marc Connelly et Clifford Odets afin de les atteler au travail d'adaptation. Il aboutiront à pas moins de trois versions différentes, sans obtenir toutefois la satisfaction de la firme. Sous l’égide de sa nouvelle compagnie, Capra collabora alors avec Frances Gooddrich et Albert Hackett afin d’alimenter l’histoire d’une multitude de détails ramenant le script à sa propre existence et accoucha, au final, d'un scénario qui lui convint parfaitement.

Au terme du tournage, La Vie est belle devint une œuvre capitale dans le cœur de Capra tant l’espoir qu’il misait sur le film était immense ; il pensait purement et simplement que c’était le plus grand film qu’il ait jamais fait. Lorsque disparaît le générique inaugural, une neige blanche et poudreuse envahit l ‘écran ; s’ensuit alors le plan d’un panneau nous indiquant que nous nous trouvons maintenant à Bedford Falls, ville que l’on ne quittera en aucune occasion tout au long de l’évocation de la vie de l’un de ses concitoyens. A noter que le décor de ce lieu fut entièrement construit dans les studios de la RKO en Californie ; il est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands jamais édifiés pour un film américain.

Revenant ainsi à son matériel de base, le film s’ouvre à la manière d’un conte de Noël et trouve sa construction dans un flash-back relatant l’existence de Georges Bailey, jeune homme un brin naïf empli d’un idéalisme à toute épreuve. Cet éclairage rétrospectif fait suite aux prières énoncées par les habitants de Bedford Falls pour venir en aide à Georges Bailey, qui trouveront une résonance certaine du coté du berceau des étoiles où s’ouvre un dialogue quelque peu désuet dans sa mise en image, mais distillant un charme certain, entre les autorités célestes et Clarence, un ange de second classe en attente de l'acquisition de ses ailes. Dieu proposera à ce dernier d’aider cette personne ; mais, avant d’accomplir sa tâche, il se doit d’entendre une présentation de celui dont la vie ne tient qu’à un fil...

Cette première production reçut un échec en demi-teinte auprès du public et fut éreinté par une partie de la critique qui lui reprocha principalement une mièvrerie trop envahissante ; le film ne sera réhabilité que bien des années plus tard et s'offre d'ailleurs une belle revanche en étant diffusé chaque année de l’autre coté de l’Atlantique pendant les fêtes de Noël. Malgré son aura dévastatrice, les valeurs et les illusions qu’il véhicule ne correspondaient certainement plus aux idéaux d'après-guerre, climat encore profondément marqué par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et où, économiquement parlant, la recherche du profit était le maître mot. Non content de porter en ses germes les valeurs du modèle américain (la solidarité, la famille, la tradition...) le film exploite toute l’ambivalence de l’ "American way of life ". Le rêve américain est ici transposé à travers les désirs d'évasion de Georges Bailey ; le besoin de découverte qui l’anime rappelle celui des immigrants débarquant tout droit de Liberty Island, sa grande ambition étant en effet de poursuivre ses études d’architecture et devenir explorateur. Tout en gardant une certaine intégrité en ne cédant pas aux offres de l’impotent Potter qui, rappelons le, n’a pas hésité à placer la ville sous sa tutelle, Georges Bailey est également marqué par une forte volonté de s’enrichir mais ce dessein ne le pousse tout de même pas à rejeter toute vertu et il n’oublie pas de venir en aide aux plus déshérités via son entreprise. Lors de la crise de 1929, qui enraye une fois de plus le bonheur de Georges Bailey en coupant court aux festivités de son mariage et à son voyage de noce, la banque ne peut plus assumer ses fonctions et Georges Bailey obtient la satisfaction de ses clients en se livrant à un dérivé de la redistribution des richesses (il vient en aide aux épargnants en prêtant ses propres économies), logique propre aux réformes sociales que les Etats-Unis tentaient de recréer à l’époque de la sortie du film en intégrant des outils de gestion non capitalistes.

Capra met incontestablement en scène un personnage sacrificiel ; tout au long de sa vie, il a en effet accompli nombre de dévouements pour redonner espoir à ses concitoyens au détriment de son existence même : dès son plus jeune âge le sauvetage de son frère cadet, Harry Bailey, lui vaudra la perte de l’ouie de son oreille gauche. Cet altruisme débordant va même jusqu'à constituer un frein à ses ambitions lorsque ce même frère, devenu plus vieux et qui sera d’ailleurs bien plus tard couvert de gloire, part pour l’université, contraignant ainsi Georges à reprendre l’entreprise de prêts et construction. Même la guerre ne suffira pas à l’éloigner de ce lieu définitivement clos, sa surdité l’empêchant de faire l’objet d’une quelconque mobilisation. En étant le temple qui le retient prisonnier, Bedford Falls agirait sur lui telle une force oppressante souhaitant à tout prix conserver le gardien de ses portes. La vie de Georges Bailey est ainsi faite : sans cesse motivé par sa générosité viscérale, il oublie de vivre pour lui et laisse sur son passage une foule d’actes manqués.

Le scénario, quant à lui, reprend l’éternel lutte de David contre Goliath, véritable leitmotiv de l’œuvre du cinéaste. Comme dans Mr. Smith au Sénat, son illustration s’effectue au sein même d’une histoire à la tonalité politico-sociale (cependant moins marquée que dans le film suscité) : le jeune héros ayant reçu l’héritage idéaliste de son père est confronté à l’hégémonie du despotique Henry Potter interprété par le glacial Lionel Barrymore, qui travailla déjà avec Capra dans l’une de ses plus belles réussites : Vous ne l’emporterez pas avec vous. Potter incarne parfaitement la mainmise du capitalisme "sur les petites gens", et la lutte qu’il entretient avec les habitants de Beford Falls permet au réalisateur de dresser le constat du clivage social existant entre laissés pour compte et privilégiés. Mais point d’apologie du socialisme ou autre manichéisme chez Capra ; il se contente simplement de dénoncer les effets pervers de tout un rouage économique en étayant son propos d’une véritable objectivité doublée d’une prise de distance nécessaire, ce qui n’était pas forcément évident lorsque l’on connaît l’amour du cinéaste pour son pays d’adoption (Capra est d’origine sicilienne). La démocratie qu’il nous présente va à l’encontre de ce qu’on lui a reproché : les politiciens sont cupides, véreux et ne sont motivés que par le pouvoir, un portrait de la bannière étoilée finalement bien loin d’être reluisant.

Il serait également réducteur de ne voir en La Vie est belle qu'une avalanche de bons sentiments car le film possède un certain goût d'amertume d'après guerre et laisse fréquemment poindre un pessimisme incontestable, contrastant et nuançant l'image que l'on se fait habituellement du cinéma de Capra. Certes, l'humanisme et l’optimisme en ressortent triomphants mais cela ne l’empêche pas de jouer sur une double lecture. Capra nous met la plupart du temps en face d'un héros pétri de faiblesses, en proie à un désespoir qui ne fait que s’accroître au fil de l’histoire, le tout se déroulant dans un cadre d’une noirceur terrible qui n'hésite pas à parler de mort, de crise économique et surtout de suicide, thème que l'on trouvait déjà dans M. Smith au Sénat et L'Homme de la rue. Georges Bailey envisage cette issue suite à la perte d’une somme de 8 000 dollars par le vieil oncle Billy, ce qui le place dans une situation financière désastreuse. Ce tableau de la nature humaine s’accompagne d’une vision particulièrement lucide sur l’ingratitude de l’existence et sa nébulosité ponctuelle. Par ailleurs, le film évoque de façon très juste et réaliste des problèmes de l'Amérique de l'entre-deux-guerres, de la crise économique de 1929 à l'entrée dans le deuxième grand conflit mondial de l’histoire en passant par la description du pays sous la présidence de Roosevelt.

La réussite de toute cette alchimie réside certainement dans la capacité qu’a Capra à varier les tons, l’expression "passer du rire aux larmes" trouvant en effet ici tout son sens. Une séquence illustre parfaitement ce mélange, celle où Georges et Mary, l’amour de sa vie, effectuent une promenade romantique et poétique au clair de lune en chantant le célèbre Buffalo Gall (thème parcourant le film) : elle suit en effet la séquence jouissive du concours de charleston, imprégnée d’une frénésie burlesque renvoyant directement au précédent film de Capra : Arsenic et vieilles dentelles et précède celle de l’annonce du décès du père ; le calme avant la tempête en somme. Avec une grâce et un brio déconcertants, La Vie est belle créé au final une symbiose parfaite entre des tons et genres radicalement différents ; c’est à se demander si Capra n’est pas l’un des maîtres dans l’art d’allier cette recette indubitablement efficace à une analyse toujours aussi fine des personnages et de leurs sentiments. Nous retrouvons d’ailleurs cette constante dans la filmographie même du cinéaste qui est passé des films inscrits dans la grande tradition des comédies américaines (Blonde Platine, New York-Miami) à des histoires où le pessimisme prédominait (L’Homme de la rue, Mr. Smith au Sénat). En cela et également dans ses thèmes, La Vie est belle synthétise toute les préoccupations de l’œuvre antérieure de Capra. 

Capra garde malgré tout une croyance immodérée en l’homme ; avec La Vie est belle, il a fondamentalement réalisé un film sur la foi et toutes les phases de sa (re)construction. Pour traiter de cette valeur, une nouvelle fois typiquement américaine, Capra utilise une idée simple mais toute aussi lumineuse en dotant le film d’une dimension fantastique qui lui sied à merveille. L’arrivée de l’ange Clarence, envoyé du ciel, permettra à Georges Bailey d’assister aux effets de son inexistence et voir ainsi les ravages qu’elle aura occasionnés chez les autres. Il prendra petit à petit conscience du caractère fondamentalement bon et utile de ses actes. Au fil de ce récit, il retrouvera un désir ardent d’exister, pour lui et les autres, et c’est là que débute une euphorie grandissante pour le personnage mais également pour le spectateur, une véritable renaissance qui trouve sa culminance dans la scène du pont, véritable tournant de la dernière partie du long métrage. La grande force de cette évocation réside dans le fait qu'elle ne se borne pas à la simple foi religieuse (qui n'entre d'ailleurs même pas en compte, et ce malgré les différentes figures renvoyant directement au sacré qui parsèment le film : la cloche, l’ange, les prières et même Dieu). Le film ne tombe d’ailleurs pas dans l'écueil qui consisterait à mystifier la figure angélique mais emprunte précisément le chemin inverse ; l’ange Clarence Oddbody n’a rien de candide : il est bedonnant, boit comme une éponge et n’est plus de toute première jeunesse ! Par cette pirouette scénaristique, Capra ne manque pas de montrer que la vie d’un homme est liée à celle des autres et ainsi de prouver que chacun de nous a un rôle à jouer en ce bas monde. Il laisse transparaître une autre idée, celle de l’éthique d’une certaine responsabilité liée à l’influence qu’exercent nos actes sur l’existence des autres.

Parlons justement de cette fin qui atteint une dimension euphorisante rarement égalée au cinéma ; quoique l'on ait pu en dire, l'art du final chez Capra trouve ici une plénitude qui clôt de la meilleure façon ce film. et le fait d’avoir été placé dans un cadre des plus sombres durant la majeure partie du film ne fait que renforcer le sentiment d’allégresse qui nous envahit alors. Georges Bailey trouve le bonheur entouré de sa famille et de ses proches, le rêve américain s'exprime ici dans le célèbre "Home, sweet home", l’accession au bonheur et à la réussite d’un système économique passe avant toute chose par le partage, ce que Capra a tenté dans toute son œuvre de défendre. A leur manière, ils font oublier l’échec relatif du New Deal intenté par Roosevelt ! Cet aboutissement sera pour lui l'occasion de recevoir les mérites de tous ses actes passés ; pour la première fois de sa vie, il fera figure de bénéficiaire et non de donateur. Malgré tout, dans un ultime élan de générosité, Georges Bailey permettra à Clarence d’obtenir les ailes qu’il convoitait tant. En guise de remerciement, ce dernier lui offrira Les Aventures de Tom Sawyer, livre ô combien évocateur du pays de l’oncle Sam !

Et puis comment parler de La Vie est belle sans évoquer la présence toute en retenue et en fragilité de l’inénarrable James Stewart ? Cet acteur, qui a su s’intégrer à merveille dans l’univers de cinéastes aussi singuliers qu’Anthony Mann, Alfred Hitchcock ou encore John Ford, révélant ainsi une capacité d’adaptation prodigieuse, transperce ici littéralement l’écran et nous offre une palette d’émotions assez incroyable ; n’oublions pas qu’il avait déjà incarné le héros "capraien" avec la même excellence dans Vous ne l’emporterez pas avec vous et surtout Mr. Smith au Sénat. Le couple qu’il forme avec la délicieuse Donna Reed, participe vigoureusement à l’émotion qui nous submerge tout au long de la vision du film. Et quand ceux-ci sont accompagnés de toute une ribambelle de seconds couteaux aussi savoureux les uns que les autres, on ne peut que s’incliner devant la justesse et la variété du casting.

La cloche qui clôt le film sonne le glas d’une ère qui n'eut malheureusement pas le succès escompté. Suite à cette déconvenue rencontrée au box-office, Capra est très vite contraint de dissoudre sa société de production et s’engage aux cotés de la Paramount avec qui il enchaînera moult projets inaboutis. La Vie est belle est incontestablement son dernier grand film ; jamais plus il ne retrouvera une telle richesse, et le succès des années 1930, incontestablement sa période la plus prolifique, ne repointera désormais plus le bout de son nez. Les long métrages qu’il tournera par la suite ne rencontreront pas en effet un franc succès et jouiront d’une qualité inégale et ce, malgré les nombreuses têtes d’affiches réunies pour la cause : Frank Sinatra (Un trou dans la tête), Katharine Hepburn (L’Enjeu), Glenn Ford (Milliardaire d'un jour) pour ne citer qu’eux !

Véritable tragédie optimiste, La Vie est belle est un de ces films s’adressant directement à nos affects les plus intimes avec une magie indéfinissable ; gageons que son élan d’humanisme et de vitalité continuera à enchanter les générations à venir !

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : SWASHBUCKLER FILMS
DATE DE SORTIE : 24 DECEMBRE 2014

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Par David Nivesse - le 4 février 2005