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Critique de film
Le film
Affiche du film

Frontière chinoise

(Seven Women)

L'histoire

En 1935, à proximité de la frontière entre la Chine et la Mongolie. Agatha Andrews dirige une mission protestante américaine de femmes où elle fait régner depuis quinze ans une discipline de fer et une morale puritaine. Mais des pillards mongols menacent la zone frontalière et tentent d'envahir la mission. Le docteur Cartwright fait alors son apparition et sera la seule à faire face au danger...

Analyse et critique


Fin de partie


Aussi prodigieuse soit la carrière de John Ford (1), parmi les plus belles et intenses filmographies issues de l’âge d’or hollywoodien, elle n’en comporte pas moins quelques zones d’ombres... Ou plutôt quelques instants écrasés par le temps, évincés par d’autres, a priori plus forts et plus marquants. Nous ne ferons pas l’article complet de la longue carrière de Ford en ces lignes, mais nous soulignerons à quel point certaines œuvres, malgré leur indéniable qualité, profitent encore aujourd’hui d’un écho si faible qu’ils en tutoient l’oubli. Des films tels que L’Aigle vole au soleil, Les Cavaliers, La Taverne de l’Irlandais ou encore Les Cheyennes. S’ils n’occupent pas une place de premier plan dans la carrière du maître, on peut néanmoins sans détour affirmer leur situation majeure quant à leur sensibilité fordienne, comportant moult traits de caractères essentiels dès lors que l’on s’intéresse à la carrière du cinéaste. Le cinéma de Ford, c’est une histoire d’amour qui provoque ses coups de foudre même au bout de la vingtième vision d’un film, et qui surprend dans son étonnante propension à faire battre le cœur là où l’on ne l’attend pas. De ces quelques titres cités en amont, il reste la tendresse et la passion, le cœur et les tripes, la douceur et la force. De ces films surgissent quantités d’émotions et de moments d’anthologie, au détour d’une scène, d’une phrase, d’un regard, parfois même d’un seul plan. Nous aurions tort de ne les considérer un peu trop rapidement que comme de jolis ornements un brin quelconques au creux d’une carrière bouleversante de bonheur et de mélancolie mêlés. Le temps leur donnera peut-être enfin la stature qui leur est due, on ne peut que l’espérer. Or, la fin de carrière de John Ford constitue également une dernière ligne droite souvent minorée par les rétrospectives et les avis bien tranchés. Autrement dit, La Taverne de l’Irlandais et ce qui suit forment une période négligeable, tirée par un cinéaste à bout de force, vieillissant et mal à l’aise dans un Hollywood en train de changer. La chose s’avère pourtant extrêmement injuste. Au contraire de ce que l’on pourrait penser au premier abord, ses trois derniers films portent tous en eux le soin particulier d’un cinéaste toujours passionné par son métier, certes diminué (il est en train de perdre progressivement l’usage de son unique œil valide) mais continuant de questionner son pays, ses valeurs, ainsi qu’une véritable vision du monde en général. La Taverne de l’Irlandais n’est pas qu’un film de vacances entre amis, percutant et coloré. Il est bien plus que cela, constituant la dernière grande bordée festive d’un homme aux goûts frustes et attaché aux traditions, tout en accueillant la jeunesse avec affection et ferveur. (2) Le film est, à sa manière, un moment essentiel, une charnière entre le passé et l’avenir, le tout dans une grande réconciliation des générations autour d’un projet de vie ensemble. On se souvient du passé avec émotion et nostalgie, et l’on ne pense pas trop à l’avenir, si loin de ces îles habitées par les rescapés d’un monde moderne vainement frénétique. Tout est serein et le drame, si dense soit-il, s’abandonne encore dans l’humour et les embrassades viriles avec une générosité sans limite. Tout s’arrange, tout est bien qui finit bien.


Mais Ford n’a pas encore dit son dernier mot. Fatigué mais très enthousiaste, il entame la réalisation des Cheyennes, mais doit régulièrement laisser son assistant réalisateur tourner des scènes selon ses indications. Il termine le film malgré ses problèmes de santé, et offre rien de moins qu’un magnifique poème automnal autour d’un peuple indien en voie d’extinction. Très sombre, mortifère le cas échéant, Les Cheyennes s’extraie néanmoins de sa torpeur et de sa tristesse lors d’une conclusion idéalisée dans laquelle la nation indienne vit en paix, dans ses terres, et semble promise à la perpétuation de sa société, en phase, ou tout au moins en équilibre, avec celle des Blancs. Ford fantasme une fin heureuse, même s’il n’y croit pas un seul instant, rendant de fait cette issue difficile à cerner, mais rendant compte d’un difficile combat moral duquel émergent l’ambiguïté et la réconciliation. Cheyenne Autumn (titre original bien plus émouvant) raconte la chute d’un peuple détruit par les guerres, important in extremis l’idée selon laquelle il s’en est sorti, fort et vaillant, incarnant une belle image figée dans la légende. A la suite de ce film superbe, Ford enchaine avec le projet Young Cassidy, mais tombe sérieusement malade. Tant et si bien qu’après trois semaines de tournage, il doit laisser la réalisation à Jack Cardiff, directeur de la photographie renommé et réalisateur capable. Papy, comme le surnomment ses amis, est au plus mal. Le Nouvel Hollywood clame sa fureur au travers de cinéastes jeunes et visionnaires, tels que John Frankenheimer, Franklin J. Schaffner ou Sam Peckinpah, et fait basculer l’industrie dans une ère de doute. Doute qui embrasse nécessairement celui, plus inquiétant, d’une nation américaine sur le point de découvrir sa propre faiblesse morale. Le traumatisme du Vietnam perce doucement, le Watergate n’est plus très loin. Déjà les institutions sont-elles violemment critiquées, la jeunesse révoltée, la vision de l’Amérique ébranlée. Le colosse s’apprête à mettre un genou à terre, même s’il reste suzerain sur une planète divisée en deux et dont le conflit mondial, à la fois binaire et complexe, tournera à son avantage. Ford a perdu son statut de metteur en scène au sommet de l’industrie, et cela depuis des années. Il n’en reste que les vestiges d’un passé glorieux qui lui attache l’ombrageux respect de la cinéphilie, et ce particulièrement en Europe. On peut de ce fait considérer comme un miracle les circonstances qui ont poussé la MGM à financer et produire son film suivant, le bien nommé Seven Women - ou Frontière chinoise en français (notons que la traduction française des titres de films réalisés par John Ford constitue souvent une hérésie dénuée de sens). Le dernier opus d’une carrière de plus de 120 films. Une œuvre au budget raisonnable, tourné dans un coin des studios (3), presque discrètement, sans battage médiatique, et qui obtiendra à sa sortie un modeste succès, trop modeste pour rembourser son coût de production. Un film pudique, sacrifié à la popularité de ses prédécesseurs fordiens, lentement oublié. Un film pourtant majeur, à la force émotionnelle fulgurante, une conclusion effarante de maturité et reprenant une grande partie de ces motifs si chers au cinéaste.

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La femme dans l’univers fordien : Le masculin au féminin



On peut de prime abord trouver original, pour ne pas dire curieux, le fait que Ford ait conclu sa carrière sur ce qu'il convient d'appeler un film de femmes. Alors que lui-même fut non sans raison largement considéré comme un cinéaste au masculin, effectuant continuellement un focus sur les amitiés viriles, les fratries inexpugnables, les histoires d'hommes, face à leurs idéaux et leurs fêlures, leurs qualités et leurs faiblesses. Pourtant, Ford n'a jamais nié l'importance essentielle de l'identité féminine au cours de sa filmographie. Mieux, il a dédié une large part de son cinéma à la femme, octroyant à cette figure multiple mais toujours téméraire une place presque centrale, impossible à soustraire de l'étonnante mixture fordienne, tirant de cet effet une partie de sa réussite fondamentale. Ford, machiste ? Bien entendu, mais pas au sens médiocre et vulgaire du terme. Chez lui, la masculinité élevée au pinacle reflète avant toute chose une véritable notion de justice, d'amour et de loyauté. Mais elle ne serait rien sans cet éternel socle féminin, base de tant de ses personnages d’hommes torturés. Physiquement présente ou absente au fil de ses films, la femme incarne très naturellement le courage et la hardiesse qui sous-tendent un homme. La femme qui attend, conseille, épaule, reste dans l'ombre, fait la preuve d'un tempérament presque surhumain, capable d'encaisser des coups plus durs encore que ceux engrangés par les hommes. Cette femme-là, c'est au hasard Dallas, la prostituée au grand cœur de La Chevauchée fantastique, Angharad, la jeune femme courageuse de Qu'elle était verte ma vallée, ou bien Clementine, la douceur issue de La Poursuite infernale, sans parler bien sûr de la femme du capitaine Nathan C. Brittles dans La Charge héroïque, que l'on ne voit jamais puisqu'elle est décédée voici bien longtemps. Cette dernière représente néanmoins ce sur quoi Brittles compte encore, ce qui lui permet de rester fier, venant parler sur sa tombe le temps de quelques confidences. Il y aurait tant de films à citer dès lors que l'on pense à cette présence chez Ford, tout simplement parce qu'il en était convaincu dans tout son être, dans ses croyances, dans sa religion.


Le rapport du cinéaste vis-à-vis de la gent féminine a toujours signifié quelque-chose de très complexe au travers de son existence, et qu'il transmet de façon très dense et passionnante dans ses films, avec tout ce que cela signifie de bienveillance et de paradoxes. Ford aime les femmes, toutes celles qui l'ont soutenu dans sa vie, toutes celles qui ont peuplé ses films... Plus encore, il les respecte. Ce qui ne relève absolument pas du même sentiment. Et il les respecte sans doute encore davantage que les hommes. On a pu citer William A. Wellman, Vincente Minnelli ou bien Joseph L. Mankiewicz comme étant des cinéastes dits féministes au sein de l’âge d’or hollywoodien, en tout cas dans ce que ce terme peut recouvrir de déférent et attentionné vis-à-vis des femmes. Nous ne sommes évidemment pas du tout dans une optique de féminisme agressif et anti-masculin, mais bien dans quelque-chose d'égalitaire, ou tout au moins considérant un certain équilibre des forces. Reste que Ford n'a finalement rien à envier à ces cinéastes-là, de par sa position morale générale envers le féminisme, attentif et idéaliste, sévère mais porté par un regard plein de compassion à l'égard de figures régulièrement sacrificielles. On ne peut considérer Ford comme un cinéaste exclusivement masculin dès lors que l'on a conscience de sa perception presque sensitive d'un sexe opposé pourtant souvent décrit dans ses films comme incompréhensible, effrayant même parfois, au raisonnement inattendu et indéchiffrable. Si Ford met la psychologie féminine à distance, c'est tout simplement parce qu'il leur concède une liberté morale presque totale, et dans laquelle chaque femme a pourtant parfaitement conscience de ses responsabilités, ainsi que de ce que l'on pourrait aisément nommer un combat de vie.

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La belle aventurière


Prolongement logique donc, si l'on accepte cette veine fordienne généralement peu visitée par la critique, Seven Women fait figure d'ultime hommage du cinéaste à son propre métier, mais aussi à la femme, à toutes les femmes, de celles qui se taisent au loin à celles, plus ombrageuses, qui ont peuplé ses films tout le long de sa vie. En bref, à toutes ses femmes. Seven Women s'intéresse assez peu à son cortège historique, reléguant les histoires sanglantes secouant la Chine à une toile de fond censée révéler la nature des personnages fictifs que le cinéaste suit, filme et décrit. Après tout, il fait avec ce film la même chose qu'avec La Chevauchée fantastique en son temps. Il pose ses personnages, tous très différents, au sein de la grande Histoire, puis les dissèque, les torture et les confronte à la cruelle réalité de leur temps et de leurs paradoxes. De la morale cupide et bornée attachée au récit doit impérativement en sortir une acerbe mise à nu des consciences, une mise au point frontale à propos des valeurs, les vraies cette fois-ci. A la diligence de La Chevauchée fantastique, Ford oppose désormais la petite mission spartiate esseulée au beau milieu des guerres, tenue par des femmes qui ont tout abandonné pour vivre cette vie-là. Pourtant, cette mission n'en déborde pas moins des préceptes occidentaux viciés et frustrants qui ont toujours obligé la société bienpensante à se renfermer sur elle-même. Ces femmes ont amené avec elles leur attachement à une morale souillée par les humeurs et la réalité des sentiments, permettant de fait au cinéaste de tirer à boulets rouges sur le mensonge et surtout l'hypocrisie de mœurs centenaires. Quelques femmes dans une situation dangereuse, bientôt rejointes par d'autres femmes, tout aussi courageuses et parmi lesquelles se dresse une rebelle, une vraie figure d'amour et de vérité, forte et tenace : le docteur Cartwright, sous les traits de la formidable Anne Bancroft, compose l'un des plus beaux hommages à la féminité faite Ford. Un personnage complexe mais frondeur, peu soucieux de préserver les convenances dans un monde qui en a perdu l'essence même. Dès le premier plan qui lui est consacré, Cartwright illumine l'écran d'une présence rageuse et jubilatoire. Une aventurière, au sens masculin du terme, à cheval entre deux sexes, sorte de John Wayne au féminin (4), la démarche sûre et le verbe percutant. Ford dépasse la vision simpliste de la femme jouant à être un homme (élément que l'on peut éventuellement trouver à l'inverse dans certains films de Howard Hawks, immense cinéaste mais en ce sens bien moins féministe que ce que l'on a bien voulu admettre) et transfigure son personnage principal en femme au masculin, parce que face au danger, parce que gérant les évènements, parce presque virile. Belle comme le feu, certes, et néanmoins virile. Cartwright s'avère plus indépendante que les hommes car elle n'a besoin de personne pour affirmer ce qu'elle est, tout en se montrant attachée et nécessaire au groupe.


Sorte d'Ethan Edwards (5) dépossédée de ses obsessions meurtrières quasi mystiques, Cartwright constitue plutôt un héros cynique, faussement désinvolte car en réalité très concernée et clairvoyante sur ce qui l'entoure. C'est l'humain au sens noble du terme, mélange notable de personnages antérieurs si délicieusement décrits par Ford. On voit en elle la femme détruite par la vie bien avant cette guerre (on pourra penser au colonel Marlowe des Cavaliers), mais aussi l'amalgame réussi entre la Dallas et le docteur Boone de La Chevauchée fantastique, la démarche et le volontarisme de Ringo Kid ajoutés. Décidément excessivement fordienne, le docteur Cartwright dépasse de loin la plupart des héroïnes virilisées du cinéma d'aventure hollywoodien quel qu'il soit, incarnant la figure tutélaire du groupe et qui n'attend rien en retour. Une survivante buvant liqueur et fumant cigarette sur cigarette, un être humain en sursis qui n'attend que le moment où sa finitude l'engouffrera. Un personnage qui sent l'amertume et le désenchantement permanent. Avec son sens des responsabilités, et face à l’extrême vacuité des hommes, on peut même se demander si Ford n’en vient pas à considérer la femme comme étant véritablement l’homme, celui que l’on souhaiterait juste et valeureux. Car à côté d’elles fanfaronnent des parodies masculines, hésitant toujours entre le grotesque et le drame. Les seuls personnages masculins esquissés par Ford dans Seven Women ne sont guère enthousiasmants, inversant de fait la tendance à magnifier habituellement leurs qualités. Tout ce qui façonne la masculinité fordienne est ici intégralement traîné dans la poussière pour mieux la tourner en dérision. Il faut absolument observer l’attitude de Cartwright lorsqu’elle doit assister à un combat entre deux hommes, se débarrassant de la tunique de l’un, jetée sur elle avant l’affrontement, dans un geste de négligence démontrant l’insignifiance de ces comportements balourds et pénibles. La chose serait hilarante si elle ne paraissait si grave. Les deux barbares principaux, interprétés par les habitués que sont Woody Strode et Mike Mazurki (6), ne sont que des pantins dans un cercle de jeu infernal, sans éducation, avinés, sales et violeurs. Ils se battent à mort, mais pour un caprice. Ils se saoulent, mais pour s’avilir. Ils battent et pillent par pur plaisir. Ils alimentent un cloaque d’anarchie impropre à l’humanisme, faisant des motifs fordiens traditionnels de grossiers artefacts dégénérés. Qui sont-ils, comparés à ces femmes qui, littéralement, s’échinent à soigner les plaies du monde dans cet hospice de fortune coupé du monde, et accueillant en son sein une multitude de réfugiés malades et fatigués ? Ford insiste énormément sur l’esprit d’engagement des femmes, en dépit de leurs mésententes confinant à un manque de solidarité manifeste à l’égard de la meneuse naturelle, alias le docteur Cartwright. Elles se battent contre la violence des hommes, dans un pays en guerre, sans pourtant jamais avoir l’espoir d’un monde meilleur. La fameuse mélancolie fordienne, si subtile et si forte, fait le reste, mélange de regrets, de tendresse et d’ivresse.



Si toutes les femmes de ce Seven Women ne sont pas parfaites, elles composent néanmoins tour à tour les éléments d’une mosaïque de détails figurant l’ensemble d’une caste difficile à cerner. Certaines, dont celles interprétées par Mildred Dunnock et la toujours aussi charismatique Flora Robson, édifient un corpus de caractères pieux et robustes, compréhensifs et reconnaissants envers le docteur Cartwright. Mais d’autres composent une image plus discutable de la nature humaine. Betty Field est exaspérante de par sa grossesse mal assumée et le désavantage de sa situation psychologique. L’occasion encore une fois pour le réalisateur de maltraiter l’image masculine en l’affublant d’un mari pasteur qui, lui-même, n’a pas l’air d’avoir bien saisi ce qu’il était venu faire dans un tel pays. Orateur sans profondeur, petit homme de peu de valeur, il se distingue par une difficile acceptation de la souffrance, observateur désarmé d’une violence mortelle incontrôlable. Ford le caricature faussement en héros, mort alors qu’il tentait de venir en aide à une villageoise. Mais de cet homme, libre au spectateur de n’en retenir que la propension égoïste à fuir ses responsabilités et à mourir vainement alors que d’autres, à ses côtés, avaient tant besoin de lui, à commencer par sa femme (celle-ci étant sur le point de donner la vie). Déni des responsabilités envers les autres, attitude irréfléchie le menant à mourir pour d’illusoires raisons, inconscience de ses actes, voici l’homme que dépeint globalement le cinéaste irlandais en ces lieux. Reste enfin la jeune et belle Sue Lyon, soumise un temps au pygmalion Margaret Leighton. Cette dernière entretient avec talent un personnage de femme frustrée et traumatisée par le fait de ne pas avoir eu d’enfant. On aurait pu penser au départ qu’elle ressentait pour le personnage de Sue Lyon une affection amoureuse, approchant de fait la thématique du lesbianisme, mais ce n’est en réalité pas ce qui intéresse le réalisateur. Lui préfère parler de filiation manquée, de maternalisme saupoudré de jalousie. Il conte les heures vieillissantes d’une femme à qui il manque en définitive quelque-chose (une existence de mère), et le vacillement progressif mais rapide d’une jeune femme naïve vers un autre modèle de femme, à savoir le docteur Cartwright. Celle à qui elle voudra ressembler, tout en évitant de connaître son trop difficile destin. Toutes, à leur manière, se tournent vers Cartwright et y jugulent leurs émotions, négatives et positives. Car dans le fond, Cartwright incarne l’honnêteté sans fard, c'est-à-dire la femme à qui l’on a menti, destituée de ses rêves, trouvant la ressource de continuer au fond d’une bouteille de whisky. Triste destinée pour ce Clappique féminin (7), exemple à ne pas suivre et pourtant expression du dévouement le plus total.



La mise en scène de John Ford est absolument sublime. On y retrouve tout son génie plastique, quoique plus sobre et sans doute moins ciselé que par le passé, pour ne pas dire un peu plus naturel. Seven Women s'avère un festival de couleurs à la fois chatoyantes et cependant peu flamboyantes, lorgnant vers un minimalisme de rigueur qui sied bien à l'entreprise plus sombre et délétère du film. Mais à l'image de La Taverne de l’Irlandais et de Cheyenne Autumn, Ford n'a rien perdu de sa grâce un peu brusque et de son lyrisme visuel. Il a seulement incliné son film vers une tempérance confinant à une remarquable sérénité, plongeant son récit dans quelque implication aussi authentique que plastique, et cela en dépit de décors de studio forts visibles. Une chose est certaine, Seven Women n'a pas été tourné en pleine nature, il s'agit d'un film tourné en studio et dans lequel le carton-pâte y exprime clairement sa présence. Mais Ford ne signe aucune ambition artistique de ce point de vue-là, il s'intéresse à son histoire de femmes et non au reste. Il convient par ailleurs de souligner à quel point l'étonnant paradoxe de Seven Women lui tient lieu de prospérité artistique évitant la débâcle formelle. De carton et de bois, et pourtant de chair et de cœur. En outre, Ford réutilise l'espace comme à la grande époque, éparpillant ses personnages dans le cadre comme autant d'éléments d'un tableau réfléchi et préparé. On y retrouve indubitablement le geste artistique de celui qui réalisa auparavant La Chevauchée fantastique (l’encadrement des personnages dans le décor, les couloirs) et La Prisonnière du désert (l’ouverture d’un espace clos sur un grand espace sauvage et dangereux, notamment souligné par certains plans). A contrario de ses westerns sur la cavalerie durant la conquête de l’Ouest (8), il conçoit le lieu clos (ici la mission, comparable au fort militaire de ses westerns) comme l’endroit dans lequel se révèlent la sauvagerie et l’enfermement physique comme mental. Il faut à ses personnages féminins sortir de cet espace pour aller à la rencontre de la liberté. En d’autres termes, le fort n’est plus le lieu de la sécurité, mais celui de l’aliénation. C’est en quittant la mission que ces femmes s’émanciperont de leurs peurs et rejoindront un avenir possible. Seulement six femmes sur sept. La septième, Cartwright, restant prisonnière, promise au chef des barbares contre la libération de ses amies. Sublime plan qui la voit suivre l’éloignement de ses sœurs de cœur, peu avant le rideau final. Parée d’une tenue asiatique cérémoniale de circonstance, accompagnée par l’encadrement d’un couloir obscur enfermant sa lumineuse et gracieuse présence, elle empoisonnera son cerbère et se suicidera de la même façon. On peut enfin penser que, sous ses allures de film légèrement anachronique en 1966, Seven Women parle d’un chimérique retour au pays, d’une évasion de ces femmes vers leur racines rassurantes où la vie, la vraie celle-ci, semble promise. L’Amérique veut rentrer au bercail, ce qui, en ce milieu des années 1960, signifie beaucoup dès lors que l’on pense à l’engagement américain au Vietnam. Ford n’en n’avait sans doute pas conscience (puisqu’il soutenait l’engagement), mais l’aspect involontaire de cette démarche ajoute à la beauté de ce chef-d’œuvre ténébreux mais éblouissant et parcouru de séquences éloquentes (l’accouchement à vif, la crise de folie de l’un des personnages...).


Seven Women n'est pas le testament cinématographique de John Ford, mais il en constitue au moins une partie, à l'instar de L'Homme qui tua Liberty Valance, La Taverne de l’Irlandais ou encore Cheyenne Autumn. Un film dans lequel il distribue les dernières cartes d'une carrière riche en rebondissements, en bagarres de copains et en sentimentalisme sincère. Une certaine idéologie de la vie, de ce qu'elle doit être, ici malmenée au gré des assombrissements d'une humanité en perpétuelle destruction. Il faut sauver ce qui peut l'être, tout le reste n'est que vanité. Quelque-part, au creux des différentes strates édifiant sa vision féministe, Ford tente de nous rappeler que c’est tout de même bien grâce aux femmes que le monde continue à tourner. Le dernier plan du film, montrant le suicide du docteur Cartwright par empoisonnement, fige une dernière fois son héroïne dans une magnifique étreinte d'éternité en fondu au noir, comme laissant la mort du personnage vagabonder dans l'imagination du spectateur. Il "éteint" littéralement son film sur une image puissante, laissant les toutes dernières secondes de la mort de Cartwight à son intimité. Ford lui conserve par ce biais sa dignité, jetant ainsi un voile pudique sur ce qu'il préfère soustraire. A toute issue pompière, le cinéaste irlandais préfère le linceul de la pudeur, s'identifiant à son héros féminin au point de lui donner cette dernière réplique, la dernière de toute la carrière de Ford : « So long, you bastard ! » Une manière de partir sur une caresse en forme d'uppercut, sorte de dernier bon mot sincère et fruste qui va si bien à son auteur. Une épitaphe, tout simplement.

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(1) John Ford n’a pas seulement eu une carrière exceptionnelle, il reste également le réalisateur le plus couronné de l’histoire hollywoodienne, puisqu’il gagna quatre Oscars dans la catégorie Meilleur réalisateur : Le Mouchard en 1935, Les Raisins de la colère en 1940, Qu’elle était verte ma vallée en 1941, ainsi que L’Homme tranquille en 1952.
(2) Voir la chronique de La Taverne de l’Irlandais.
(3) Patrick Brion le confirme dans son livre consacré au cinéaste (paru aux Editions de la Martinière).
(4) Sur le tournage, John Ford avait pris l’habitude d’appeler Anne Bancroft par le surnom « Duke ». Il s’agit bien entendu du surnom affectueux mythique que John Wayne porta durant toute sa carrière. Ce qui contribue à exprimer l’affection de Ford pour ce personnage féminin qui incarne, selon lui, un certain idéal d’être humain (à l’image de Wayne, qui fut l’acteur fétiche et un grand ami du cinéaste).
(5) Ethan Edwards est le personnage central du film La Prisonnière du désert, une sorte d’anti-héros incarné par John Wayne.
(6) Woody Strode et Mike Mazurki sont deux acteurs faisant partie de la bande de copains tardive que Ford promena durant quelques-uns de ses derniers films, à l’image, en leur temps, de Victor McLaglen ou Ward Bond.
(7) Clappique est un personnage important du roman La Condition humaine, écrit par André Malraux. On peut le considérer comme une sorte de philosophe fatigué, lucide et finalement sympathique.
(8) On se souviendra de sa fameuse trilogie de la cavalerie, informelle mais très cohérente : Le Massacre de Fort Apache en 1948, La Charge héroïque en 1949, et Rio Grande en 1950.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

John Ford : Frontière chinoise

Par Julien Léonard - le 13 juin 2014