L'histoire
Années 50, Paris. Dale Turner est un saxophoniste de jazz réputé, usé par des problèmes d'alcoolisme ou de dépression. Un amateur de jazz, Francis Borler va devenir son ami, l'héberger et le soutenir, durant cette période délicate.
Analyse et critique
Il serait tentant de traiter Autour de minuit à part au sein de la filmographie de Bertrand Tavernier, et on a pu à cet égard constater que certains des ouvrages de référence consacrés à la carrière du cinéaste n’accordaient guère plus de quelques lignes au film. Il faut dire que dans le portrait caricatural qu’ont régulièrement dressé de lui ses détracteurs (1), Tavernier se réduirait à un cinéaste du terroir, verbeux et obsédé par les sujets de société pesants, et qu’Autour de minuit apparaît dans un premier temps comme l’exact opposé de cette idée reçue, avec ses acteurs américains (2) et le parfum plus volatil communément associé au jazz… S’il est, d’une certaine manière, le film préféré de ceux qui n’aiment pas le cinéaste, on peut toutefois arrimer plus solidement qu’on ne le pense Autour de minuit à l’œuvre de Tavernier, en observant comment le film traite, d’une manière il est vraie inédite, de certaines de ses grandes obsessions.
En premier lieu, donc, il y a la musique, et il faudrait méconnaître singulièrement le travail de Bertrand Tavernier pour s’étonner que celle-ci vienne à occuper une telle place dans une de ses œuvres. Quel que soit le sujet de ses films, et quelle que soit l’époque à laquelle ceux-ci se situent, Bertrand Tavernier a toujours considéré que la musique était partie intégrante de la narration cinématographique, et les chansons de Jean-Roger Caussimon dans Le Juge et l'assassin ; le recours à la musique écrite par Philippe d’Orléans dans Que la fête commence ; la création ex-nihilo d’un compositeur fictif, Robert de Bauléac, pour accompagner les derniers moments de La Mort en direct ; ou encore la partition puissante de Philippe Sarde pour Coup de torchon, en ont jusqu’alors témoigné de façon bien différentes.
Quid du jazz, alors ? Lycéen, Bertrand Tavernier avait joué de la batterie (« fort mal », disait-il) et avait fait partie de cette génération d’adolescents dans les années 50 (Bertrand Blier en était notoirement un autre) qui avaient fréquenté les disquaires ou – quand ils le pouvaient – les clubs de jazz parisiens pour écouter Bud Powell, Gerry Mulligan, Duke Ellington ou Miles Davis. En 2003, il confiait ainsi que, selon lui, « le jazz lui avait appris la liberté de narration, la faculté d’improviser », mais aussi qu’il avait été inspiré par l’ « attitude du musicien de jazz face à un morceau qu’il n’a pas écrit, qu’il peut totalement respecter tout en offrant une interprétation personnelle, qui lui appartient » (3). Et il est vrai qu’en observant, tout au long de sa carrière, la manière dont Bertrand Tavernier a abordé les sujets de ses films, en particulier lorsqu’il s’inspirait de faits réels, on perçoit cette constante volonté d’appropriation (en changeant de cadre spatial ou temporel) ou d’irréductibilité au carcan du film-dossier ; ce qu’il décrivait, dans un entretien qu’il avait accordé à DVDClassik (4), comme sa volonté d’ « échapper à la notion d’intrigue », son souci constant d’ « avoir des lignes narratives qui zigzaguent », un peu comme un musicien qui offrirait une variation autour d’un standard.
Autour de minuit illustre cette intention : le film s’inspire de faits réels, mais il brode autour de ceux-ci, avec une certaine liberté, un enchevêtrement d’autres lignes qui finissent par trouver des échos avec ses propres préoccupations d’auteur. Initialement, Bertrand Tavernier et son co-scénariste David Rayfiel (avec lequel il avait déjà écrit La Mort en direct) avaient pensé à une adaptation d’une nouvelle, écrite par James Jones (l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes), relatant l’histoire d’un musicien américain blacklisté et dès lors obligé de s’exiler en Europe, mais ils estimèrent que l’évocation de la Liste Noire risquait d’ « alourdir et de phagocyter le récit ». On leur parle alors de Francis Paudras, un publicitaire fanatique de jazz (il fut l’auteur en 1981 d’un ouvrage sur Charlie Parker) qui avait, au début des années 60, hébergé et soutenu le pianiste Bud Powell, alors fragilisé par ses addictions, ses troubles mentaux ou par la contraction de la tuberculose… Les échanges avec Francis Paudras, encore vivant durant la préparation du film (5), permettent aux auteurs d’orienter différemment leur récit : ce ne sera pas l’histoire d’un musicien, ni de plusieurs musiciens de jazz, mais l’histoire d’amitié entre un musicien et un non-musicien, prêt à rester des heures sous la pluie pour écouter son ami jouer depuis le soupirail d’une boîte dans laquelle il n’a pas les moyens d’entrer… A la sortie du film, Tavernier précisait ainsi « qu’il ne s’agit pas seulement d’un film « sur » le jazz. C’est aussi un film sur deux hommes liés par l’amour de la musique. Ces deux amis auraient fort bien pu être peintres, par exemple. Leurs échanges eussent été différents, mais leurs rapports affectifs fondamentalement identiques. »
Partant de la relation entre Paudras et Bud Powell, Tavernier et Rayfiel s’en affranchissent largement, en modifiant de nombreux aspects (en premier lieu, l’instrument : Bud Powell était pianiste, leur Dale Turner sera saxophoniste), en inventant de nouveaux personnages (la femme de Francis, incarnée par l'indispensable Christine Pascal) ou en enrichissant leur jazzman fictionnel d’éléments empruntés à d’autres artistes. Mais fondamentalement, Dale Turner va prendre forme le jour où le cinéaste rencontre celui qui sera son interprète.
La genèse du projet remonte au début des années 80, et très vite, Irwin Winkler se trouve associé à la production. Le problème est que le sujet ne paraît pas très porteur auprès des responsables de la Warner, d’autant que Bertrand Tavernier ne veut pas transiger avec un élément : leur Dale Turner sera un musicien, et non un comédien tentant de se faire passer pour un musicien. Comme il le résumait : « il n’y a aucun acteur au monde que j’admire plus que Robert de Niro, mais je sais à chaque image de New York, New York que je n’ai pas affaire à un professionnel ». La recherche est laborieuse, et Francis Paudras contribue en soumettant à Tavernier certaines de ses archives personnelles. Le cinéaste est alors frappé par l’allure de Dexter Gordon, saxo-ténor ayant collaboré dans les années 40 avec Bud Powell, et passé par une succession de hauts et de bas durant toute son existence. Malheureusement, personne ne sait ce qu’il est devenu, et certains affirment même qu’il est alors mort. Celui-ci ressurgit toutefois subitement à New York, où Tavernier va le rencontrer. « On aurait dit qu’il allait s’effondrer d’un moment à l’autre et mourir sur place ». Il tient son interprète.
Le prodige qui s’accomplit dans Autour de minuit, concernant Dexter Gordon, a peu d’équivalents dans l’histoire du cinéma. L’homme n’est pas comédien (le rythme du tournage dut d’ailleurs se soumettre à ses besoins particuliers), il ne sait pas toujours se placer ou énoncer ses répliques, mais l’essentiel n’est pas là : il impose une posture, un tempo, une liberté de ton, propres à sa nature de musicien de jazz. Il nourrit le personnage de son propre parcours d’homme usé par les abus comme d’artiste s’étant battu contre les préjugés. Il n’est pas juste, il est vrai, y compris donc dans ses défauts de justesse. Soutenu par Tavernier, Dexter Gordon improvise, change des répliques, apporte son vécu (6), son sens de l’humour ou du contrepoint, et fait exactement ce qu’on évoquait un peu plus tôt : il respecte Bud Powell tout en s’appropriant Dale Turner, en le « dexter-gordonisant » en quelque sorte.
Dans l’oeuvre de Bertrand Tavernier, Autour de minuit fait suite à Un dimanche à la campagne, deux films a priori très dissemblables. Leur apposition fait toutefois apparaître des analogies fortes, qu’on pourrait prolonger avec d’autres films de la décennie (comme Daddy nostalgie), qui témoignent des préoccupations récurrentes de Bertrand Tavernier : voilà des films qui décrivent une personnalité admirable à l’article de la mort, autour de laquelle se construit, en filigrane, par touches subtiles, une réflexion autour de l’exercice de l’art. Un peintre, un musicien, peu importe ; des créateurs, à qui est donnée une dernière chance de se reconnecter aux siens. Car de L'Horloger de Saint-Paul à Holy Lola, en passant par La Passion Béatrice et tant d’autres, la carrière de Bertrand Tavernier est habitée de pères imparfaits, entre regrets, violence et incompréhension. Et si les plus beaux moments d’Un dimanche à la campagne confrontaient Monsieur Ladmiral (Louis Ducreux) à sa pétillante Irène (Sabine Azéma) ou si Daddy Nostalgie reposera sur la confrontation entre Dirk Bogarde et Jane Birkin, entre les deux, Autour de minuit traite de la question paternelle de façon plus diffuse, plus discrète, mais au moins aussi profonde : on aime ainsi énormément l’attention accordée au personnage de Bérengère, la fille de Francis, mais le moment le plus poignant du film est probablement l’arrivée de Chan, la fille de Dale, au moment où celui-ci interprète précisément le morceau qu’il lui a consacré, Chan’s song. Car à cet instant, à travers les regards, les silences, les non-dits, se raconte l’histoire d’un père qui a adoré sans savoir aimer, qui n’aura pas été suffisamment là pour sa fille, et qui au crépuscule de son existence, ne sait pas témoigner de son amour autrement que par son art, le seul moyen qu’il connaissance pour dire toutes ces choses jamais énoncées (Chan's song, never said)…
Chan’s song fait partie des trois morceaux originaux composés par l'exceptionnel Herbie Hancock pour Autour de minuit, qui compile par ailleurs des standards de Thelonious Monk, des frères Gershwin ou de Bud Powell évidemment. Leur impact sera tel qu’Hancock recevra, l’année suivante, l’Oscar de la meilleure musique originale, par exemple face à – excusez du peu – la légendaire partition pour Mission composée par Ennio Morricone, et il apparaît parfois que l’album de la bande originale est aujourd’hui plus connue, en tout cas des amateurs de jazz, que le film lui-même. Sa ressortie en haute-définition est l’occasion de redonner à Autour de minuit la place qui lui revient, pleinement, au sein de la filmographie de Bertrand Tavernier.
(1) Qu’on se souvienne de la grossièreté inouïe de la nécrologie honteuse publiée par Libération au moment de sa mort, en mars 2021.
(2) Autour de minuit est le premier film en langue anglaise de Bertrand Tavernier. Le cinéaste en tournera un autre, en fin de carrière, en adaptant Dans la brume électrique d’après James Lee Burke.
(3) Entretien avec Baptiste Piégay dans All that Jazz Un siècle d’accords et désaccords avec le cinéma, ed. Cahiers du Cinéma
(4) https://www.dvdclassik.com/article/entretien-avec-bertrand-tavernier-autour-de-la-mort-en-direct
(5) La sortie du film sera d’ailleurs accompagnée de la publication de La Danse des infidèles, ouvrage dans lequel Paudras relate son amitié avec Bud Powell. Francis Paudras se suicidera en 1997.
(6) Une longue improvisation de Dexter Gordon, dans lequel celui-ci parlait de son propre père, médecin noir à Los Angeles, a été coupée au montage par Tavernier, qui trouvait la scène magnifique mais trop impudique.
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