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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Juge et l'assassin

L'histoire

1893, Sud-Est de la France. Joseph Bouvier, officier réformé par l'armée, tente de tuer sa fiancée, Louise, puis de se suicider. Ses deux tentatives échouent. Quelques mois plus tard, sorti de l'asile, il vagabonde sur les routes escarpées de l'Ardèche, assassinant et violant plusieurs bergers. Un ambitieux juge de province, Emile Rousseau, va le traquer, puis tenter de gagner sa confiance pour obtenir sa condamnation.

Analyse et critique

Après un coup d’essai magistral (L’Horloger de Saint-Paul), Bertrand Tavernier avait posé dans son  deuxième long métrage (Que la fête commence, œuvre fascinante) les jalons d’un style, libre et insolent, revendiquant une façon singulière d’aborder l’histoire de France, loin des ouvrages institutionnels et des lectures formatées. Reposant sur un souci méticuleux de véracité, sur des figures individuelles complexes et originales, et sur une volonté permanente de créer des vibrations fortes entre le passé et le présent, cette manière bien à lui d’envisager le « film historique » allait de nouveau s’exprimer, de façon exemplaire, dans Le Juge et l’assassin, aujourd’hui encore l’un de ses films les plus forts et les plus dérangeants.

Le fait-divers à l’origine de l’histoire de Bouvier fut rapporté à Bertrand Tavernier par Pierre Bost, lors du tournage de L’Horloger de Saint-Paul : le funeste vagabondage d’un sergent réformé, nommé Joseph Vacher et surnommé le « tueur de bergers » ou « l’Eventreur du Sud-Est », qui commit au moins une vingtaine de meurtres dans l’Est de la France entre 1894 et 1897 - mais aussi et surtout le récit qu’en fit le juge d’instruction qui obtint sa condamnation à mort, Emile Fourquet. Ce qui fascine Bertrand Tavernier dans le sujet, ce n’est pas en soi la cavale du « serial killer », mais les questions qui accompagnèrent son procès, qui plus est dans le contexte judiciaire particulier de la toute fin du XIXème siècle, dans une France déjà ébranlée par l’affaire Dreyfus. Progressivement, avec Jean Aurenche (Pierre Bost disparut avant l’achèvement du scénario), Tavernier construit un récit aux multiples ramifications, mais centré sur la confrontation entre deux figures antagonistes. Le Juge et l’assassin, fable de la monstruosité.

D’un côté, il y a donc Joseph Bouvier, ancien officier d’infanterie qui erre, avec deux vestiges d’un suicide raté logés dans le crâne. Exalté au mysticisme et à l’anarchie, il s’en réfère à Dieu et à Jeanne d’Arc et se voit comme un martyr de la société. Après avoir violé et tué, il se lave les mains dans l’eau pure d’un ruisseau ou tombe à genoux en implorant le ciel.

De l’autre, il y a Emile Rousseau, juge de province vivant avec sa mère, déterminé et ambitieux. Lorsqu’il met la main sur Bouvier, il voit surtout en lui sa future promotion. Fruit parfait d’une société figée où rien ne compte tant que l’immuabilité des choses, sa maladie est celle de son époque : l’insensibilité.

Le Juge et l’assassin est un film perturbant, qu’il est difficile de réduire à quelques phrases. Et à la sortie du film, en 1976, bon nombre de chroniqueurs ont semble-t-il avant tout reproché à Bertrand Tavernier le trouble dans lequel ils avaient été plongés. Il leur aurait en effet probablement été plus confortable de ne voir en Bouvier qu’un esprit malade, une tumeur sociale à éradiquer, et de saluer le juge comme bon garant d’un ordre public heureusement préservé. Mais Bertrand Tavernier ne fait pas dans le prêt-à-penser, et les amateurs de pensée surgelée pourront ici aller voir ailleurs. Son goût de la polémique ou de l’insolence n’a d’égal que son humanisme bienveillant, et si le cinéaste prend un parti, c’est avant tout celui des victimes. Le panneau final, qui lui aura souvent été reproché, vient simplement rappeler que les victimes de Bouvier ne doivent pas occulter celles, infiniment plus nombreuses, de la société qui l’a engendré.

D’une certaine manière, ce qui déroute le plus dans cette histoire, c’est la sensation que Bouvier n’est pas condamné à mort pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est. Une menace à l’ordre établi. Bien plus glaçantes que les scènes de meurtre, particulièrement furtives, il y a donc ces scènes de repas, de réception, de bureau, où des notables profitent froidement de leurs privilèges et discutent de ce qu’il serait bon de faire pour les préserver. Suintant de mépris pour tout ce qui n’est pas de leur monde, ils opèrent cyniquement, là en dénigrant d’éventuels témoins (« Est-ce qu’il y a quelque chose de plus bête, mou, ignare et borné qu’un témoin ? »),  là en ironisant sur la prédominance de la situation sociale sur le droit à un procès équitable (« C’est un pauvre, il n’a aucune chance »), là en réclamant une signature à une pétition « patriotique contre le traître Dreyfus » en échange d’un bol de soupe populaire, là en agissant impunément (1) comme celui que l’on vient de faire condamner (le viol de Rose), là en envoyant des représentants de l’ordre brûler les ouvrages de ce dangereux activiste nommé Emile Zola...

A l’arrière-plan, sur des affiches entraperçues au détour d’un travelling ou sur des unes de journaux, la reconstitution appuie l’atmosphère d’antisémitisme et de lutte des classes qui traverse un pays prêt à basculer. Et de la même manière que Que la fête commence s’achevait dans un parfum de révolution, les dernières séquences du Juge et l’assassin assument leur côté insurrectionnel, montrant un peuple prêt à en découdre avec les injustices dont il aura été depuis trop longtemps victime... A cause de cette fin, et de sa belle référence à la Commune, les détracteurs les plus paresseux du film l’auront taxé de tract gauchiste, comme si ce qui refusait un simplisme devenait, binairement, un simplisme antagoniste. Mais si le cinéma de Bertrand Tavernier n’a jamais dissimulé des sympathies de gauche, force est de lui reconnaître une habilité redoutable à opérer par contrepoids successifs : à peine notre empathie incline-t-elle trop dangereusement du côté de Bouvier qu’une séquence vient nous rappeler sa perversion ou l’ignominie de ses crimes... Le titre du film n’est pas Le Juge ou l’assassin, et ne se résume donc pas à une alternative, à l’obligation d’un choix entre l’un ou l’autre : s’il y a un juge et un assassin, semble-t-il surtout nous rappeler, c’est bien qu’il y a des jugés et des assassinés, des asservis et des méprisés...


Esthétiquement, Le Juge et l’assassin marque un accomplissement particulier dans le cinéma de Bertrand Tavernier, qui y aborde pour la première fois le format large (2.35:1) avec une vocation aussi plastique que signifiante. Le générique du début, qui, au détour de zooms arrières ou de panoramiques latéraux, résume Bouvier à une silhouette perdue dans l’immensité des décors naturels ardéchois, donne le ton : en quelques images splendides, le cinéaste a, avec une belle économie de mots, traduit la profonde solitude du personnage, son incapacité à s’intégrer à un monde qui lui est hostile. Reformé de l’armée, abandonné par l’Eglise, relâché par l’asile, il est un paria constant, et ses crimes ne font que l’exclure davantage, l’entraînant dans un engrenage tragique et sans issue. Mais sa solitude fait écho à celle de tous les autres personnages du film, de Villedieu (le Procureur, à l’homosexualité suggérée, qui vit avec son « boy » de Cochinchine) à tous les membres de l’entourage du Juge. Concernant ce dernier, son incapacité totale à l’altruisme ou à la générosité est particulièrement flagrante dans le traitement discret du personnage de Suzanne : alors qu’on le pense bienveillant et concerné dans un premier temps, il s’avère incapable de monter les quelques marches de l’hôpital pour aller la voir... Dans la même logique, les mouvements de caméra, nombreux mais discrets, n’ont de cesse de repositionner les personnages à l’intérieur du cadre, soit en les isolant, soit en créant des barrières entre eux... et si les manifestations d’affection (par exemple la main du Juge posée sur l’épaule de Bouvier lorsqu’il le convainc de passer aux aveux) sont feintes et intéressées, on peut remarquer que la dernière séquence offre enfin, dans un zoom arrière élargissant le cadre, une foule s’unissant et se fédérant dans un même élan.


Enfin, il y a dans Le Juge et l’assassin un « effet spécial » pour le moins inattendu, mais qui, à lui seul, vaut une bonne partie du détour. Il s’agit de Michel Galabru, que l’on aura jamais vu aussi bon mais, au-delà et indépendamment de la sympathie que cette figure populaire peut inspirer, dont on aurait jamais soupçonné qu’il puisse être aussi bon. En 1976 et pour information, Michel Galabru tournait également Le Chasseur de chez Maxim’s, La Grande récré ou Le Trouble-fesses. (2) Rien, dans ses choix de carrière, ne prédisposait donc à ce qu’il tourne le film « en costumes » d’un jeune réalisateur iconoclaste - destiné, le film comme le cinéaste d’ailleurs - à devenir un classique du cinéma hexagonal. Et pourtant, il est une évidence absolue : avec son visage rugueux, sa gouaille enfantine et ses yeux rusés, mais aussi ces éclats de colère soudains qui noircissent son regard et le rendent imprévisiblement inquiétant, il est Bouvier dans toutes ses contradictions, dans toutes ses dimensions cocasses et tragiques à la fois. Dans les suppléments du DVD comme dans son autobiographie intitulée Je ne sais pas quoi dire !, Galabru attribue tous les mérites de ce choix audacieux de casting comme de la direction de son jeu à Bertrand Tavernier, décrivant avec une certaine candeur le rôle comme un cadeau béni qu’il n’aurait pas spécialement mérité mais qui lui a permis de découvrir en lui des dimensions inespérées. Peu importe, finalement, que la modestie du comédien soit feinte ou non : il s’agit - et l’expression aura rarement été à ce point appropriée - du rôle d’une vie, qui sera couronné d’un César lors de la deuxième édition des récompenses du cinéma français, en 1976. Face à lui, Philippe Noiret poursuit cette extraordinaire collaboration avec Bertrand Tavernier en explorant, après Michel Descombes et le Régent Philippe d’Orléans, un nouveau registre, subtil et complexe. (3)

A la fin du film, Rose raconte à Louise qu’il y avait plus de 70 000 badauds éructant à la mort lors de l’exécution de Bouvier. Déjà, à la fin du XIXème siècle, des voix s’élevèrent pour tenter d’abolir la peine de mort, mais elles échouèrent face à la force de l’opinion publique, et il fallut attendre 1939 pour que les exécutions capitales cessent d’être publiques. En 1976 et 77, quelques semaines après la sortie du film, plusieurs condamnés pour meurtre d’enfants furent guillotinés. En octobre 1981, la loi abolissant la peine de mort en France fut promulguée. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’un film comme Le Juge et l’assassin a motivé cette loi, qu’il était d’ailleurs plus que temps d’instaurer en France. Mais nous aimons à penser qu’il a, à sa modeste mesure, contribué au débat public (4), en livrant un exemple historique qui témoignait de la complexité des choses, irréductibles à des raccourcis sanglants. C’est, sans nul doute, avec cette ambition que Bertrand Tavernier l’aura, comme tant de ses films, porté, avec conscience et passion. Et c’est à travers cette exigence de pondération et de qualité qu’il aura traversé les décennies pour conserver, encore aujourd’hui, sa puissance et son trouble.

(1) L’impunité ou l’absence de justice, dans le cinéma de Bertrand Tavernier, tiennent souvent de source fondamentale à la colère : l’impunité du flic d’usine dans L’Horloger de Saint-Paul ; le procès inéquitable de Pontcallec ou la mort de l’enfant dans Que la fête commence ; le basculement de Cordier dans Coup de torchon... Par extension, bon nombre de ses prises de position ou de ses combats publics trouvent leur origine dans le même constat révoltant d’une justice qui ne s’opère pas.
(2) L’honnêteté intellectuelle nous incite à dire que nous n’en avons vu aucun, que la lecture de leurs résumés ou de leur casting ne nous donne pas plus envie que cela, mais que ces titres affichent sur l’imdb au mieux une moyenne de 4,5/10 (et parfois beaucoup moins).
(3) Dans l’ouvrage d’entretiens que Noël Simsolo a consacré à Bertrand Tavernier, ce dernier qualifie cette façon de faire voyager son comédien d’un rôle à un autre et d’une époque à un autre de « plaisir royal de mise en scène ». L’effet sur le spectateur est de la même nature.
(4) Comme le feront, sur d’autres sujets, Des enfants gâtés, La Mort en direct, L.627, Ça commence aujourd’huiHoly Lola, etc...

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 20 mars 2015