Menu
Interviews

Dimanche 27 janvier 2013, une avant-première de la ressortie en copie restaurée de l'un des films les plus mésestimés de Bertrand Tavernier, La Mort en direct, avait lieu à L'Arlequin, cinéma parisien.
A cette occasion, et à l'initiative de Philippe Chevassu de Tamasa Distribution, DVDClassik a pu en exclusivité s'entretenir avec Bertrand Tavernier. Pendant un peu plus d'une heure, le réalisateur s'est prêté avec sa gentillesse et sa faconde légendaires au jeu des questions/réponses autour du film.

..........................................................................................................................................................................................

Antoine Royer (DVDClassik) : Si je résume La Mort en direct en disant que c’est la rencontre, la rencontre amoureuse même, entre une mourante gorgée de vie et un œil plein de malice (avec les multiples entendements du terme), dans un film d’anticipation qui refuse le futurisme pour s’inscrire dans une sorte d’ancestralité, c'est-à-dire dans la durée des choses, est-ce que cela vous conviendrait ?

Bertrand Tavernier : Oui, c’est ça. En tous les cas, c’est une histoire d’amour paradoxale, entre cette femme, qui était faite pour le bonheur et qui cherche à protéger sa liberté de l’intrusion des médias, et l’homme qui en fait l’espionne, l’exploite et qui, à force de la filmer, va tomber amoureux d’elle, sa culpabilité finissant par prendre le dessus sur sa mission. Et à la fin, l’histoire d’amour rebondit, et il y a alors la vraie histoire d’amour, celle vers laquelle tendait tout le film, entre Gerald Mortenhoe et Katherine.

Alors justement, si on revient sur les différents aspects à première vue paradoxaux qui définissent le film, il y a le personnage de Katherine, cette « mourante gorgée de vie », qui ne pouvait pas être incarnée par une autre actrice que Romy Schneider ?

Je n’ai jamais imaginé que cela puisse être quelqu’un d’autre. Il y a eu à peine deux jours de pression, où on m’a demandé de rencontrer Jane Fonda et j’ai tout de suite abandonné. J’ai essayé de la voir à Cannes et j’ai tout de suite vu qu’il y avait une totale contradiction - comme beaucoup de vedettes, notamment américaines - entre ses propos à la presse (« J’ai envie de faire des films français, de soutenir des jeunes cinéastes ») et le fait qu’elle était injoignable. Il fallait laisser son nom 10 fois, des preuves de qui on était... et je me suis finalement dit que c’était absurde. Pourquoi obéir à des gens qui, déjà, cherchaient à m’imposer Richard Gere à la place de Harvey Keitel ? Et donc ça a été Romy. C’était Romy depuis le départ. En réalité, il y a trois-quatre choses qui vont avec le film dès le début : Glasgow, Romy, Harvey Keitel et peut-être aussi Antoine Duhamel en partie à cause de Pierrot le Fou.

Vous connaissiez déjà bien Romy Schneider ?

Je l’avais rencontrée à l’époque où j’étais attaché de presse de Claude Sautet avec Pierre Rissient. On avait défendu Les Choses de la vie et Max et les ferrailleurs, non pas contre la presse - les films avaient été très bien reçus - mais contre une fraction de gens, qui d’ailleurs sont en train de changer d’avis - ils mettent toujours 30 ou 40 ans à reconnaître un grand cinéaste - des Cahiers du Cinéma ou d’une certaine intelligentsia qui méprisaient souverainement Sautet. Pierre Rissient jugeait François Truffaut en partie responsable de cela : il disait que Truffaut répandait aux Etats-Unis des idées contre Sautet pour empêcher sa diffusion mais j’ignore dans quelle mesure c’est vrai. Je sais que Truffaut faisait appel à Sautet pour lui montrer les premiers montages de ses films et lui demander son avis. Mais en tant qu’attaché de presse de Sautet, j’avais donc croisé Romy. On voyait assez bien que cela ne servait pas à grand-chose de s’en servir pour la promotion : elle se mettait en retrait, elle avait peur de s’exprimer car elle pensait qu’elle ne parlait pas assez bien français, qu’elle n’était pas assez cultivée ou intelligente, et Pierre Rissient et moi avions tendance, dans la manière de lancer les films, de les centrer sur le metteur en scène. C’était donc Sautet plus que Romy que l’on mettait en valeur, que l’on défendait, aussi parce que nous étions ses premiers défenseurs : Claude Sautet avait été l’une des premières personnalités que j’avais interviewées, et le premier article que j’ai écrit dans Cinéma 59 ou 60 était sur Classe tous risques. Le film avait été reçu de manière scandaleuse alors qu’on sait maintenant qu’il s’agit du grand film policier français de ces années, un film extrêmement audacieux qui égale, sinon surclasse, les meilleurs Melville. Donc je connaissais Romy par l’intermédiaire de Sautet, on s’était croisé, on avait parlé, je l’avais trouvée géniale dans Max et les ferrailleurs. J’avais aussi été attaché de presse de La Piscine de Jacques Deray, donc on se voyait beaucoup mais je ne peux pas dire que je la connaissais bien. Mais lorsque je suis allé la voir pour lui proposer le sujet, elle a tout de suite dit oui.

Tout à l’heure, vous avez résumé le film en disant que Roddy tombait amoureux de Katherine en la filmant. Et j’ai l’impression que Romy Schneider, c’était ça : le simple fait de la filmer faisait que l’on tombait sous son charme.

Ah oui, complètement, et moi aussi. On tombait amoureux de Romy en la filmant. Tous. C’était impossible de ne pas être envoûtés, captivés. Mais elle avait quelque chose d’autre, une incroyable force, quelque chose d’une héroïne de Verdi, et je trouvais qu’on lui donnait en France des rôles trop quotidiens, qu’elle tenait certes magnifiquement, mais j’étais convaincu qu’elle pouvait aller au-delà de la figure de la jeune femme amoureuse, blessée, luttant pour protéger sa liberté comme elle l’avait si bien incarnée dans Max et les ferrailleurs ou Le Travail, le film de Visconti pour Boccace 70. Pour autant, j’avais quelque craintes, étant donnée sa réputation, les rumeurs la concernant sur certains tournages qui s’étaient très mal passés, dont un en particulier - Portrait de groupe avec dame d’Alexander Petrovic, dont la photo était faite par Pierre-William Glenn - à cause, je pense, d’erreurs psychologiques du metteur en scène. Donc j’avais quand même une certaine appréhension : elle était tout de même intimidante.

Pour autant, elle s’est totalement impliquée dans le film, au point de signer des mots qu’elle vous adressait du nom de son personnage.

Oui, elle signait Katherine. Elle me l’avait dit : « I will be your Katherine, without self-pity », je serai ta Katherine, sans apitoiement. Elle m’envoyait des lettres qu’elle signait Katherine, elle y collait des fleurs séchées. J’avais une énorme collection de lettres, et depuis deux ans, je n’arrive pas à remettre la main dessus. Pour des livres qui ont été écrits sur moi, j’ai prêté des choses, des gens sont passés chez moi, ont consulté mes archives, est-ce que ça a été pris, égaré dans un déménagement ? En tout cas je le regrette beaucoup, car c’était une collection extrêmement touchante... elle m’y remerciait pour la manière dont je l’avais dirigée dans une scène, dont l’équipe s’était occupée de David, des poèmes en allemand, de Brecht, de Heine… qu’il fallait que je fasse traduire très vite parce qu’il fallait toujours une réponse !

Vous avez mentionné David, est-ce que vous pensez que le sujet du film, cette femme poursuivie par la pression médiatique, la touchait particulièrement ? Par exemple, il me semble qu’Alain Delon avait été envisagé pour le film et qu’il avait refusé en partie pour cette raison, à cause de leur histoire commune.

Le rôle de Gerald Mortenhoe était au départ destiné à Philippe Noiret. Mais il a eu une opération de la vésicule. J’ai alors pensé à Delon, qui s’est formidablement conduit : il n’a pas fait attendre, il a donné sa réponse dans la journée et il m’a dit qu’il pensait qu’il valait mieux qu’il ne joue pas ce rôle, qui aurait emmené les spectateurs sur une fausse piste. Ce qui était pertinent. Cela cachait peut-être le fait qu’il trouvait le rôle trop maigre, mais je ne pense pas, j’y ai senti une vraie sincérité. Etant donné ses rapports avec Romy, les gens risquaient de fantasmer autour de cela et le propos du film se serait trouvé détourné. Et je ne sais plus qui, ni comment on a eu l’idée de Max von Sydow qui est rentré dans le film assez tard : je crois que je l’ai rencontré sur le tournage. J’étais quasiment en train de préparer le film quand Philippe Noiret a dû se retirer.

Dans les trois-quatre préalables au film que vous avez mentionnés tout à l’heure, il y avait donc Romy Schneider, il y avait Glasgow, et il y avait Harvey Keitel qui se traînait alors une réputation de « poison de box-office ».

Les gens n’en voulaient pas, il était aussi accompagné d’une rumeur disant qu’il était pénible... C’est vrai qu’il posait plein de questions, qu’il imposait certaines choses, c’était un acteur de la Méthode. Il ne voulait jamais avoir personne dans son champ de vision, il ne voulait pas participer au making of parce qu’il ne voulait pas donner ses secrets de cuisine. Moi j’étais habitué à des acteurs comme Noiret, Rochefort, Galabru, Marielle, Marina Vlady qui, d’une certaine manière, de par leur culture, ont intégré déjà beaucoup de questions. Harvey, comme beaucoup d’acteurs américains, c'est quelqu’un qui avait une culture étroite, dont par exemple l’expérience au théâtre se limitait à des pièces américaines : le répertoire européen lui était totalement inconnu. Si je compare avec quelqu’un comme Noiret qui avait travaillé avec le TNP, qui connaissait le sens du mot "troupe", qui avait été confronté à des auteurs comme Calderon, Lope de Vega, Shakespeare, Corneille, Victor Hugo, Brecht, Pirandello, tout cela vous donne forcément une culture, une ouverture d’esprit. Romy avait cela aussi. Tandis que Harvey, il posait des questions tout le temps, qui pouvaient parfois être utiles mais qui était aussi parfois épuisantes. Par exemple, il arrivait le matin en disant qu’il voulait un habit qui lui permette d’aller filmer dans les égouts puis d’aller au Claridge. Il était censé être raccord, mais ce n’était pas un argument qu’il voulait comprendre. J’étais donc bien embêté, je n’arrivais pas à satisfaire sa demande et c’est la merveilleuse chef costumière, Judy Moorcroft - qui avait travaillé avec James Ivory - qui est allée le voir, puis qui est revenue vers moi et qui m’a dit : « Ca y est c’est réglé. Je lui ai donné une cravate, il l’a mise dans sa poche. Il a le même habit qu’hier mais maintenant, il sait qu’il peut aller au Claridge. » On peut s’en moquer, je vois très bien Noiret en sourire, mais dès qu’il s’agissait de filmer un long plan, d’avoir la vue qui vacille, de traduire cette fébrilité... une prise, jamais plus, c’était tout de suite génial. Et c’est pour cela que je me dis que ces demandes n’étaient jamais motivées par son ego : c’est qu’il était toujours concerné par la qualité du film.

Oui, parce que le personnage de Roddy aurait pu être très grave, mais ce qu’en fait Harvey Keitel le fait aller vers autre chose. Je parlais tout à l’heure de malice, mais Harvey Keitel, c’est aussi cette espièglerie dans le regard...

Cette immaturité, ce côté môme, qui se fait manipuler, c’est cela qui rend le personnage touchant. Il n’a pas conscience de ce qu’il est en train de faire, il joue, il s’éclate. Sinon, ça aurait juste été un salopard. Harvey, je l’ai engagé pour son sourire. La première fois que je l’ai vu, il est entré dans un restaurant, il est arrivé avec un sourire et je me suis dit : c’est lui, c’est Roddy. Il avait quelque chose - quand je lui ai dit, ça l’a surpris parce que, comme beaucoup d’acteurs américains, il n’était pas très cultivé du point de vue cinéphile - de John Garfield. Garfield avait cela, cette malice, cette innocence, ce poids de la culpabilité...

 … cette densité physique...

… la densité physique, oui, et cette sensation qu’il ne venait pas d’un milieu bobo, qu’il sortait du monde des prolétaires. C’était la grande qualité de Garfield : il avait introduit dans le cinéma américain, d’une manière très différente de James Cagney, le héros prolétaire. Keitel avait cela et c’était très flagrant chez Scorsese dans Mean Streets, ce côté presque "sorti du ruisseau", et moi je trouvais que c’était beau, que ça l’opposait à Harry Dean Stanton. Cette drôlerie dans les yeux, c’est quelque chose que je voulais chercher et que les metteurs en scène, en général, refusaient chez lui. Comme chez Nicholas Roeg, par exemple, dans Bad Timing, avec ce personnage hanté, coupable, terriblement sérieux ; et moi je voulais le faire sourire. Je voulais qu’il regarde et qu’il sourie. Lui avait parfois peur que les plans ne soient pas signifiants, il voulait ajouter un accessoire, mâchouiller un truc, prendre un biscuit et moi je lui disais : « Non, je veux juste ton regard. Est-ce que moi quand je te filme, je suis en train de manger ? »

C’est drôle, cela fait deux fois déjà que vous faites un parallèle entre le regard du personnage de Harvey Keitel, qui est celui qui filme dans le film, et le vôtre, celui du réalisateur. Est-ce qu’on peut dire que La Mort en direct, c’est avant tout un film sur la morale du regard, ou « des » regards : celui du personnage, celui du spectateur et celui du réalisateur ?

Oui, bien sûr. C’est quelque chose que j’avais dans la tête en filmant. Je dénonçais la manipulation du regard, la sur-dramatisation d’une société qui se vendait au culte de l’image, sans penser aux conséquences. Moi il fallait que je les pèse, que je m’inclue dans le processus. C’est pour cela que je réfléchissais beaucoup au cadre, aux mouvements de caméra : tous ces travellings dans l’axe, qui passent de la subjectivité à l’objectivité au sein d’un même plan.

C’est exactement là où je voulais arriver, autour de la question du plan subjectif. Nous sommes dans une période où, à la télévision avec la mise en scène permanente du quotidien de Monsieur Tout-le-monde, au cinéma avec tous ces films usant du found-footage, on est constamment agressé par le plan subjectif. Alors que dans La Mort en direct, vous n’en usez pas de façon constante, et quand vous l’utilisez, il s’agit d’instants précis très signifiants. Je pense en particulier à deux plans : celui où Katherine enlève sa perruque sous l’œil de Roddy dans un plan subjectif, et que ce plan se démultiplie ensuite dans un plan non-subjectif sur les écrans de contrôle de la production ; ou à un plan totalement saisissant lorsque Katherine s’enfuit du marché. On a un travelling dans l’axe, Katherine arrive de la gauche, puis tourne et prend l’axe du travelling, et le plan devient alors un plan subjectif du spectateur qui la poursuit ! Elle est en train d’essayer d’échapper à Death Watch et nous, spectateurs, nous sommes en train de ne pas la lâcher.

Je me posais en effet beaucoup de questions sur le sens ou la réception de ces plans. Je ne voulais pas être trop volontariste : ce plan-là, par exemple, il change. A l’intérieur du même plan, on a un plan objectif de quelqu’un qui fuit, puis le plan subjectif de la personne qui s’enfuit, ou... c'est-à-dire qu’on change deux-trois fois de point de vue au sein du même plan. Le plan que vous citez, c’est un plan dont je suis très fier. C’est l’une des premières fois que l’on utilisait ce qu’on appelait encore à l’époque le Panaglide, l’ancêtre du Steadycam. En tout cas dans un film français, ce doit être la première fois. C’est un plan assez magistral, pour lequel il y a eu deux ou trois prises, guère plus, qui bénéficiait d’un magnifique décor de Tony Pratt. Tout y est construit, on y avait insufflé une espèce de vie vraiment curieuse, avec des Indiens, des hippies, toutes sortes de minorités ethniques... Et la personne qui poursuit, d’ailleurs, c’est Robbie Coltrane, qui était inconnu à l’époque et qui après est devenu une superstar en Angleterre. Quand on a ressorti Death Watch en Angleterre, la presse anglaise a découvert Robbie Coltrane, et délirait sur sa présence au générique.

Concernant les changements de points de vue, j’avais été marqué par Le Voyeur de Michael Powell, dans lequel il y a un nombre inouï de passages entre l’objectivité et la subjectivité, mais aussi d’une certaine manière par Fenêtre sur cour. Deux films qui m’avaient bousculé, et qui m’ont influencé.

Justement, le film arrive à travers ces plans dont on parlait précédemment à mettre le spectateur dans un état d’inconfort assez proche de ce qu’on peut ressentir face au Powell ou au Hitchcock : un état paradoxal, en tout cas dual, entre notre empathie première de spectateur qui fait qu’on veut la voir s’échapper, et en même temps ce voyeurisme qui fait qu’on ne veut pas la perdre de vue.

J’essayais de m’inclure et d’inclure mon ressenti dans ce processus, de ne pas me sanctifier. A un moment, il est dit que Roddy ne comprend les choses que quand il les filmait et c’était aussi un peu mon cas à l’époque, d’une certaine manière je découvrais ce que je voulais dire en faisant ce plan, « en direct ».

Alors justement, la première fois que j’ai vu La Mort en direct, à cause précisément de cette sensation, j’ai appréhendé la fin du film en me disant que puisque Katherine n’arrivait pas à échapper au regard du spectateur, on allait forcément assister à sa mort... Et finalement, dans cette dernière séquence, avec de simples mouvements de caméra, vous faites preuve d’une élégance folle.

Ah non, mais je ne voulais pas qu’on voit sa mort. C’était Antigone : on ne voyait pas sa mort, on l’apprenait ensuite par le personnage de Max von Sydow. C’est quelque chose qui revient très souvent dans mes films, comme les meurtres de L’Appât, par exemple : un élément très important de l’intrigue qu’on ne va pas voir. Et là, je ne voulais surtout pas être comme les gens que je dénonçais. A un moment, le personnage disait « Laisse-moi ! », et moi, je ne voulais pas désobéir au personnage. On retrouve la même chose dans Ça commence aujourd’hui, quand Philippe Torreton rentre dans l’appartement de la mère de la petite fille et qu’elle lui demande d’arrêter. Et la caméra s’arrête. La Mort en direct a probablement fondé quelque chose d’important pour moi dans le respect des désirs des personnages : si un personnage ne veut pas être vu, je ne le montre pas. Je ne vais pas, pour accentuer le spectaculaire, le trahir.

On sent la force que vous accordez à la morale de votre propre regard dans ce que vous dites. Du coup, je repensais à la phrase de Jean Renoir, qui disait en substance que le seul reproche qu’il adressait à La Grande illusion, c’était de ne pas avoir empêché la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que vous reprocheriez à La Mort en direct de ne pas avoir su empêcher les dérives sensationnalistes de la télé-réalité ?

Je serais très inquiet si j’arrivais à empêcher quoi que ce soit. Je suis très lucide sur le pouvoir d’un film. Renoir lui-même affirmait qu’un metteur en scène doit avoir l’arrogance de penser qu’il va changer le monde mais la modestie de se dire que s’il touche profondément quatre personnes, c’est une victoire. Comme pour un roman, comme pour une pièce de théâtre, l’important, c’est de poser la question. La question de la réception n’est pas comprise dans l’œuvre. Elle dépend de la manière dont l’œuvre va être exploitée, comprise, et comme disait Prévert, dans la réception de toute œuvre, il y a probablement 90% de malentendu. Ce qui est important, c’est de prendre position, d’être une voix qui se fait entendre, qui se dresse contre la doxa générale. Et puis il y a eu des effets, c’est un film qui, au fur et à mesure des années, a provoqué des réactions de gens comme Paul Virilio, de sociologues, de philosophes, qui alimentent forcément le débat. Mais un film ne doit pas être jugé par les effets qu’il induit. Vous vous rendez compte du pouvoir que ça me donnerait si je faisais un film et que j’arrêtais le cours des choses ? J’ai fait un film en particulier qui a été salué comme l’un des plus justes qui ait jamais été fait sur la police (NDLR : L627). Vous croyez que le ministre de l’Intérieur de l’époque a eu l’intelligence de prendre en compte des choses qui sont dénoncées dans le film et qui paralysent le fonctionnement de la Police ? Notamment cette culture des petits matons, des statistiques ? Ça a depuis été augmenté ! J’étais allé voir Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour lui parler des choses précises, par exemple l’équipement des policiers qui ne leur permettait pas de faire une filature dans le métro, parce que le logiciel avait été développé par la Gendarmerie qui n’avait pas intégré la possibilité d’aller dans le métro. Ce qui fait que si vous étiez dans la recherche antiterroriste, vous étiez bloqué dans vos contacts si vous vouliez aller dans le métro ! Je le lui explique, et je vois bien que ça ne l’intéressait pas du tout. Autre exemple, pendant des années, je voyais des policiers qui me félicitaient pour avoir dénoncé le fait qu’ils recevaient autant de PV-tête que de PV-suite, ce qui est une imbécilité, puisque, par essence, un PV-tête provoque toujours plusieurs PV-suites. La conséquence, absurde, est qu’il leur manquait alors des papiers, et qu’il y avait des gens qu’ils ne pouvaient pas inculper à cause de l’absence de ces papiers permettant de faire l’acte de procédure ! Donc oui, quand on le fait, on rêverait qu’un film comme celui-là soit pris en compte. Mais les hommes politiques ignorent le cinéma, et à chaque fois que j’ai fait un film sur un sujet précis, je me suis rendu compte que j’en savais ensuite beaucoup plus sur le sujet que bien des responsables. J’en savais par exemple plus sur la police ou la recherche de la drogue que Paul Quilès. Il confondait DPJ et commissariat, il situait des commissariats qui n’existaient pas, il croyait que c’était son ministère qui avait détruit des bâtiments alors que c’était le décorateur du film ! Comment voulez-vous qu’un film ait de l’effet quand vous avez de tels gens qui gouvernent ? Quand vous avez un ministre de l’Education Nationale qui découvre le film au Festival de Venise et qui va trouver Michel Alexandre en lui disant « Ne me dites pas que vous allez dans des endroits aussi sales…  » J’ai montré Capitaine Conan à deux ministres de l’Education Nationale, aucun des deux ne savait que la guerre avait continué après le 11 Novembre, que 500 000 Français avaient combattu et que certains étaient morts, après l’Armistice...

Oui mais en quelque sorte, ce que vous exhibez, c’est un problème d’éducation, et le travail d’un cinéaste est aussi de participer à la connaissance, à l’information, à la prise de conscience de ces choses-là...

Oui, c’est de montrer les choses qui l’ont étonné, surpris, fait rire. Toutes ces choses-là, en général, je les ignore au moment où je débute le film, ce sont des choses que je découvre en le préparant et mon travail revient donc à découvrir des mondes que je ne connais pas, et puis de les communiquer à des gens ; mais je suis toujours sidéré par la manière dont les films sont parfois réduits à une opposition binaire - militariste ou antimilitariste, pour ou contre les flics - ce qui n’a jamais été le propos d’aucun de mes films. L627 avait même été attaqué comme étant un film raciste ! Bon, j’avais été défendu par Fode Sylla de SOS Racisme, mais quand vous voyez le documentaire de Raymond Depardon, dans lequel il y a la même proportion de Blacks ou de Maghrébins, personne ne dit que c’est raciste. Donc, moi, au départ, c’est l’excitation qui me motive, parce que ça donne une dramaturgie intéressante, parce que ça donne des scènes que l’on ne voit pas au cinéma, ça donne des comportements qui sont inédits... Fonder tout un personnage, comme celui du Comte de Chabannes dans La Princesse de Montpensier, sur la culpabilité d’avoir tué une femme enceinte, vous l’avez beaucoup vu au cinéma ? Or c’était à l’époque considéré comme l’un des crimes de guerre et il n’y en avait pas beaucoup. Il y a donc là une dramaturgie originale, qui donne une force singulière au personnage que joue Lambert Wilson. Le fait qu’un mariage soit consommé en public, qu’est-ce que cela peut faire peser comme poids sur les deux jeunes amoureux... ? C’est ce que je recherche, ces couleurs inédites que cela peut donner aux personnages, aux sentiments, aux émotions.

Cette scène de La Princesse de Montpensier renvoie à ce dont on parlait tout à l’heure, sur la morale du spectateur qui voit ce qu’il ne devrait pas voir.

Bien sûr, et moi il faut que j’arrive à trouver ça et à le restituer d'une manière, non pas voyeuriste, mais qui provoque l’inconfort.

Au départ, quand vous faites La Mort en direct, ou un des autres films dont vous venez de parler, quel est le moteur : l’envie de comprendre un monde inconnu - ce que vous venez d’évoquer -, l’indignation, la peur ?

C’est avant tout la volonté de comprendre. Vous savez, l’indignation, ça peut motiver une scène, mais ça ne motive pas un film. Vous n’allez pas passer 10 semaines en constant état d’indignation ! Il y a des moments où elle revient, mais l’indignation peut donner lieu à la colère, à la moquerie... Dans Ça commence aujourd’hui,  je filme un inspecteur de l’Education Nationale qui dit une phrase que je n’ai pas inventée, qui était même le mot d’ordre du rectorat : « Débrouillez-vous pour que vos enfants soient autonomes. » Bon, là, forcément, vous êtes en colère, vous vous dites : quels peuvent être les Docteurs Folamour, les crétins calfeutrés dans leurs bureaux qui donnent un mot d’ordre pareil ? Alors qu’un instituteur est confronté à des enfants dont les parents sont au chômage, sont détruits... Alors, oui, vraiment, sur une telle scène, vous êtes en colère... et là, très souvent, il va y avoir des gens pour dire que c’est caricatural, alors que moi, je connais la justesse totale de ces séquences. Le problème est que bon nombre de journalistes ou de critiques ne connaissent absolument pas le pays où ils vivent et qu’ils se permettent tout de même de juger de ce qui est exagéré. Mais l’indignation doit laisser sa place à autre chose, principalement le sentiment d’estime pour les personnages, ceux joués par Torreton, Nadia Kaci, Maria Pitarresi. J’ai une véritable tendresse, une admiration pour ces gens-là. Le personnage de Noiret dans La Vie et rien d’autre. Et pour Romy dans La Mort en direct.

Dans La Mort en direct, justement, il y a un aspect étonnant, et très touchant, c’est l’écriture particulière de David Rayfiel, qui avait écrit plusieurs films de Sidney Pollack...

 … dont beaucoup sans être crédité.

C’est votre premier film qui n’est pas en langue française, vous vous adjoignez les services d’un auteur américain.

Qui est marginal. J’ai très souvent travaillé avec des co-auteurs marginaux, qui n’étaient pas dans le système. Aurenche était hors-système, totalement vilipendé à l’époque où j’écris avec lui, et totalement à tort. Jean Cosmos était ignoré par le cinéma. Sans parler de mon ex-femme, Colo, qui n’avait pas écrit de scénario, de Michel Alexandre qui était flic et dont l’expérience littéraire se limitait à des procès de garde à vue ! Ou Dominique Sampiero, qui a écrit Ça commence aujourd’hui. Et David Rayfiel était quelqu’un qui était hors du système, un peu à part, qui signait parfois les films, qui rejoignait parfois un film parce que Pollack l’appelait à l’aide pour se dépatouiller d’un scénario qui patinait. C’est comme ça qu’il a écrit les deux tiers de Jeremiah Johnson. C’est d’ailleurs Pollack qui m’avait encouragé à l’engager, j’’aimais beaucoup David, je lui ai d’ailleurs rendu hommage dans un texte paru dans Positif (NDLR : n°621 – Novembre 2012) pour dire ce qu’a été cette amitié. C’était un homme qui voulait toujours aborder les scènes de manière oblique et qui m’a ainsi écrit une des plus belles scènes d’amour que j’ai jamais filmée, entre Gerald et Katherine, dans laquelle les personnages ne se disent pas « je t’aime », sauf en français. Mais sa manière de le dire, c'était de raconter cette histoire extravagante de Robert de Bauléac...

Ce compositeur qui n’a jamais existé...

Jamais. Même si j’ai ensuite eu beaucoup de demandes de gens qui avaient cherché dans des magasins ou dans des dictionnaires musicographiques. (rires)

Je trouve que la personnalité du style de David Rayfiel, et la vôtre aussi, d’ailleurs, se ressent aussi dans l’écriture d’un personnage secondaire, celui de Tracey, la compagne de Roddy, incarnée à l’écran par Thérèse Liotard (et doublé dans la version anglaise par Julie Christie), qui m’a beaucoup fait penser à l’une des vos actrices fétiches, Christine Pascal.

Il y a un petit côté, en effet, même si elle est moins tranchante que Christine. Je l’ai prise pour ne pas toujours prendre Christine Pascal, et puis, pour tout vous dire, Pierre-William Glenn et Christine Pascal ne s’entendaient pas. Une chose un peu irraisonnée, mais qui peut provoquer des tensions sur le tournage... mais bon Glenn n’aimait pas non plus Thérèse Liotard ! Ça crée parfois des moments difficiles, d’autant que lorsque Glenn n’aimait pas quelqu’un, ça se voyait. Autant quand c’est positif, cela peut donner des choses sublimes, avec Romy, avec Harvey, avec Harry Dean, avec Max von Sydow, autant avec Thérèse... ça faisait peser un poids. J’avais pris Thérèse parce que je l’avais beaucoup aimée dans le film de Varda (NDLR : L’une chante et l’autre pas (1977)) mais nos rapports ont été compliqués par le fait que je devais sans cesse la défendre contre le chef-opérateur. C’était pour moi un personnage porte-parole, un personnage qui raconte le film, qui exprime sa morale...

Oui, c’est comme ça que je la percevais : comme votre propre commentaire.

Sa vision, à la fois profonde, pleine de compassion et en même temps d’ironie... Oui, c’était David et moi : ce personnage nous permettait de mettre une distance. Il lui a écrit un commentaire magnifique, plein de lyrisme. Bon, on refait toujours les films rétrospectivement dans sa tête, mais concernant Tracey, je me dis que j’aurais dû prendre Jane Birkin. Quand je revois le film, je trouve vraiment bien ce qu'y fait Thérèse, elle amène une belle émotion, mais j’aurais dû être plus audacieux et prendre Jane que je n’aurais pas eu à doubler. Mais bon, ce n’est pas parce qu’on se le dit après coup qu’on a forcément raison… Christine, Jane ou Thérèse avaient en effet cela en commun, ce personnage de jeune femme mince, intelligente, aigüe, vulnérable et forte à la fois...

Vous parliez du style de David Rayfiel en évoquant une « approche oblique » des choses. Il y a, dans La Mort en direct, une forme de lyrisme décalé, c'est-à-dire quelque chose de très opératique et qui, en même temps, refuse le décorum, l’ostentatoire ou le spectaculaire.

Oui. C’est un film d’amour. Lyrique et vaste de par les paysages et les sentiments - il y a avait déjà quelque chose de cet ordre dans Le Juge et l’assassin, mais je suis un des cinéastes français de cette époque qui a le plus consacré de place à la nature et aux paysages, en essayant de les intégrer à la dramaturgie. La Mort en direct, comme plus récemment Dans la brume électrique ou La Princesse de Montpensier, ou auparavant La Vie et rien d’autre ou La Passion Béatrice, sont des films dont les lieux de tournage conditionnent en partie l’action. C’est probablement là une traduction de l’influence inconsciente des auteurs de western. J’ai toujours été marqué par la manière de filmer la nature dans les films de Daves, de Mann, de Hawks, de Ford...

De Boetticher ?

Oui, même si elle est plus épurée chez Boetticher. Et puis j’ai été marqué par la beauté de la nature dans les films de Powell, qui est un cinéaste qu’on oubliait trop souvent de créditer de cet amour de la nature, qui existe dans La Renarde, Le Narcisse noir même si c’est une nature « de studio ».

Les scènes centrales d'A Canterbury Tale ?

Oui, totalement. J’ai toujours été marqué par ces cinéastes, ce qui est amusant parce que je ne suis pas spécialement un homme de plein air, mais je sais que je sais bien filmer ça : les chevauchées, les paysages... trouver des extérieurs qui sont intéressants, variés.

Justement, vous avez récemment découvert la version restaurée de La Mort en direct. L’ancien DVD, assez terne, ne rendait pas forcément justice à ces paysages écossais.

J’ai été épaté. J’ai découvert un nouveau film. J’étais assez loin de ce film que je n’avais pas revu depuis au moins 15 ans... La dernière fois que je l’avais vu, il m’avait semblé détérioré, affadi, quand je tombais dessus à la télévision, ce n’était jamais le bon format, il manquait toujours des bouts à l’image.

Ce qui est d’autant plus dommageable que le Scope est ici essentiel !

Et là, tout d’un coup, je me suis rappelé de l’enthousiasme que l’on avait sur les rushes du film. On voyait des rushes muets, on n’avait pas le double-bande, et on les voyait au Glasgow Film Theater. Et je me souviens : quand les quelques spectateurs avaient vu le plan à la Steadycam, ils avaient tous applaudi. Il y avait une certaine fierté dans ce qu’on était en train de filmer, que j’ai retrouvée récemment. C’est un film où la lumière ou les couleurs jouent un rôle important : personne ne porte de couleurs dans le film, jusqu’à la robe de Romy, jusqu’à l’aspect ensoleillé de la fin. Mais il y a auparavant des plans dans lesquels il y a trois-quatre nuances de vert et les gens du laboratoire m’avaient dit qu’ils se serviraient de certains plans du film pour montrer ce que l’on peut faire comme nuances dans des couleurs aussi difficiles à filmer que le vert.

Dans votre filmographie, en France, mis à part les deux derniers films, il n’existe pas d’éditions haute-définition de vos films.

Oui, c’est Studio Canal… (soupir) Je ne comprends pas très bien parce que des films comme Le Juge et l’assassin, Coup de torchon, Que la fête commence ou La Vie et rien d’autre sont des films qui… enfin… je ne comprends pas très bien. J’envoie de temps en temps des mails en demandant où on en est mais… Mais vous savez, on a cessé d’avoir, après René Bonnell et Pierre Lescure, une vraie relation entre les auteurs et les gens qui s’occupent de leurs films. On peut l’avoir ponctuellement ; par exemple les gens qui ont travaillé sur l'édition de La Princesse de Montpensier étaient épatants. Mais j’ai l’impression que l'on a perdu ce qu’il y avait avant, à savoir une politique d’ensemble de la vidéo, que les choses se sont depuis fractionnées. Quand on veut mettre en relation les choses, des films anciens avec des films récents, c’est presque impossible : au moment de Laissez-passer, j’avais appelé en disant : « Mais vous savez que vous avez les droits de films qui sont montrés, ou évoqués, dans Laissez-passer ? », mais personne dans le service des films actuels n’avait pris contact avec ceux qui s’occupent du patrimoine. Il y a un mur. Dans ces multinationales, il y a des murs. C’est par exemple quasi-impossible - et Stéphane Lerouge pourrait en témoigner - d’inclure une musique qui est chez Universal à l’intérieur d’un DVD édité dans le même groupe ! Les gens ne se parlent pas.

Mais pourquoi ? Par méconnaissance des droits, par mauvaise volonté ?

Ce sont des mondes différents. On a réussi à glisser dans un DVD collector de la musique de Philippe Sarde mais ce fut  tellement difficile… Ca, Stéphane vous en parlerait mieux que moi. Je n’arrive pas à comprendre. L’idée, simplement, que les mondes de l’édition vidéo et de la musique pourraient se valoriser mutuellement semble ne pas leur effleurer l’esprit : par exemple, si on veut vendre des CD dans les cinémas où est diffusé La Princesse de Montpensier, on nous répond « Non, exclusivité Fnac et Virgin »… Alors je leur dis que je n’ai pas l’impression que la vente de disques soit en ce moment florissante, et que j’essaye de proposer des idées. Mais non. Alors, en librairie, parfois, on arrive à vendre des DVD quand les gens viennent au départ acheter des livres, mais les CD, c’est impossible. C’est le Mur de Berlin.

Concernant vos projets, vous êtes actuellement en tournage de Quai d’Orsay, l’adaptation de la bande-dessinée de Christophe Blain et Abel Lanzac.

Le tournage est fini, on a déjà une première version du montage. Ça a été un tournage idyllique, merveilleux, et la façon dont le film s’est monté a été un plaisir, je n’ai connu aucun des problèmes que j’avais rencontrés pour Dans la brume électrique ou La Princesse de Montpensier. La relation avec les gens de Pathé a été formidable, on a été soutenus et en même temps on nous a laissé travailler.

Le film sortira en fin d’année ?

C’est à eux de voir, mais à mon avis à l’automne. Octobre-novembre…

Pour finir, Bertrand Tavernier, je voudrais vous soumettre à un exercice que vous allez peut-être trouver inconfortable, mais pour le cinéphile que je suis, vous êtes autant le réalisateur de très grands films qu’un historien du cinéma, à travers vos contributions à des fondations, des éditions DVD ou des ouvrages de cinéma. Et en particulier, vous avez avec Jean-Pierre Coursodon réalisé un ouvrage de référence sur le cinéma américain, dans lequel vous parvenez, en quelques lignes, à décrire la substantifique moelle d’un cinéaste. Imaginons donc que pour un hypothétique « Quarante ans de cinéma français », vous deviez décrire le style Tavernier, en extraire les grandes lignes de force, qu’est-ce qui là, comme ça, s’imposerait à vous ?

Vous savez, parler des autres, c’est aussi une manière de ne pas avoir à ressasser mes propres films, c’est un soulagement en quelque sorte... C’est pour ça que j’essaye de ne pas le faire. Peut-être par peur, par timidité… j’ai aussi peur qu’à force d’auto-analyse, on se bloque. J’ai vu trop de gens qui finissent par croire ce que les critiques disent d’eux et qui se mettent alors à faire des films qui ne sont plus que des illustrations de leurs exégèses. Mais ce que je pourrais dire, avec la variété des inspirations, c’est qu’il y a tout de même des liens très précis entre Coup de torchon et Le Juge et l’assassin et quelques autres, et notamment le fait que ce sont des films qui essayent d’échapper à la notion d’ « intrigue », qui sont parfois beaucoup plus qu’anachroniques, ce qui d'ailleurs m’éloigne de tout le cinéma vers lequel on m’a souvent ramené, ce cinéma académique français qui était souvent d’obédience théâtrale, avec des débuts précis, des fins précises… J’ai souvent des fins très ouvertes, j’ai des lignes narratives qui zigzaguent, ce qui a d’ailleurs eu tendance à s’accentuer. Je pense qu’il y a aussi chez moi un refus de souscrire au cinéma de genre, une volonté de prendre les genres et de les faire exploser. Le Juge et l’assassin, c’est un film noir sur un serial killer mais c’est aussi tant d'autres choses...

Ou La Mort en direct, un film de science-fiction et en même temps pas du tout.

Oui, voilà. Je me dis que la plupart de mes sujets sont, pour la plupart, peu traités, ou en tout cas originaux dans leur traitement. La vision de la France coloniale de Coup de torchon est aux antipodes du cinéma colonial français, avec des films essentiellement noirs et très cadrés… J’aurais envie de dire que certains films se fondent les uns avec les autres ou les uns contre les autres : Des Enfants gâtés a l’air d’être opposé au Juge et l’assassin alors que c’est le contraire - peut-être d’ailleurs de manière un peu trop théorique, ce qui fait qu’il n’est pas totalement réussi.

Des Enfants gâtés, dans lequel est annoncé La Mort en direct !

Oui, ce qui prouve que j’ai mis plus de trois ans à le monter. Je l’avais en tête, mais la production a été tellement difficile, jusqu’à ce que je trouve ce producteur libanais, Gabriel Boustani, une personnalité curieuse aux pratiques assez bizarres. Mais je pourrais aussi parler de la nature, de l’utilisation des décors, des paysages et des lieux. L’Ardèche et l’Afrique, par exemple, ne me semblent pas mal filmées, en tout cas de façon pas convenue. Et puis aussi du plaisir d’être avec les acteurs. La liberté de travailler avec eux. Brialy, Huppert, Noiret dans Le Juge et l’assassin… mais tous les acteurs de Coup de torchon sont exceptionnels… Stéphane Audran, par exemple, dont je me suis aperçu il n’y a pas si longtemps qu’elle se souvenait encore par cœur de plusieurs dialogues du film ! Voilà, finalement, ce que je pourrais dire sur mon cinéma…

Remerciements à Bertrand Tavernier et à Philippe Chevassu (Tamasa)

Par Antoine Royer - le 30 janvier 2013