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Tops de la rédaction

Sur le prélude du Tristan und Isolde de Richard Wagner, des images au ralenti décrivent une atmosphère de fin du monde dans le parc majestueux d’un golf de prestige, tandis qu’une mystérieuse planète nommée Melancholia s’approche dangereusement de la Terre. Sous l’augure de ces images splendides et intrigantes, nous sont présentés les destins de deux sœurs que tout oppose. L’une, blonde, Justine, doit se marier mais n’arrive pas à forcer son bonheur - au contraire, elle semble, au cours de ce qui devrait être la « plus belle soirée de sa vie », progressivement gagnée par une insondable tristesse. L’autre, Claire, brune, a parfaitement tout organisé et s’agace de l’inconstance de sa sœur - mais est à son tour rongée par l’angoisse lorsque la mystérieuse Melancholia vient à se faire menaçante. Structuré en deux parties consacrées à chacune d’elle, Melancholia repose tout entier sur cette composition dichotomique, entre opposition et échos : foisonnante, remplie par la foule des convives, essentiellement nocturne, la première partie semble tout à fait différer de la seconde, qui se limite aux quatre membres de la famille et s’avère plus lumineuse. Pour autant, c’est bien de leurs résonances mutuelles que chacune de ces deux parties s’alimente ; Justine et Claire ont tour à tour peur, mais pas de la même chose, et l’on repense à la prime assurance de Claire face à la sérénité recouvrée de Justine dans la dernière partie : ainsi, si l’une incarne un système de vie contemporain, rationnel, pragmatique, responsable, obnubilé par la réussite sociale et l’argent, l’autre représente tout l’inverse, un refus du conformisme autant qu’une forme de compréhension plus intuitive, quasi-mystique, des choses. D’une certaine manière, Claire est sur Terre quand Justine est Melancholia, cet astre inconnu à la trajectoire imprévisible. Fondamentalement, on comprend assez bien de quel côté incline Lars Von Trier, notamment dans sa description amusée - et souvent amusante - des mesquineries, des mensonges, des rancœurs et des hypocrisies qui s’affirment lors du banquet nuptial (qui fait inévitablement penser à Festen) : si celle-ci est moins manifeste - et donc plus supportable - que dans certaines de ses œuvres précédentes, la vision de l’humanité développée par Von Trier de film en film demeure extrêmement sombre et cinglante, dépourvue d’espoir ou de compassion. Pour autant, et malgré les autres habituels défauts du style Von Trier (une caméra nauséeuse et des mises au point incertaines ; quelques méchancetés gratuites ; un goût certain pour l’ostentation…), Melancholia emporte l’adhésion par sa double puissance symbolique et visuelle : sur le premier point, au-delà de trouvailles visuelles fortes et d’une batterie de références cinématographiques ou picturales plus ou moins affirmées, le film demeure tout du long positivement étrange, ménageant notamment l’incertitude sur la nature même de la seconde partie (pour résumer : certaines séquences du prologue figurent dans cette partie, d’autres pas, et d’autres ne peuvent manifestement pas y figurer ; Von Trier brouille ainsi la chronologie et la topologie de son cadre, comme s’il s’agissait d’une construction abstraite). Sur le deuxième point, indéniablement, le si antipathique cinéaste danois demeure un concepteur d’images hors normes, ainsi qu’un formidable directeur de comédien(ne)s ; car, finalement, que serait Melancholia sans le visage tourmenté, déformé par les sanglots, de Charlotte Gainsbourg , et plus encore, sans la présence, noire et lumineuse à la fois, d’une Kirsten Dunst époustouflante ? Lors de la si difficile séquence finale, le cinéaste ne s’y trompe pas, filmant au plus serré leurs visages : c’est de leurs yeux et de nulle autre part que naît la tension inouïe de la scène, jusqu’à un plan ultime où l’élargissement du cadre appelle l’inéluctable explosion. La gageure était assez inattendue, mais Melancholia marquerait presque notre réconciliation avec Lars Von Trier... Antoine Royer

Dans une ferme perdue dans la campagne piémontaise, un homme et sa fille vivent reclus. Ils semblent oubliés du monde et répètent chaque jour les mêmes gestes : un verre de pálinka au réveil, la fille qui aide son père paralysé du bras gauche à s'habiller ou se dévêtir, les deux patates bouillantes mangées sans couverts, l'eau qu'il faut aller chercher au puits, le cheval que l'on attelle à la carriole pour que le père puisse partir à son travail... Un rituel qui semble immuable jusqu'au jour où le cheval refuse d'affronter une tempête qui se déchaîne au-dehors. Ils restent enfermés dans l'unique pièce sombre de la maison, venant tour à tour se planter devant la fenêtre pour observer un paysage vide de toute trace de vie et où le vent ne cesse de hurler. Le lendemain, la tempête n'a pas faibli. Le cheval refuse maintenant de se nourrir, comme si l'animal savait quelque chose que les hommes étaient encore incapables de formuler. Car ce qui va se jouer durant les six jours suivants n'est rien de moins que la fin du monde ... Air du temps ? Rarement une année cinématographique n'aura été à ce point marquée par des images d'apocalypse, de Melancholia de Lars Von Trier à Goodbye, Mister Christie de Phil Mulloy en passant par Take Shelter de Jeff Nichols. Avec Le Cheval de Turin, Béla Tarr filme lui aussi la fin de toute existence terrestre mais sous la forme d'une "genèse à l'envers". Le cinéma de Tarr est hanté par la question de Dieu ; et si le film ne nous invite pas à l'instar d'un Terrence Malick à contempler des visions de l'Au-delà, si comme chez Von Trier l'Humanité s'éteint sans que ne soit évoquée une possible transcendance, la disparition du monde en sept jours sous entend qu'il y a bien eu au départ une création y faisant écho. Mais plutôt que de croyance religieuse, il s'agit plutôt chez le cinéaste d'une croyance en un cycle. Tarr construit ses films sur des formes circulaires et sur cette idée que l'énergie apparaît, grandit avant de tout naturellement se dissiper. Le fait même qu'il annonce achever sa carrière de cinéaste avec ce film est une manière pour lui de refermer son œuvre sur elle-même. Où comment une vision du monde rejoint en tout points une vision de cinéma... Béla Tarr nous plonge donc dans les derniers jours du monde, mais en plantant sa caméra au cœur d'une fermette isolée. L'extérieur se réduit au passage d'un voisin venu acheter de l'alcool et à une troupe de Tziganes qui semblent fuir la ville et s'arrêtent prendre de l'eau au puits. Le père et la fille bravent bien un jour la tempête pou essayer de gagner la ville, mais nous ne saurons rien de ce qu'il y ont vu, ni même s'ils ont réussi à l'atteindre. On reste ainsi à leurs côtés, coupés du reste du monde, plongés dans un espace éteint où l'humanité est réduite à sa plus simple expression. Les visages mutiques, la vie qui se réduit à quelques gestes... il n'y a plus de sentiments lisibles sur ces visages, plus de mots qui s'échangent. Et cette fin du monde qui se profile, n'est finalement que l'extension de cette humanité déjà fossilisée. La puissance de la mise en scène fait que l'on est dès les premières images (un longue séquence où la caméra suit l'attelage dans la tempête) immergés dans le monde de ces deux êtres. Tarr créé un espace filmique où tout émane du couple de personnages. Ainsi, la musique répétitive de Mihaly Vig qui ponctue le film à intervalles réguliers semble surgir de l'intérieur de l'homme : elle est extra-diégétique, mais pourtant elle semble diégétique en cela qu'elle est une extériorisation directe des pensées du personnage. On pénètre ainsi l'univers aussi mental que physique de cet homme et de sa fille par cette musique, mais également par tous les moyens dont le cinéaste dispose : la durée des plans (le film est composé de trente plans de cinq minutes chacun), les mouvements de caméra, les répétitions des mêmes motifs... On pourrait s'ennuyer à mourir, mais de manière presque magique on entre dans le film et on l'habite totalement. Si l'on accepte cette proposition de cinéma, on se met à vivre le film de l'intérieur, de manière quasi physique. Béla Tarr a une vision quasi mystique de son art. Vision qui s'incarne de manière admirable dans le film lorsque la fin du monde approche et qu'il devient impossible d'allumer une lumière, comme si le concept même de lumière avait disparu. Il n'y a plus aucune clarté au dehors et les lampes à pétrole ne brûlent plus, mais après avoir été plongée un temps dans le noir, l'image s'éclaire de l'intérieur, comme si la puissance du cinéma permettait de combattre la nuit, d'insuffler encore de la vie là où il n'y en a presque plus. Un final bouleversant, où le vivant et le mort se mêlent (les personnages sont comme des statues), un final que seul l'art cinématographique permet d'imaginer. Comme Lars Von Trier qui construit son Melancholia autour d'une séquence finale qui ne peut advenir que par le dispositif cinématographique de la salle de cinéma, Béla Tarr construit son ultime œuvre autour de cette séquence qui restera comme l'une des plus impressionnantes qu'il nous ait été donné de voir. Une image terrible et définitive qui sonne comme l'admirable et inoubliable adieu d'un géant du cinéma. Olivier Bitoun

Le Vatican, de nos jours : tandis que les fidèles affluent par milliers Place Saint-Pierre, le Conclave s’enferme dans la Chapelle Sixtine pour procéder à l’élection du nouveau Souverain Pontife. Aucun favori ne parvient toutefois à rallier suffisamment de suffrages, et à la surprise générale - et en particulier celle du principal concerné - c’est après plusieurs tours un "outsider", le cardinal Melville, qui est élu. Mais alors que celui-ci se dirige vers le balcon pour la traditionnelle bénédiction des fidèles, l’angoisse l’étreint et il recule. Un psychanalyste est alors appelé d’urgence pour aider le nouveau guide de l’Eglise catholique à assumer ses nouvelles fonctions. La religion comme la psychanalyse font, depuis ses débuts, partie des obsessions de Nanni Moretti ; il était donc en quelque sorte naturel que l’indispensable cinéaste italien finisse par élaborer cette histoire d’un pape en proie au doute et à la crise de foi. Pour autant, la tendance récente de son cinéma vers l’ironie ou la férocité - ainsi que les échos faisant état du refus des autorités vaticanes de le laisser tourner dans l’enceinte de la Cité suite à la lecture de son scénario - nous avait a priori laissé imaginer une charge brutale et/ou une comédie mordante sur les arcanes du pouvoir religieux. C’était sous-estimer Moretti, qui livre ici un film bien plus subtil et complexe que cela : si l’on y rit parfois de bon cœur, l’humour ou la fantaisie du film (qui voit par exemple les plus éminents cardinaux se livrer à un tournoi de volleyball, en écho au match de football en soutane de La Messe est finie ou au waterpolo existentiel de Palombella Rossa) viennent surtout servir de révélateurs à l’humanité des protagonistes et à leur besoin de se retrouver. L’histoire de ce pape, c’est celle d’un homme qui aura "occupé une fonction" avant de penser à vivre, et à qui il reste subitement tout à redécouvrir ; et alors que le fuyard repense à sa carrière manquée de comédien de théâtre, on découvre au sein du Vatican un groupe de cardinaux semblables à de jeunes chenapans espiègles et inexpérimentés, que l’on surprend à essayer de copier sur leur voisin, à qui l’on doit expliquer le moindre sous-entendu, qui tapent dans leurs mains et réapprennent à s’amuser ensemble dans leur cour de récré… comme pour souligner la flagrante inadéquation au monde moderne d’une Église à ce point centrée sur un protocole vide de sens qu’elle en a oublié de regarder, dehors, la vie continuer d’avancer. Mais plus globalement, Habemus Papam enthousiasme par la manière dont il entremêle ses différentes histoires pour les mettre en perspective les unes avec les autres : dans un constat global de grande solitude collective, le film révèle à quel point tout est, comme au théâtre, affaire de représentation. Du Saint-Père à qui on ne demande finalement de n’être qu’une silhouette derrière un rideau à ce psychanalyste obnubilé par sa réputation ; de sa collègue réduisant tous les cas à un diagnostic tout prêt (la "carence de soins") à ce journaliste de télévision captivant ses téléspectateurs par son sens de la formule ; tous semblent n’exister que par ce qu’ils tâchent de paraître… et le principal tort du nouveau pape est finalement de ne plus arriver à croire à cette mascarade partagée. Bien plus empreinte de solennité qu’il n’y paraissait de prime abord, la fausse-comédie se transforme en un vrai drame existentialiste, poignant tout en n’étant jamais appuyé, porté tout entier par l’hébétude magistrale d’un Michel Piccoli admirable de justesse et sobriété. Avec ce ton singulier propre au cinéaste, entre la fraîcheur et la gravité, Habemus Papam louvoie entre les divers écueils de son sujet, et s’avère au final une sacrée réussite... Antoine Royer

Un guerrier du désert est arrêté par des soldats américains et déporté dans un camp militaire situé quelque part dans un pays de l'Est. Après avoir été violemment interrogé, il prend place dans un convoi de prisonniers. Le véhicule qui le transporte dérape sur le verglas et termine sa course dans un ravin. Le guerrier parvient à prendre la fuite dans la forêt enneigée, bientôt pris en chasse par les forces armées... Jerzy Skolimowski est un cinéaste chez qui action et réflexion participent d'un même mouvement et Essential Killing est particulièrement parlant quant à cette vision physique qu'il a du cinéma. Le cinéaste déclarait à ses débuts craindre qu'on le « soupçonne d'avoir quelque chose en commun avec Antonioni » et, de fait, il fuit constamment la lenteur artificielle, par peur d'ennuyer le spectateur mais surtout par méfiance envers ce qui se révèle être bien souvent une pose "auteurisante", la lenteur devenant un outil d'opposition facile au cinéma dit "mainstream". Essential Killing se pose donc comme un film d'action ininterrompu qui, en resserrant son récit sur une simple chasse à l'homme (comme si le cinéaste étirait sur la durée d'un long métrage le final du Rambo de Ted Kotcheff), propose une version épurée et presque abstraite du genre. L'idée du film naît chez Skolimowski depuis sa retraite dans les forêts de Mazurie en Pologne, où il est revenu s'installer après son long séjour aux États-Unis. Près de chez lui se trouverait - c'est la rumeur - un aéroport secret utilisé par les Américains. Un soir, il manque de glisser avec sa voiture dans un fossé et c'est de la collision entre ce incident et cette rumeur que naît l'image d'un prisonnier échappant à ses geôliers et tentant de survivre dans une environnement aride et glacé. Le principal pari du film est l'incarnation de cet homme et Skolimowski a eu la chance de collaborer avec Vincent Gallo. Complètement possédé par son personnage durant le tournage, le comédien considère chaque personne sur le plateau comme un ennemi potentiel et entre dans des crises folles lorsqu'on ne lui a pas donné assez de fourmis à manger. Le tournage est particulièrement tendu, difficile (quarante-deux jours d'extérieurs par des températures extrêmes), épuisant, et ce douloureux enfantement se ressent et dans le corps de l'acteur (qui obtient pour l'occasion un prix mérité d'interprétation à Venise) et dans le film tout entier. Celui-ci est tourné caméra à l'épaule, un cadreur très physique accompagnant Gallo dans sa coure épuisante contre ses poursuivants et dans sa lutte contre le froid et la faim. On est toujours près de son corps, on ressent de plein fouet sa douleur, et la fatigue qui s'empare de lui contamine un film qui suit son cheminement, de la fureur et la peur vers une forme de stase et d'abandon. On retrouve dans Essential Killing cette façon dont Jerzy Skolimowski construit ses films en se fiant à son instinct et non en se reposant sur une longue maturation. Il ne travaille pas minutieusement ses récits, ne pense pas sa mise en scène en amont mais se laisse au contraire guidé par ses intuitions. Skolimowski ne veut pas démontrer quelque chose au spectateur, il préfère les égarer et cette façon de fabriquer ses films répond à cette vision du cinéma. Ceux-ci abondent de signes et Skolimowski évite sciemment de les trier, de les cataloguer, de les arranger, refusant de se comporter comme guide envers le spectateur. Ainsi, dans Essential Killing, il est question d'un désert qui pourrait être aussi bien l'Afghanistan, l'Irak ou la frontière du Pakistan, d'un camp de prisonniers qui pourrait être celui de Guantánamo mais qui n'est jamais nommé, d'un guerrier qui pourrait être un Taliban mais qui est incarné par un acteur américain (qui plus est conservateur et farouche défenseur de l'intervention américaine en Irak)... Skolimowski a toujours ce souci de ne pas rendre évident et limpide ce qu'il donne à voir au spectateur. Il brouille les pistes, comme lorsqu'il montre un guerrier musulman suivre un véritable chemin de croix : le cinéaste utilise en effet tout un bréviaire religieux (le physique christique de Gallo, une montagne qu'il gravit avec peine et qui pourrait être une réminiscence du Golgotha, une figure féminine silencieuse qui rappelle forcément Marie, un berceau...) mais avec ironie, en en détournant le sens. Tout comme il détourne les codes du cinéma d'action américain (le western et le survival en tête), non en s'opposant à eux par la lenteur, mais en les anamorphosant jusqu'à un quasi point de rupture. Pour Skokimowski, « le cinéma est par excellence l'art qui touche les sens et non le cerveau » et le son participe chez lui tout autant que l'image à créer cet "empire des sens". Il travaille donc les ambiances comme un musicien, créant un environnement sonore hypnotique et immersif à partir des bruits de la nature et de quelques éléments musicaux épars. Une ambiance à laquelle le spectateur est rendu particulièrement sensible par l'absence de dialogues. Skolimowski n'aime pas les dialogues, il ne les écrit que rarement et laisse ses acteurs improviser. Souvent il les rend inaudibles, soit en les étouffant soit en faisant intervenir des bruits parasites ou encore comme dans Travail au noir en décidant de ne pas sous-titrer les ouvriers polonais. Pour lui, le cinéma c'est uniquement le "moving images" et les dialogues sont un piège dans lequel tombent selon lui la majorité des productions. L'absence de dialogue permet d'éviter le naturalisme, focalise l'attention du spectateur sur les corps, les gestes, et rend plus ambigu ce qui se déroule à l'écran. Débarrassé de la mécanique d'un scénario huilé, d'un contexte historique ou politique précis, de dialogues explicatifs, Essential Killing devient une pure expérience de cinéma. Tout est ici question de rythme, de cadre, d'enchaînement de plans, de point de vue... façon pour le cinéaste d'éprouver la capacité du cinéma à encore créer une forme de fascination primitive. Comme si en suivant le parcours d'un homme qui devient un animal, il faisait suivre le même mouvement à un art qui a tendance parfois à confondre prouesses technologiques et mise en scène. Essential Killing, proposition de cinéma radicale qui déroutera certains spectateurs, raconte de manière puissante et admirable comment la guerre - et plus largement le désespoir - peut rabaisser l'humain au stade animal. Un film qui met en images une altérité impossible. Le héros du film ne cesse ainsi d'être confronté à un environnement sur lequel il n'a plus aucune prise, qu'il soit humain ou naturel : d'abord interrogé par des hommes qui ne parlent pas sa langue - qui plus est alors qu'il a été rendu sourd par une explosion - il est ensuite plongé dans une territoire glacé alors qu'il n'a jusqu'ici connu que le désert. Il est réduit à être l'intrus, le corps étranger, l'ennemi, la proie, l'autre. Il y a du Herzog dans cet vision d'un monde aussi magnifique qu'inhospitalier, d'une nature insensible aux drames des hommes, d'une humanité en souffrance, perdue, déboussolée et qui n'a pas sa place sur Terre. Hypnotique, poétique, aride et brut, Essential Killing est bien l'une des plus éclatantes réussites du cinéaste. Olivier Bitoun


Alain et Vincent aiment se retrouver pour discuter cinéma, politique ou cuisine. Un jour, Alain se propose de devenir Président de la République, et demande alors à Vincent s’il veut bien devenir son Premier ministre. Le tout en se filmant en permanence. Durant les premières minutes de Pater, on se demande un peu à quel type d’objet cinématographique on a bien affaire, tant les frontières déjà habituellement poreuses entre documentaire et fiction sont ici joyeusement détournées. Et puis, progressivement, on arrête de se demander si Vincent Lindon est Vincent Lindon ou le Premier ministre, ou si Vincent Lindon en train de jouer un Premier ministre ou… pour comprendre que l’idée fondamentale dans ce projet est bien avant tout celle du jeu. Et l'on se met alors à observer un cinéaste bientôt octogénaire et un comédien n’ayant plus grand-chose à prouver s’adonner à ce plaisir ludique de cour de récré : « Et si on dirait que je serais le Président et que toi tu serais le Premier ministre » ! Évidemment ceux qui s’attendaient, compte tenu du postulat initial, à une réflexion politique autour du rôle de nos hommes d’État seront frustrés par la faible teneur "idéologique" du projet (cet aspect-là se contente de tourner autour de la question de l’instauration par la loi d’un salaire maximal), mais les autres auront de quoi jubiler face au rafraîchissant plaisir enfantin dégagé par les deux protagonistes principaux de ce drôle de film (d’autres "acteurs" interviennent ponctuellement, sans que l’on sache d’ailleurs pour certains à quoi ils servent !). Il faut voir Alain Cavalier, les yeux pétillant de malice, venir proposer sa nouvelle péripétie à Vincent Lindon et celui-ci contenir le fou rire qui monte, pour saisir dans quelle mesure le jeu et l’artifice servent parfois de révélateurs au vrai. Car Pater n’est évidemment pas que le délire régressif de deux adultes à la poursuite de leur enfance, et c’est justement lorsque le film affirme la conscience de sa nature indécise, confuse, qu’il touche à une singulière beauté. A travers les relations entre le cinéaste et son comédien, entre le Président et le Premier ministre, entre le vieux et le jeune, Pater tisse un réseau de filiations, interrogeant le lien entre les choses autant que le temps qui passe. Ainsi, s’observant dans un miroir, le cinéaste décide de se faire opérer d’un début de goitre qui lui rappelle trop la figure de son propre père (la démarche, récurrente chez Cavalier, rappelle également Agnès Varda filmant ses taches de vieillesse avec une émotion tremblotante). Et ce flambeau qu’il transmet, dans la partie finale, à son Premier ministre ressemble également à un passage de génération et vient interroger le rapport du cinéaste à son acteur : filme-t-on ce qu’on désirerait être et que l’on n’est pas ou plus ? Alors, dans un acte final bouleversant de complicité, Vincent Lindon et Alain Cavalier réinventent le champ/contrechamp. Simple et lumineux. Antoine Royer

Voilà est un beau western qui confirme l'immense talent de Kelly Reichardt, cinéaste qui mêle de film en film une réflexion à la fois sur le statut des femmes et les mythologies de la frontière et des pionniers américains. Après avoir donné à Michelle Willams le rôle d'une "hobo" à la croisée des chemins dans l'attachant Wendy et Lucy, elle trimballe cette fois son actrice fétiche à travers l'Oregon désertique en 1845. Avec quelques colons, la jeune femme traverse l'immensité d'un territoire inexploré où ils se perdent et cherchent désespérément, littéralement et métaphoriquement un oasis, voire un arbre de vie. Reichardt a le don d'exprimer avec évidence la solitude, la peur et ainsi la petitesse, la vulnérabilité de ces hommes et de ces femmes égarés sur un continent inconnu qui n'a plus du tout l'air d'un quelconque paradis. Elle cadre son film dans un format carré qui laisse deviner le hors champs répétitif, interminable, d'un paysage désertique monotone et sans promesses. Son souci du réalisme, qui s'exprime parfois par quelques plans très longs, rompt définitivement avec quelques imageries trop romantiques du passé. Face à Michelle Williams, un personnage de cowboy à peine de pacotilles incarne théoriquement tout ce contre quoi le film œuvre et trouve sa raison d'être : bavard, hâbleur, fabulateur, couard, barbare et raciste. Il est l'inverse de La Dernière piste, l'exact opposé de ce à quoi aspirent moralement et pour leur Nation son héroïne et sa cinéaste. Néanmoins, un sur-cadrage symbolique, une manière parfois un peu trop zélée de faire dire le sens des choses - notamment dans la partie indienne - inscrivent trop ce western dans notre époque, donnant l'impression que Reichardt regarde le monde de son héroïne avec des yeux trop modernes. Ainsi l'histoire de la pensée libérale se fait trop entendre, ne rendant pas forces et évidences à chacun des gestes. Cet excès d'intentions, d'ambitions louables surcharge le film qui lorgne vers le didactisme d'une réflexion très construite sur l'altérité. La fin abrupte, sèche fera sans doute jaser. Kelly Reichardt a sans doute voulu laisser la place au spectateur de faire son choix pour qu'il découvre lui-même et en toute honnêteté son propre rapport à l'autre et à l'indétermination de la vie. Malheureusement, la fiction tournant court, ce final reste théorique et frustrant, ne réussissant pas à distiller une quelconque émotion quant à l'avenir de fantômes du passé laissés errant sur la piste de leurs destinées. C'est dommage. La théorie manquant ainsi - et on voudrait dire une fois de plus - de faire de La Dernière piste l'immense western qu'il aurait dû être. Frédéric Mercier

1937 : durant la guerre civile espagnole, les troupes républicaines pénètrent dans un cirque et enrôlent, de force, tous les hommes y travaillant. Parmi eux, le clown auguste s’avère un combattant redoutable, qui décime les combattants nationalistes à coups de machette. Arrêté et sur le point d’être exécuté, il transmet le flambeau à son jeune fils : celui-ci sera à son tour clown, mais il devra également être animé d’une rage de vengeance. Des années plus tard, en 1973 (donc à la fin de l’ère franquiste), le jeune Javier a grandi et il est engagé comme clown blanc dans un cirque. A cause d’une rivalité amoureuse, les fantômes de son passé vont ressurgir… Alex de la Iglesia est une figure à part dans le cinéma espagnol - et même au-delà -, une personnalité entière qui enchaîne les films barrés (Action Mutante, Le Jour de la bête, Perdita Durango, Le Crime farpait…) et les coups d’éclat spectaculaires, comme cette démission en 2011 de la présidence de l’Académie du Cinéma Espagnol pour protester contre une loi sur le téléchargement. Après une coproduction britannique un peu impersonnelle (Crimes à Oxford), Balada Triste marque donc, avec tambour et trompeta, le retour fracassant du réalisateur, plus furieux que jamais, avec une sorte de film-somme cristallisant la plupart de ses obsessions : un humour noir qui, à l’instar de certains de ses compatriotes mais d’une façon singulièrement différente, confronte le monde de l’enfance à la cruauté du monde des adultes ; une violence graphique assumant fièrement ses excès gore ; une référentialité affichée qui emprunte ici volontiers à Tod Browning (presque plus à L’Inconnu, d’ailleurs, qu’à Freaks, auquel les premières séquences font inévitablement penser) ou à Hitchcock ; et une double volonté d’emmener ses personnages au bout du bout de leur folie tout en désarçonnant constamment le spectateur (difficile d’anticiper l’action du film, d’autant que la narration, délibérément décousue, emprunte certains raccourcis qui nuisent à sa cohérence). Face à ce qui tient du bazar d’épouvante de prestige, foisonnant et roboratif, chacun se doit de se faire son opinion, et certains seront comblés de bonheur là où d’autres finiront épuisés. Car à tant brasser et à entretenir savamment une sorte d’hystérie permanente, Alex de la Iglesia cherche autant à combler son spectateur avide de sensations fortes qu’à le malmener, à faire naître chez lui le malaise et la réflexion - en ce sens, oui, son film tient de l’acte politique. A titre personnel, on se doit d’avouer que le cinéaste a probablement accompli ici son travail formel le plus impressionnant, mais qu’au-delà de certains éléments culturels spécifiquement espagnols qui nous auront fait défaut dans la compréhension du film, ce voyage un peu longuet (en supprimant quelques idées superflues voire carrément navrantes, le film aurait pu perdre son quart d’heure de trop) dans le tambour d’une essoreuse nous aura laissé sur les rotules… Mais après tout, on ne demande pas à un tour en train-fantôme de nous laisser indemne... Antoine Royer

Depuis son premier long métrage au titre programmatique, Quelque chose d’organique (1998), Bertrand Bonello n’a eu de cesse de confirmer sa préoccupation pour la question cinématographique du corps, dans son identité comme dans ses transformations : c’est ainsi qu’il avait déjà filmé une prostituée dans Tiresia, relecture du mythe grec dans les recoins sombres du Bois de Boulogne, ainsi que d’autres types de "travailleuses du sexe" dans Le Pornographe, en 2001. Changement d’époque - même si une séquence finale vient créer un drôle d’écho contemporain - avec L’Apollonide, qui suit donc le quotidien dans la maison close du même nom d’une douzaine de lucioles, au crépuscule du XIXème siècle. D’emblée, on est saisi par la beauté plastique du film, par le soin apporté aux décors ou aux tenues comme par la photographie veloutée de Josée Deshaies (compagne et fidèle collaboratrice du cinéaste), sans pour autant que le film ne se limite à une suite de tableaux désincarnés ou à un bréviaire complaisant d’images érotiques : s’il est bien question de chair dans le film, celle-ci n’est jamais réduite à sa seule dimension d’objet de désir. De la même manière, les prostituées ne nous apparaitront jamais cantonnées à des "idiotes au cerveau rabougries", "semblables aux criminels", comme elles sont décrites dans un traité de physionomie parcouru par l’une d’entre elles, et l’incarnation profonde de L’Apollonide vient bien de cette façon bienveillante et équilibrée de décrire un groupe de jeunes filles, sans jamais les réduire à leur corps ou à leur fonction. Les plus beaux moments du film sont bien ceux où ces jeunes femmes sont observées dans leur quotidien le plus anodin, discutant autour d’une table, se donnant des conseils de beauté ou d’hygiène, ou encore s’amusant dans le décor bucolique d’un étang… Ce qui frappe dans L’Apollonide, c’est bien cet élan collectif porté par une troupe de jeunes comédiennes impeccables, et l’âme que chacune d’elle parvient, par son élégance ou sa fragilité, à insuffler au projet, au "corps" du film. Évidemment, Bertrand Bonello vient parfois les malmener, notamment le très beau personnage de La Juive, Madeleine, confrontée à la violence ou à la perversité des hommes (la figure de la mutilation restant une récurrence chez Bonello) - mais par une construction narrative habile, profondément empreinte de musicalité, le film conserve tout du long une fluidité et une énergie qui pouvaient, ponctuellement, faire défaut aux œuvres précédentes du cinéaste. De la même manière, le film semble en partie débarrassé, sinon de cérébralité, au moins des réflexes de "pose" un peu auteurisante qui pouvaient parfois plomber les travaux antérieurs de Bonello : à notre sens l’une de ses plus belles réussites à ce jour, ces "souvenirs de la maison close" distillent un beau parfum, froid mais sensible, de volupté et de nostalgie. Antoine Royer

Cory vient de décéder à l'âge de 24 ans d'une overdose. Un cinéaste suit ses proches, les interroge sur le jeune homme, sur leur vie dans ce quartier périphérique de Baltimore. On rencontre le frère de Cory au cours d'une partie de paintball, un groupe de copines qui tuent le temps dans une petite chambre d'ado, un tatoueur qui fait office de dealer, les amis du jeune disparu qui se regroupent à l'occasion d'une baignade ou d'un karaoké organisé après les funérailles... Petit à petit se dessine le portrait sensible et juste d'une communauté, d'une ville... Matt Porterfield plante sa caméra dans une "suburb" de Baltimore et nous livre avec Putty Hill un étrange objet qui travaille sur la friction entre la fiction et le documentaire. Porterfield avait déjà filmé sa ville dans Hamilton et il préparait son second long métrage de fiction - Metal Gods - lorsque la production a subitement dû être arrêtée à quelques semaines du tournage suite à la désertion des financiers. Le casting étant fait (il avait rencontré une centaine de jeunes pour ce projet autour du heavy metal), ainsi que les repérages, et le jeune cinéaste décide de tourner un tout autre film avec les quelques sous qui lui restent. Il contacte certains des acteurs repérés pour son film avorté et met en place un dispositif très simple : il leur donne le CV d'un adolescent imaginaire (Cory donc) et leur demande d'improviser des histoires autour de lui. En préparant Metal Gods, Porterfield a noué des liens profonds avec ses interprètes et il a une totale confiance dans leur capacité à improviser autour de ce simple canevas. Et, effectivement, le dispositif fonctionne à merveille et donne naissance à une prise de parole incroyable de la part des interprètes. Bien sûr, on n'apprend rien sur Cory mais l'intérêt n'est pas là, pas dans cette part fictionnelle du film. Cory n'est qu'un personnage imaginaire qui permet aux acteurs d'exprimer leur rapport à la société et, plus largement, de raconter comment ils font avec la vie. C'est une émotion sincère qui se dégage d'eux alors qu'ils se mettent à nu devant le cinéaste et tout cet aspect documentaire, créé grâce à la fiction, fait de Putty Hill l'un des portraits les plus saisissants et riches de l'Amérique (ou d'une certaine Amérique) qu'il nous ait été donné de voir sur un écran ces dernières années. Ce dispositif consistant à insérer régulièrement ces entretiens à des bribes de fiction nous immerge totalement dans la vie de ce quartier. On n'est pas dans le centre de Baltimore, celui multiracial de The Wire, mais dans une banlieue middle class majoritairement habitée par des Blancs. C'est d'ailleurs en s'enrichissant des images de la série de Simon et Burns que l'on parvient à se faire une idée de cette ville composite, construite sur des mini quartiers isolés et fermés, parfois seulement séparés par une rue qui est comme un mur infranchissable. Porterfield s'attache à l'un de ces quartiers tout en nous donnant les clefs qui nous permettent de saisir le contexte général de la ville et, plus largement encore, de la société américaine. Porterfield regarde comment les générations s'imbriquent, ce qui soude les jeunes, ce qui fabrique du commun. Il y a dans cette fantastique description d'une communauté à la fois la force du groupe et la solitude, les familles décomposées et les bandes d'amis, les tensions et la solidarité. Il nous immerge dans cette société "white trash", classe populaire blanche qui vit dans le souvenir d'une grandeur depuis longtemps disparue suite à la paupérisation de la ville. Il filme une Amérique à la dérive mais aussi tout ce qui continue à rattacher ce peuple aux grandes idées fondatrices de leur nation. On partage le désarroi de ces hommes et de ces femmes qui croient encore quelque part à ce grand rêve américain mais qui se débattent comme ils peuvent avec une société en lambeaux. Il y a la misère, la drogue, le chômage, la violence... mais ces éléments ne prennent pas le dessus sur les trajectoire de vies que Porterfield nous invite à suivre. Nul pathos ici ou complaisance, mais un regard vrai, frontal et plein d'humanité qui rappelle - le dispositif aidant - le cinéma de Robert Kramer. Le rythme lent du film nous permet de partager le désœuvrement de ces personnages qui s'échinent à trouver du sens dans un monde en déshérence. Pas de colère ou d'amertume ici, juste une sorte de torpeur qui étreint des jeunes qui n'ont plus d'horizon. La douceur du regard de Porterfield, la sourde mélancolie qui recouvre son film participe à donner corps à cette humanité et évite la noirceur qui aurait pu submerger un tel projet. C'est par l'attention constante aux lieux, aux corps et aux mots que Portefield construit son film. C'est en filmant un parc de skate, un parking de mall, une balade dans les sous-bois, une baignade dans un ruisseau, en s'attachant aux intérieurs, en montrant comment les personnages bougent, s'habillent, se parlent, en observant ce qu'ils écoutent... bref par des petites choses que le cinéaste nous plonge corps et âme (on parle beaucoup de spiritualité) dans ce bout d'Americana. Tourné en douze jours, bouclé en à peine quatre mois, Putty Hill est un film guérilla qui repose sur le besoin du cinéaste et des acteurs de tourner, sur une énergie créatrice presque brute. Un vrai film indépendant en somme ; et ce sont d'ailleurs mille chansons, mille images liées à ce mouvement qui surgissent et enrichissent encore ce magnifique portrait d'une certaine Amérique. Olivier Bitoun

Dès la petite enfance, Mattia et Alice se sont reconnus. Mattia est un élève surdoué et renfermé, qui conjure le traumatisme de la disparition de sa petite sœur en s'auto-mutilant. Quant à Alice, poussée par un père tyrannique, elle s'est brisée la jambe dans un accident de ski. Boiteuse, anorexique, elle est depuis l'objet des moqueries des autres élèves. Marqués dans leurs corps par ces drames, par la solitude, ils trouvent l'un chez l'autre ce réconfort qu'ils n'espéraient plus. Mais les années passent et leurs chemins se séparent... Dès sa magnifique ouverture - des enfants qui, pour un spectacle de l'école, interprètent une pièce dansée sur une musique "goblinesque" - on comprend que pour filmer ce drame, Salvaro Constanzo a choisi une forme opératique, ample et lyrique. Le choix du Cinémascope, les couleurs éclatantes, la volonté de briser temporellement le récit (quatre époques s'entremêlent : 1984, 1991, 1998 et 2007), la mise en avant de la bande-son (des compositions originales de Mike Patton qui se mêlent à des bribes de Carpenter, des morceaux de pop romantique italienne et des passages de la BO de L'Oiseau au plumage de cristal) : le drame ne se joue pas ici en sourdine, à pas feutrés, mais se déploie dans le baroque et l'excès. Constanzo ne fait jamais dans le dolorisme, mais puise dans l'imagerie du giallo une puissance d'évocation qui lui permet de nous faire pénétrer dans la psyché torturée de ses deux héros. Une approche viscérale et totalement cinématographique qui lui permet de s'affranchir du poids de l'adaptation du roman d'un jeune écrivain italien (Paolo Giordano) devenu best-seller dans son pays. Pour décrire ces vies fracassées, Constanzo brise donc la chronologie temporelle, nous faisant d'abord découvrir les effets qu'ont eu les traumas enfantins sur Mattia et Alice avant de nous révéler de quoi il retournait vraiment. Une mécanique qui permet de cerner comment un drame originel peut conditionner tout une vie, un agencement des séquences qui nous place au plus près la douleur des personnages et qui maintient tout au long du film un incroyable suspense. Ainsi, lorsque vient le temps des révélations, le double climax (une merveille de construction, qui raconte dans un même mouvement les deux traumas initiaux) atteint une intensité émotionnelle rare car on sait que par la suite il n'y aura plus pour Mattia et Alice que douleur et solitude. Constanzo sait d'où vient son cinéma mais il ne fait pas dans la citation stérile, toutes ces influences faisant sens, rendant cohérent un film complexe qui aurait pu aisément tomber dans l'afféterie. Ainsi, tout ce qui tourne autour de l'incapacité de Mattia et Alice à communiquer avec l'extérieur (les liens qu'ils entretiennent avec les amis ou la famille sont constamment faussés, soit par une impossibilité de dire la vérité, soit par une incompréhension profonde de leur entourage) fait écho au cinéma d'Antonioni, et De Palma s'invite lors d'une séquence de vestiaire qui rappelle l'ouverture de Carrie. La référence majeure de Constanzo reste Dario Argento, mais le cinéaste ne fait pas dans le néo-giallo, il utilise le langage du genre pour donner une intensité, une expressivité quasi expressionniste à son mélodrame. Chaque situation, citation trouve sa place juste et le récit avance, implacable, jusqu'à son terrible dénouement. Le film repose également beaucoup sur ses deux interprètes, Alba Rohrwacher et Luca Marinelli, sur la façon dont ils incarnent dans leur corps la douleur de leurs personnages et rendent crédible le passage du temps. La musique a aussi un rôle primordial, accompagnant et transcendant chaque séquence, chaque image, jusqu'à une dernière partie où elle disparaît, renforçant par là le sentiment de douleur et de désespoir qui nous étreint. La Solitude des nombres premiers est un film aussi beau qu'éprouvant, aussi bouleversant qu'inquiétant, qui nous fait encore croire en une possible renaissance de ce cinéma italien que l'on aime tant. Olivier Bitoun

Le Gars (impressionnant David Dewaele) est un vagabond. Il erre sur la Côte d'Opale, vivant dans une cabane au bord de la plage à la manière d'un ermite. Il possède des dons d'exorciste qu'il met en pratique contre quelques offrandes. Elle (Alexandra Lemâtre) le suit partout et c'est vers lui qu'elle se tourne lorsque son père la bat - ou la violente - une fois de trop. Le Gars lui règle son compte d'un coup de fusil... Bruno Dumont fait partie de cette lignée de cinéastes comme Tarkovski, Bresson, Tarr ou aujourd'hui Naomi Kawase, qui voient en la mise en scène cinématographique une quête de la grâce. En cinq films, il n'a cessé de sillonner ce chemin et Hors Satan est une forme d'aboutissement - à défaut peut-être d'être un accomplissement - de cette quête. C'est le plus épuré de tous les films du cinéaste. Dumont ne cesse de retrancher pour atteindre le cœur de ce qu'il attend de son art. Comme à l'accoutumée, il n'y a aucune psychologie des personnages. S'il demeurait ça et là un lointain fond sociologique dans certains de ses films (essentiellement dans son premier, La Vie de Jésus, très vaguement dans Flandres), il se détache complètement ici de tout ancrage dans le monde contemporain. Enfin, il fuit le sujet jusqu'à ne plus avoir qu'un fil ténu faisant office de ligne dramatique. Tous ces éléments font que l'on a l'impression d'assister à un film se déroulant au Moyen Âge (l'histoire, les paysages... tout nous y fait penser malgré la présence de quelques éléments modernes), un film primitif, un cinéma qui parvient encore à s'enivrer de sa propre puissance d'évocation. La démarche de Bruno Dumont est on ne peut plus explicite ici : il s'agit pour lui de dépouiller son film afin de n'avoir plus à se poser que des questions de mise en scène, d'espace, de corps et de visages. L'intrigue n'est plus qu'une excuse, le projet étant tout d'abord de filmer un paysage, de nous y immerger. On parcourt ainsi aux côtés des personnages une petite trentaine de kilomètres carrés, toujours à pied, au ras de la terre (jamais la caméra ne s'élève au-dessus des paysages et des hommes). Ce que Dumont recherche, c'est d'abord nous faire partager l'expérience de ce paysage et il y parvient de manière magistrale. Parcourir un champ au lever du jour, franchir une barrière, s'enfoncer dans un marécage... chaque fois qu'il filme un espace, une micro action, il parvient à nous les restituer sous une forme pure, originelle. C'est ainsi qu'un taillis devient mystérieux, inquiétant comme il peut l'être lorsque l'on se promène seul dans un sous-bois. Le cinéma ne s'arrête jamais sur ces détails, alors qu'il est peut-être le seul art à être capable d'en restituer la force primitive. Lorsque l'on se promène, on est saisis par des détails de la nature - le bruit du vent sur les feuilles, un talus un peu sombre où l'on sent que quelque chose est tapi - et c'est cette attention presque animale que l'on retrouve à la vision du film. Pour atteindre cela, Dumont ne fait pas dans le naturalisme, ou alors un "faux naturalisme". Les sons que l'on entend sont tous des sons directs, mais ils n'appartiennent pas forcément à l'image que l'on voit et les échelles de plans visuels et sonores ne raccordent pas toujours. L'image est en scope, imposante, invitant à la contemplation aussi bien des paysages que des visages des acteurs. Lorsqu'il filme le Gars marcher ou faire un geste simple, le cinéaste le fait en contre-plongée, lui donnant la stature d'un personnage de mythe. Cette mise en images qui défie le naturalisme associée à la longueur des plans permet de provoquer la remontée de sensations, de souvenir ancrés en nous. Hors Satan est donc d'abord une expérience sensorielle, sensitive, et Dumont se fait ici moins réflexif qu'il na pu l'être (29 Palms) pour se livrer avant tout à ses intuitions. On ne comprend pas tout au film, aux intentions - si intentions il y a - du cinéaste. On devine simplement que le Gars est un homme qui se situe au-delà de toute morale, qui peut aller aux extrêmes aussi bien de la bonté que de la violence, et ce parfois dans un même mouvement. Dumont requestionne ainsi notre rapport au bien et au mal en nous détachant de toute question morale, en préférant l'émotion et les sensations à la pensée, en ouvrant son film à la contradiction. On devine qu'une fois de plus, après Hadjewich, Dumont prône pour une réappropriation du sacré par l'homme. Ses héros prient, mais ce sont des prières qui sont au-delà de la religion et qui sont destinées à quelque chose de sacré mais qui n'a rien à voir avec un Dieu : la nature, l'art... le cinéma peut-être ? Hors Satan est le film le plus radical de Bruno Dumont et donc le plus proche de sa vision de cinéaste. Il est certainement arrivé au bout de ce mouvement d'épure et il lui faudra après ce film se confronter de nouveau au sujet, au récit, pour éviter le risque de ne plus faire avancer son cinéma. En attendant cette possible et souhaitable évolution de sa carrière, Hors Satan reste une expérience de cinéma rare qu'il faut absolument vivre. Olivier Bitoun

Depuis la naissance de son fils Kevin (interprété adolescent par l'impressionnant Ezra Miller), Eva (Tilda Swinton) vit dans la terreur. Elle comprend très vite que quelque chose cloche lorsque Kevin, tout bébé, passe ses journées à hurler alors qu'il est calme et éveillé lorsqu'il est dans les bras de son père (John C. Reilly). Enfant, il harcèle sa mère, détruisant ce qui compte pour elle et s'arrangeant pour passer pour une victime aux yeux de son père. Adolescent, il devient de plus en plus vicieux et sadique, multipliant les mauvais coups et manipulant son entourage afin que sa mère soit la seule à connaître sa vraie personnalité. Eva, qui ne parvient pas à comprendre d'où vient cette haine qu'il entretient envers les autres et envers elle en particulier, pressent qu'un drame va arriver... La grande force de Lynne Ramsay (cinéaste plutôt rare dont le deuxième long métrage, Morvern Callar, remonte à près de dix ans), c'est de ne jamais statuer sur le mal qui ronge Kevin. On partage les doutes, les questions d'Eva qui ne comprend pas pourquoi son fils est aussi sournois, sadique, dangereux pour elle et pour son entourage. Elle est partagée entre la culpabilité (est-il ainsi car elle ne le désirait pas vraiment ? Son état a-t-il empiré le jour où elle lui a cassé accidentellement un bras ?) et l'idée que le mal est juste là, en lui, dès l'origine. Ramsay, dont l'ambition n'est absolument pas de se livrer à une étude psychologique, ne met pas de nom sur la folie de Kevin. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'étude clinique d'un cas d'autisme ou de schizophrénie, mais de nous faire partager l'intériorité d'Eva qui voit le monde s'écrouler autour d'elle et de mettre en lumière l'hypocrisie d'une société qui ne peut admettre que le mal, la maladie ne soit pas un produit de l'éducation. Car comme une école toujours bien répandue de psy qui met sur le dos de la mère l'autisme de leur enfant (alors même qu'il a été prouvé qu'il s'agit d'un désordre cérébral), c'est forcément Eva qui est fautive. Elle est coupable aux yeux de son mari qui refuse de voir la réalité, qui ne cesse dans un premier temps de se persuader que tout va bien avant de rejeter la faute sur son épouse. Elle est coupable aux yeux de son entourage qui voit en elle une mauvaise mère. Et lorsque le drame advient et que Kevin se mue en meurtrier froid et implacable, le regard des autres se fait encore plus violent et accusateur. Lynne Ramsay ne démontre rien, elle nous plonge dans l'enfer que devient la vie d'Eva. On ne peut que partager sa solitude face à une société qui repousse forcément la faute sur les parents, partager sa peur et sa détresse lorsqu'elle se rend compte qu'elle est prisonnière de l'univers malade de cet enfant sadique, qu'il n'y a nul échappatoire et que chaque jour l'horizon se rétrécit autour d'elle. Le film est construit en trois temps qui sont autant d'étapes dans la vie d'Eva : l'histoire d'amour d'avant la naissance de Kevin, filmée avec force ralentis, effets de pluie et de lumière qui transforment cette période idyllique en fantasme, en rêve ; la descente aux enfers d'Eva, son couple qui se désintègre tandis que la psychose de Kevin monte en puissance ; l'après-drame où Eva essaie de se reconstruire et de vivre sous les regards des autres et avec la culpabilité qui malgré elle lui déchire le cœur. Ramsay manie les couleurs (le rouge, omniprésent), les images symboles (Eva qui ne cesse de se laver les mains pour laver cette faute qu'on lui incombe), multiplie les signes annonciateurs du drame à venir, travaille ses images en les accordant aux mélodies anxiogènes de Johnny Greenwood (Radiohead), fragmente le montage pour rendre compte d'un monde paisible qui vole en éclats. Porté par des interprètes formidables et une mise en scène d'une intelligence et d'une précision de chaque instant, We Need to Talk About Kevin est un film puissant et glaçant qui distille un malaise profond et durable. Olivier Bitoun

Los Angeles, aujourd’hui : "il" est blond, parle peu et conduit comme un virtuose. On le recrute pour se faufiler entre les mailles de la police après des braquages auxquels, lui, "il" ne prend jamais part. Et puis, un jour, les choses vont mal tourner… Le projet passe pour avoir circulé pendant plusieurs mois à Hollywood, passant d’un faiseur à un autre, et le film aurait pu n’être qu’un oubliable ersatz supplémentaire de la franchise Fast and Furious si, un jour, il n’avait échu dans les mains de Ryan Gosling ; le jeune comédien allait, non sans culot, transmettre le script à Nicolas Winding Refn, jeune et extrêmement prometteur cinéaste danois, dont l’une des principales caractéristiques - outre une maîtrise technique hors normes - est de se plaire à ne jamais être où on pourrait l’attendre. Voici donc comment, dans un filmographie, un film d’action hollywoodien avec des bolides vient succéder à l’errance métaphysique d’un guerrier viking (le très impressionnant Valhalla Rising)… Le ton est assez vite donné, lors d’une impressionnante séquence en pré-générique : l’atmosphère et la gestion de la temporalité compteront plus ici que les péripéties, les carambolages ou les fusillades ; et passé d’ailleurs le braquage initial, il faudra d’ailleurs attendre près d’une heure pour que l’action surgisse à nouveau : comme dans Valhalla Rising, on sent Winding Refn avant tout captivé par sa figure quasi-mystique de héros mutique (où est la projection autobiographique dans ces personnages de marginaux ?) et par son changement de statut, son parcours vers l’ailleurs. Car Drive décrit bien une sorte de (re)naissance, un accouchement depuis le ventre mécanique des voitures avec lesquelles il ne faisait qu’un, vers quelque chose de plus organique, de plus viscéral : il faut voir le sang recouvrir, jour après jour, mort après mort, le blouson du Driver, machine de sang-froid au regard projeté vers un improbable horizon. Une nouvelle fois, mais dans un style encore une fois bien différent, Winding Refn tend ici vers la recherche de la forme absolue, et c’est peut-être ici la limite de son film, exercice visuel d’un brio certain mais en partie affaibli par la pauvreté des enjeux dramatiques. On avait, à ses débuts, avec la trilogie Pusher, osé une comparaison entre Winding Refn et le Martin Scorsese de Mean Streets, pour les milieux décrits mais surtout pour l’énergie de la mise en scène et du montage. Quelque part dans la continuité, Winding Refn fait ici son Taxi Driver, avec ce personnage de chauffeur mutique sombrant dans l’ultra-violence parce qu’il peine à communiquer avec une jeune femme ; mais si le film de Scorsese s’ancrait, y compris stylistiquement, dans le New York des années 70, Winding Refn adapte sa mise en scène au cadre de son action, la clinquante Cité des Anges : dans la continuité de Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin ou de certains films de Michael Mann (dont Le Solitaire ou Collateral) - et y compris parfois pour le pire (couleurs flashy ou musique électro eighties) - Drive s’envisage comme une pérégrination urbaine et nocturne, parsemée de saisissantes bouffées de violence. Là encore, Winding Refn se démarque de tout-venant du cinéma d’action américain et rejoint les prestigieux noms sus-cités en refusant d’envisager la représentation de la violence avec une forme de complaisance cynique : ici, des super-héros ne butent pas des super-vilains la clope et le sourire au bec, en balançant des punchlines débiles, mais des actes de véritable sauvagerie, brutaux et imprévisibles, surgissent soudainement et de façon difficilement soutenable. Ils participent, à leur manière, à l’abstraction globale d’un film assez difficile à appréhender, mais qui finit par convaincre par sa cohérence esthétique. Car s’il était lors de l’annonce pour le moins improbable compte tenu du synopsis du film (l’amour de la Croisette pour les grosses cylindrées n’est pas de notoriété publique…), le prix attribué au Festival de Cannes 2011 est finalement d’une évidence redoutable : l’intérêt de Drive se limite en effet, et fondamentalement, à sa mise en scène. De la même manière, donc, qu’en littérature, où le style d’un auteur peut transcender une histoire banale, c’est de la sensibilité de chaque spectateur à la "patte Winding Refn" que dépendra son appréciation de Drive. A titre personnel, et tous bémols mis à part, l’exercice de style nous a semblé absolument brillant. Antoine Royer


Fin des années 20, à Hollywood : Georges Valentin est le comédien-vedette de la Kinograph, société de production de films muets. Par hasard, il fait la rencontre fortuite de Peppy Miller, une de ses admiratrices, qui rêve à son tour de devenir une vedette. L’arrivée du cinéma parlant va soudainement inverser leurs destins : lui, refusant de franchir le pas, va sombrer dans l’oubli, tandis qu’elle va devenir la tête d’affiche que tout le monde s’arrache. De Mel Brooks (Silent Movie) à Aki Kaurismaki (Juha) en passant par quelques autres plus obscurs, certains cinéastes contemporains s’étaient déjà attelés à l’ambitieux projet de réaliser un film sans dialogues, mais aucun n’avait encore choisi de situer leur intrigue au moment même, à la fin des années 20, où le cinéma franchissait le pas du parlant. Doté d’une force symbolique certaine, ce postulat permet à Michel Hazanavicius de complexifier l’appréhension initiale de son projet : trop sérieux et déférent pour n’être qu’une parodie, The Artist refuse également de n’être qu’un copier-coller du style "film muet" (pour peu que cela existe), tant il affirme constamment sa conscience du fil continu de l’histoire du cinéma, en particulier celui qui relie la période décrite dans le film à l’époque contemporaine. C’est ainsi que, s’il débute avec des dispositifs de mise en scène classiques des années 20 (plans américains, mouvements de caméra sommaires) et laisse une forme d’expressionnisme typiquement années 30 développer progressivement sa patte (gros plans, décadrages, utilisation des reflets…), The Artist vogue également avec allégresse vers les années 50, empruntant là à Sunset Boulevard (l’ex-vedette, oubliée, regardant, seule, les films vestiges de sa gloire), là à Vertigo (dont le thème musical illustre la séquence de l’incendie)… L’histoire même de The Artist invite donc à envisager une perspective globale de la chronologie historique du 7ème Art, à la fois pour suggérer l’universalité du parcours de son personnage principal (à chaque époque ses stars déchues), mais aussi pour ériger une forme de manifeste dans la manière d’appeler le public d’aujourd’hui (élevé dans la culture ambiante de l’instantanéité) à se souvenir de ceux qui furent les gloires d’hier, en montrant par l’exemple qu’un "film muet en noir et blanc" peut être drôle (les gags faisant intervenir le chien, référence au Asta de la série des Thin Man), trépidant et poignant : extraordinaires d’expressivité et d’énergie, Bérénice Bejo et Jean Dujardin font ainsi renaître sous nos yeux les figures de Louise Brooks et de Douglas Fairbanks, de Claudette Colbert et de Clark Gable, de Ginger Rogers et de Fred Astaire, et à travers eux des décennies entières de mélodrame, de film d’aventure, de comédie, de musical… Pour autant, The Artist n’est pas un film étouffé par la la nostalgie, et quand bien même la multiplication des références s’adresse avant tout à un public déjà nourri, il parvient à transmettre à tout un chacun sa vivifiante énergie et son amour du cinéma, ce vecteur unique d’émotions : chez Michel Hazanavicius, la conscience de son art n’est pas un carcan mais un catalyseur, la nourriture dont se repaît un imaginaire aussi naïf que malicieux. Passons donc sur les menus défauts de rythme ou les limites d’un dispositif peut-être un peu trop "ciné-centré" pour défendre The Artist comme il se doit, car il s’agit probablement, à nos yeux, de l’un des films les plus sincères et les plus attachants de l’année. Antoine Royer

Habitants d'un magnifique château qui surplombe le monde du tableau, les Toupins se posent comme les seules véritables créations du Peintre. Les Pafinis, qui n'ont pas eu l'honneur de recevoir les derniers coups de pinceaux qui auraient fait d'eux des élus, se cachent dans le grand jardin du palais pour échapper aux brimades des maîtres des lieux. Plus loin encore, dans la profondeur de la forêt, se terrent les Reuf, de simples croquis haïs et pourchassés par les Toupins. Claire, une Pafinie, et Ramo, un Toupin, s'aiment malgré leur différence de rang. Tandis que Claire est jetée en prison par le Grand Chandelier (le maître du château) qui entend ainsi punir cet amour contre-nature, Ramo et Lola - l'amie de Claire - sont amenés à partir à la recherche du Peintre. Ils sont rejoints par Plume, un Reuf dont le meilleure ami, Gom, a été réduit en miette par les Toupins. Ensemble, ils gagnent le bord de leur monde et pénètrent dans l'atelier du Peintre... Huit ans après L'Île de Black Mor, Jean-François Laguionie nous revient avec un long métrage d'animation qui s'impose comme l'un des plus beaux et originaux produits en France ces dernières années. Le scénario est signé par Anik Le Ray, compagnon de route du cinéaste et qui donnait déjà vie à des personnages, mais cette fois de livres, dans Kerity, la maison des contes. Ici, ce sont les personnages d'un tableau qui s'animent, ce qui offre l'opportunité à Laguionie de développer tout un univers cinématographique autour de la peinture et de rendre ainsi un hommage discret et sincère à quelques maîtres qui ont nourri son imaginaire. S'il est question dans ce film de peinture et du rapport que l'artiste peut entretenir avec ses créations, Laguionie et Le Ray s'attachent avant tout à l'expérience de l'abandon que vivent les personnages. Cet abandon qui rappelle celui que peut ressentir un enfant à certains moments de sa vie, lorsque l'immensité du monde l'angoisse, lorsqu'il en vient à se poser des questions sur le sens de son existence. Les personnages du film ressentent un vide en eux, un manquement, et ils pensent que c'est de leur incomplétude que vient ce sentiment qui les empêche de vivre pleinement. C'est pour combler ce vide qu'ils décident de se confronter au père afin de le convaincre de terminer ce qu'il avait commencé. Bien entendu, le peintre n'est pas en mesure d'apporter une réponse à cette quête (pour lui, il n'y a pas de différence entre une esquisse et une œuvre complète) et c'est à chacun des héros du film de la trouver en lui. Le Tableau est donc, comme tous les films de Laguionie, un voyage initiatique. On retrouve d'ailleurs nombre d'images et d'idées qui sont comme des ponts jetés avec ses autres réalisations, et le récit en lui-même fait souvent penser à une réécriture du Château des singes, comme s'il avait eut le désir secret de raconter à nouveau cette histoire mais cette fois sans se laisser déborder par la lourdeur du système de production. Laguionie est un artiste sensible, à l'âme d'artisan, qui a bien du mal à composer avec un tel système. Pour créer, il a besoin du calme de l'atelier et de travailler dans la proximité avec quelques collaborateurs qui portent le projet avec lui. Si ici l'emploi de la 3D a quelque peu alourdi la production (un emploi original qui sert à merveille l'esthétique du film), Laguionie a pu travailler avec une petite équipe (on ne peut qu'être étonné de voir le peu de personnes citées au générique pour un long métrage d'animation !) et compter sur le soutien sans failles de son assistant Rémi Chaillet et du décorateur Jean Palenstijn. Il nous livre ainsi une œuvre extrêmement soignée et généreuse - de part ses multiples propositions picturales - malgré un budget très réduit pour ce type de film. Laguionie et Palenstijn sont parvenus à donner vie à un artiste peintre (interprété dans le film par le cinéaste) avec ses différentes périodes, ses influences qui évoluent mais un style - une touche - qui demeure bien identifiable. Ainsi, tout en maintenant la cohérence esthétique générale du film, Laguionie en nous faisant passer d'une toile à une autre ré-enchante constamment notre regard. Outre ces mondes-peintures que le cinéaste nous invite à arpenter, il y a le monde réel rendu à son tour merveilleux et inquiétant par le fait que l'on en vient à partager le regard des petits héros du film. Tout ces univers sont rendus sensibles et vivants par la mise en scène très riche - mais jamais ostentatoire - de Laguionie. Le scénario ne cesse de rebondir, on va de surprise en surprise et l'on suit, émerveillés, ce magnifique conte qui ne pourra que ravir les spectateurs petits et grands. Olivier Bitoun

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Par Ronny Chester - le 19 janvier 2012