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Tops de la rédaction

Des cinéastes contemporains en activité, Terrence Malick demeure probablement le plus insaisissable (ne serait-ce que pour sa personnalité fuyante, qui refuse les photos ou les déclarations publiques) et l’un des plus passionnants, notamment dans la manière dont son cinéma, de film en film, questionne le monde à travers des prismes singuliers, qui mêlent la beauté à la violence, et où n’ont de cesse de fusionner l’intime et l’universel. C’est de nouveau dans cet écho que se niche The Tree of Life, son film à ce jour le plus déroutant, qui met en perspective le destin d’une famille texane des années 50 et rien moins que l’histoire de l’Univers : adoptant une structure fragmentaire, anti-narrative au possible, The Tree of Life évoque plus qu’il ne raconte, et de ce choix de la décomposition naît la cohérence globale d’un projet qu’on pourrait aussi bien qualifier de "démesurément ambitieux" que "d’incroyablement prétentieux". Rarement un film aura à ce point évolué sur le fil du rasoir entre le grotesque et le sublime, et il nous faut dès lors reconnaître ici les limites de notre exercice critique, tant le film réclame à son spectateur la manifestation entière de sa subjectivité (le mot est d’ailleurs prononcé par le personnage du père) : il se trouvera des spectateurs effondrés par le ridicule des séquences "spatiales" là où d’autres seront émus aux larmes ; et la partie faisant intervenir les dinosaures en bouleversera certains par sa densité thématique (la naissance et le cycle de la Vie ; la violence du monde ; l’émergence de l’ "individu" au sein de son espèce ; la découverte de la compassion…) autant qu’elle en consternera… Incontestablement, le film s’offre comme une expérience, sinon unique (très "malickien", le film renvoie également à Tarkovski ou à Resnais) au moins d’une intensité rare, dont les plus curieux des cinéphiles ne sauront se dispenser. D’autant que, dans The Tree of Life, Terrence Malick se révèle comme il ne l’avait jusqu’alors encore jamais fait : lui-même élevé dans une famille rigoriste du Texas des années 50 avec ses deux frères, il a connu la perte de l’un d’entre eux, Larry (tandis qu’un autre, Chris, était gravement brûlé dans un accident où il perdit son épouse). La partie contemporaine, assez brève et pas la plus accomplie du film (avec un Sean Penn hagard errant au milieu des buildings de Houston), renvoie donc à son propre rapport au deuil, et permet d’envisager le film dans sa globalité comme une somme de réminiscences, un patchwork de souvenirs (réels ou imaginaires) : ce qui expliquerait l’absence de vieillissement des protagonistes adultes (dont Jessica Chastain, inaltérable et gracieuse mère fantasmée) ou une irruption fugace de l’incongru ou du fantastique (la mère qui s’envole ; la chaise mouvante ; le cercueil de verre…) affirme surtout la dimension éminemment mentale du film, et dès lors l’omniprésence d’une spiritualité intime, extrêmement marquée par une éducation religieuse traditionaliste. Là où certains ont vu une forme de prosélytisme et l’affirmation de l’existence d’un Dieu rédempteur, qu’on nous permette d’envisager le film comme la délicate expérience du deuil à travers la foi et la transcendance : on ne compte plus dans le film les éléments symboliques évoquant l’idée d’une ascension, physique (une échelle, un grenier, un avion, une fusée…) ou spirituelle (grandir, devenir adulte, être responsable, rejoindre Dieu…), et la séquence finale, qui réunit les différents protagonistes dans le vide blanc d’une plage, ponctue le parcours intime du personnage dans l’accomplissement rasséréné de son rapport à la mort. Dans cet exercice mémoriel, Jack - et, à travers lui, le cinéaste - aura brassé large (naître et être, vivre et mourir, dominer et subir, jouir et souffrir, savoir et ignorer, aimer et haïr…) et probablement laissé pas mal de spectateurs sur le bord de cette route tourmentée ; mais ceux qui l’auront accompagné risquent d’être profondément et durablement marqué par cet étonnant voyage. Antoine Royer

A titre personnel, le cinéma de Darren Aronofsky n'avait jamais jusqu'alors provoqué un enthousiasme immodéré, la mégalomanie du cinéaste m'étant au moins aussi embarrassante que la multiplication roublarde de ses influences… On ne peut d’ailleurs guère prétendre que Black Swan sorte de nulle part, tant son intrigue suggère une sorte de mélange entre Les Chaussons rouges (une jeune danseuse un peu naïve est engagée par un chorégraphe exigeant et se met à errer, pour les besoins du rôle, dans les limbes de sa folie) et un traitement à la Polanski, période Répulsion, rendant concrètes les névroses d’un personnage par le biais seul de la forme, sans que l’on sache jamais si ce que l’on voit tient de la réalité ou du fantasme. Mais alors, qu’est-ce qui fait que le recyclage fonctionne, et si bien d’ailleurs, cette fois-ci ? Tout d’abord, il semblerait qu’à l’occasion de Black Swan, la dimension toujours un peu ostentatoire de la mise en scène d’Aronofsky (dont on ne peut pas dire que ce soit un modèle de sobriété ou d’humilité) se soit enfin mise en adéquation avec ce qu’il raconte (ce qui, par exemple, n’était pas toujours le cas dans son film précédent, The Wrestler, dans la continuité formelle duquel il s’inscrit en partie) : plus le délire paranoïaque se développe dans l’esprit de Nina, plus l’outrance et la stylisation grignotent ainsi le film. Avec une belle diversité dans ses moyens visuels, celui-ci évolue ainsi de la chronique post-adolescente au délire horrifique, le remarquable traitement de certains personnages (dont Beth, incarnée par Winona Ryder, ou la mère de Nina, par Barbara Hershey) faisant office de ponts habiles. Surtout, le film possède une dimension extrêmement charnelle, physique, presque éprouvante par instants, qu’on percevait déjà dans The Wrestler, mais qui gagne surtout ici un relief érotique particulièrement saisissant : poussée dans l’exploration du territoire inconnu de sa propre sensualité, Nina y découvre des élans contradictoires de plaisir et de douleur, de puissance et de vulnérabilité (une séquence particulièrement intense, à partir de la discothèque, s’achève par la scène de sexe la plus étrange et la plus troublante que l’on ait vue depuis longtemps)… Autre qualité majeure, l’interprétation : au cœur de l’intrigue, il y a la difficulté pour une danseuse d’incarner à la fois, dans le ballet du Lac des Cygnes, le Cygne Blanc pur et ingénu et le Cygne Noir séducteur ; non seulement Natalie Portman, dans l’un des rôles de sa vie, accomplit cette gageure (en particulier dans l’émouvante fébrilité de la première partie), mais elle fait progressivement apparaître les deux Nina, parfois dans le même plan ! Sa performance, proprement inouïe, est qui plus est exaltée par son association avec Mila Kunis, rivale fantasmée au charme envoûtant, empoisonnant… Sorte de drame paranoïaque opératique, Black Swan distille ainsi sa tension jusqu’à une extraordinaire et excessive séquence finale qui, à la limite subtile entre le sublime et le grotesque, bascule à l’ultime seconde, et de notre point de vue (l’unanimité ne se fera pas sur une séquence aussi radicale), du bon côté. Alors le film ne nous fera pas forcément réviser avec indulgence les œuvres précédentes de Darren Aronofsky, qui a su ici transformer quelques uns de ses défauts en qualités flamboyantes : mais force est de reconnaître que les petits malins font parfois de grands, de très grands films. Antoine Royer

Depuis la mort de son père et la disparition de son oncle alcoolique, Hugo Cabret vit clandestinement dans les rouages de l’horlogerie de la Gare de l’Ouest. Passionné de mécanique, il dérobe des pièces dans une petite boutique de jouets tenue par un vieil homme. Mais un jour, celui-ci le surprend et lui confisque son précieux carnet de notes. Obstiné, le jeune Hugo va tout faire pour récupérer son carnet, sans savoir qu’il se lancera ainsi dans une improbable aventure au cœur du passé et des rêves… Ce n’est pas sans une forme de circonspection, voire d’inquiétude, que nous avions initialement entendu parler d’un projet mettant Martin Scorsese, jadis cinéaste new-yorkais du tumulte et de la violence, aux commandes d’un film de Noël en 3D, adapté d’un ouvrage récent de littérature jeunesse, et se déroulant dans un Paris enneigé de féérie rétro… Ce cher Marty avait-il rejoint les rangs de tous ces anciens iconoclastes, avalés, fondus, reformatés par un système de production aliénant, à l’instar par exemple de son complice d’autrefois, Robert de Niro, réduit depuis des années à (mal) jouer les utilités dans des comédies ou des polars bas-de-gamme ? Assez vite, toutefois, Hugo Cabret dissipe une bonne partie des doutes : l’apparence et la base des enjeux narratifs sont bien ceux, plutôt convenus, du blockbuster hivernal (notamment dans cette vision assez curieuse, probablement héritée en partie de Jean-Pierre Jeunet, d’un Paris d’antan à travers des filtres jaunâtres), mais on est d’emblée séduit par la vivacité jamais ostentatoire des mouvements de caméra et l’utilisation pertinente d’une 3D qui, refusant autant que possible les effets de "jaillissement", s’emploie avant tout à définir l’extraordinaire topographie du cadre de l’action et joue sur la profondeur de champ, en définissant notamment plusieurs niveaux de plan, à la manière par exemple des découpes des théâtres d’ombres chinoises. Surtout, loin de Harry Potter ou des contes initiatiques similaires mettant à l’épreuve de jeunes protagonistes surdoués, Hugo Cabret s’inscrit a priori dans un cadre réaliste, presque "dickensien", et la modestie de ses ressorts scénaristiques (en gros, et de façon métaphorique, "réparer" l’automate) révèle à quel point l’essentiel est ailleurs : la magie, dans Hugo Cabret, n’est jamais ailleurs que dans les rêves des protagonistes et dans la façon dont ceux-ci parviendront à s’épanouir dans une réalité parfois douloureuse. Quelque part, autant pour l’obstination attachante de ses deux jeunes héros que pour l’élégance de sa narration, pour son refus du schématisme dans la caractérisation des personnages (il n’y a aucun "méchant" dans le film, ce qui est assez rare dans un film hollywoodien pour adolescent) ou pour la conscience affirmée de son environnement (culturel chez l’un, naturel chez l’autre), Hugo Cabret nous a parfois fait penser à Hayao Miyazaki, compliment insurmontable dès qu’il s’agit du cinéma jeunesse contemporain. Par ailleurs, à mi-film, et de façon assez inattendue, Hugo Cabret nous offre une forme de cours d’histoire du cinéma, comme pour rappeler à quel point le 7ème art est, de toutes les inventions humaines, celle qui se rapprocherait le plus de l’étoffe des rêves. On sait depuis toujours à quel point Martin Scorsese, historien émérite et contributeur actif à la restauration de films autrefois disparus, est attaché à la mémoire du cinéma, mais jamais jusqu’alors cette obsession n’avait à ce point transparu dans son propre travail : reconstituant les mythiques studios de Georges Méliès à Montreuil, il prend un plaisir communicatif à y re-tourner certains des plans les plus fameux de la carrière du cinéaste, pour en évoquer l’émulation passionnée autant que l’infinie malice de certains de ses légendaires tours de passe-passe. On ne sait dans quelle mesure une telle séquence touchera les spectateurs les plus jeunes, mais la mise en route du projecteur et la redécouverte par Jeanne D’Alcy Méliès des images issues de son flamboyant passé nous aura, à titre personnel, bouleversé comme rarement. Ces derniers mois, Georges Mélies avait fait l’objet d’une admirable exposition à la Cinémathèque de Paris, tandis que l’inestimable Serge Bromberg consacrait un documentaire à la restauration de la version en couleurs du Voyage dans la lune. Pour pédagogiques et passionnantes qu’elles aient pu être, ces deux initiatives manquaient en partie de ce qui fait la plus attachante réussite de Hugo Cabret : la transmission du plaisir originel, fondamental, primitif, de raconter des histoires. En ce sens, avec Hugo Cabret, Martin Scorsese ne se fait pas simplement le biographe fantaisiste de Georges Méliès, mais bien le vecteur contemporain de son imaginaire. Et ce que nous craignions être la manifestation d’une forme de renoncement de sa personnalité s’avère ainsi, au final, l’un des gestes les plus intimes de sa filmographie : pas son meilleur film, certes, et loin de là - mais l’un de ceux qui traduisent le plus profondément l’amour inconditionnel qu’il porte à son art. Antoine Royer

Parmi les très nombreux projets accumulés par Steven Spielberg au fil des ans, l'adaptation cinématographique des aventures du célèbre reporter belge figurait en tête des attentes exprimées par les fidèles du cinéaste et par beaucoup de lecteurs de Tintin. Cette longue maturation s'explique évidemment par la grande difficulté à retranscrire à l'écran à la fois l'univers graphique de la bande dessinée et l'esprit de l'œuvre de Hergé ; au point qu'il a fallu l'avènement d'une nouvelle technologie pour que Spielberg - très peu enclin à réaliser à film en "chair et en os", les expériences passées lui donnant d'ailleurs raison - se lance enfin dans cette aventure. En effet, grâce à la technique de la performance capture, initiée sur grand écran puis savamment utilisée par Robert Zemeckis dans des films comme Le Pôle Express, La Légende de Beowulf ou Le Drôle de Noël de Scrooge, Steven Spielberg fait le pari - insensé pour beaucoup - de trouver des correspondances entre cette technologie impressionnante et la fameuse "ligne claire" de la bande dessinée belge. Un pari insensé pour bon nombre de raisons : le risque de trahison que n'hésiteraient pas à pointer certain thuriféraires de Tintin, le fait que ce personnage européen ne puisse pas être assez fédérateur aux Etats-Unis pour connaître un grand succès et enfin - ce qui nous importe le plus ici - la question de savoir si le style spielbergien n'irait pas se noyer dans l'ivresse technique que peut générer une telle entreprise. Pourtant, s'il est bien un cinéaste capable d'adapter Tintin au cinéma tout en restant fidèle à son art, c'est bien Spielberg. C'est également ce que pensait Hergé après qu'on lui a montré Les Aventuriers de l'Arche perdue, et l'artiste belge donna d'ailleurs l'équivalent d'un blanc-seing au réalisateur lors d'une conversation téléphonique entre les deux hommes qui eut lieu peu avant la mort de l'auteur. Spielberg - dont l'un des films français préférés est L'Homme de Rio, qui entretient justement bon nombre de correspondances avec le héros créé par Hergé - fut amené à s'intéresser à Tintin grâce de l'un de ses collaborateurs qui estima que les premières aventures d'Indiana Jones présentaient quelques ressemblances avec l'univers du reporter. C'est ainsi que près de trente ans après, associé au Peter Jackson du Seigneur des Anneaux et à son studio d'effets spéciaux Weta, Steven Spielberg produit et réalise enfin le film tant attendu. Et le résultat est fidèle aux espérances, Les Aventures de Tintin - Le Secret de la Licorne se révèle fabuleux et étourdissant à plus d'un titre. D'abord pour une raison qui faisait craindre le pire aux tintinophiles : le film respecte de manière étonnante le matériau de base ; grâce au scénario malin et érudit écrit par les scénaristes britanniques Edgar Wright et Steven Muffat, qui avec quelques libertés bienvenues construisent un récit centré autour du Secret de la Licorne avec des éléments piochés dans Le Trésor de Rackham le Rouge et Le Crabe aux pinces d'or, on retrouve quasi intact l'esprit de l'œuvre originale. Dans le film comme dans la BD, Tintin est un personnage miroir (c'est ainsi que Spielberg nous le fait découvrir à l'écran, après un passage de relais émouvant entre un dessin original présenté par un Hergé animé et le héros), sur lequel viennent se projeter les traits de caractère des autres personnages et leur évolution psychologique ainsi que les pensées et les émotions des lecteurs/spectateurs. La psychologie du reporter - sauf exceptions dans certains albums - a toujours été réduite à portion congrue, le garçon se contentant plutôt de porter un regard distancié mâtiné d'ironie sur les lieux et les êtres qu'il est amené à rencontrer ; Tintin est avant tout le vecteur d'un mouvement perpétuel qu'impulse Hergé et le porteur de nos rêves d'évasion et de notre soif inextinguible d'aventure. Ainsi Spielberg évite heureusement toute psychologisation à outrance - dont les Américains sont connus pour être très friands - et fait logiquement de la geste "tintinienne" à la fois le moteur et le carburant de son récit comme de sa mise en scène. De fait, ce sont les autres personnages qui sont chargés de faire ressortir l'impact émotionnel du film : le capitaine Haddock, transposé presque à la perfection avec son alcoolisme et ses contradictions, est assailli de questions existentielles qui le rendent formidablement attachant ; les Dupont-Dupond sont croqués avec tout le burlesque qui sied à leur maladresse à leur caractère farfelu ; et enfin Milou, s'il perd sa voix, gagne sacrément en charisme et en malice. Ensuite, visuellement, Les Aventures de Tintin s'avère également une réussite par le soin méticuleux apporté au réalisme des décors conjugué à l'aspect volontairement lisse des personnages (qui pourra certes rebuter certains spectateurs) : de cette manière, la "ligne claire" de la bande dessinée se voit habilement transposée sur un autre support artistique. Enfin et surtout, on a le plaisir d'observer un Spielberg totalement épanoui - et même survolté - dans sa réalisation, parvenant à concilier ses figures de style habituelles aux avancées technologiques que permet la performance capture (de véritables acteurs bardés de capteurs informatiques sont filmés sur écran vert afin de créer le substrat des personnages numériques travaillés ensuite en postproduction). Sans jamais sacrifier l'atmosphère mystérieuse, l'humour et la quête d'aventures propres à son histoire (même si, hélas, le spectateur aura toujours un train d'avance sur le plan dramatique), le cinéaste imprime un rythme soutenu à son film, crée d'impressionnants plans-séquence, pousse son jeu habituel avec le hors champ vers ses retranchements, propose des scènes d'anthologie (le flashback mettant en scène le Chevalier de Haddoque, la folle poursuite dans le marché oriental), se joue du montage avec des raccords surprenants, bref s'amuse tel un enfant dans une aire de jeux avec une fluidité incroyable tout en conservant la signature visuelle qui lui est propre (le découpage dans l'espace, l'aspect chorégraphique, les entrées et sorties de champ, le rôle de la lumière, le montage signifiant). Spielberg et ses scénaristes se permettent même, avec gourmandise et drôlerie, de disséminer dans leur film des références à différents albums de Tintin et à l'univers cinématographique du réalisateur ; ainsi la rencontre entre le cinéaste et Hergé aboutit à une œuvre qui n'est surtout pas un compromis bâtard entre deux mondes, mais au contraire à une création singulière qui respire presque à chaque plan les apports conjugués des deux grands artistes de l'émerveillement, de l'enfance et de l'aventure trépidante. Bien sûr, Spielberg, si confiant dans son approche formelle et technique, se laisse parfois déborder par son enthousiasme en tombant quelquefois dans une certaine facilité ; mais il suffit de se souvenir du ratage que constituait Indiana Jones et le royaume du Crâne de cristal pour ne pas bouder son plaisir devant ce spectacle ébouriffant, qui rend par ailleurs compte des formidables perspectives qu'offre la technologie utilisée (on passera sur la 3D, moyennement intéressante ici, contrairement au Hugo Cabret de Martin Scorsese) si elle se trouve entre les mains expertes d'un vrai artiste en pleine possession de son art. Ronny Chester

Los Angeles, aujourd’hui : "il" est blond, parle peu et conduit comme un virtuose. On le recrute pour se faufiler entre les mailles de la police après des braquages auxquels, lui, "il" ne prend jamais part. Et puis, un jour, les choses vont mal tourner… Le projet passe pour avoir circulé pendant plusieurs mois à Hollywood, passant d’un faiseur à un autre, et le film aurait pu n’être qu’un oubliable ersatz supplémentaire de la franchise Fast and Furious si, un jour, il n’avait échu dans les mains de Ryan Gosling ; le jeune comédien allait, non sans culot, transmettre le script à Nicolas Winding Refn, jeune et extrêmement prometteur cinéaste danois, dont l’une des principales caractéristiques - outre une maîtrise technique hors normes - est de se plaire à ne jamais être où on pourrait l’attendre. Voici donc comment, dans un filmographie, un film d’action hollywoodien avec des bolides vient succéder à l’errance métaphysique d’un guerrier viking (le très impressionnant Valhalla Rising)… Le ton est assez vite donné, lors d’une impressionnante séquence en pré-générique : l’atmosphère et la gestion de la temporalité compteront plus ici que les péripéties, les carambolages ou les fusillades ; et passé d’ailleurs le braquage initial, il faudra d’ailleurs attendre près d’une heure pour que l’action surgisse à nouveau : comme dans Valhalla Rising, on sent Winding Refn avant tout captivé par sa figure quasi-mystique de héros mutique (où est la projection autobiographique dans ces personnages de marginaux ?) et par son changement de statut, son parcours vers l’ailleurs. Car Drive décrit bien une sorte de (re)naissance, un accouchement depuis le ventre mécanique des voitures avec lesquelles il ne faisait qu’un, vers quelque chose de plus organique, de plus viscéral : il faut voir le sang recouvrir, jour après jour, mort après mort, le blouson du Driver, machine de sang-froid au regard projeté vers un improbable horizon. Une nouvelle fois, mais dans un style encore une fois bien différent, Winding Refn tend ici vers la recherche de la forme absolue, et c’est peut-être ici la limite de son film, exercice visuel d’un brio certain mais en partie affaibli par la pauvreté des enjeux dramatiques. On avait, à ses débuts, avec la trilogie Pusher, osé une comparaison entre Winding Refn et le Martin Scorsese de Mean Streets, pour les milieux décrits mais surtout pour l’énergie de la mise en scène et du montage. Quelque part dans la continuité, Winding Refn fait ici son Taxi Driver, avec ce personnage de chauffeur mutique sombrant dans l’ultra-violence parce qu’il peine à communiquer avec une jeune femme ; mais si le film de Scorsese s’ancrait, y compris stylistiquement, dans le New York des années 70, Winding Refn adapte sa mise en scène au cadre de son action, la clinquante Cité des Anges : dans la continuité de Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin ou de certains films de Michael Mann (dont Le Solitaire ou Collateral) - et y compris parfois pour le pire (couleurs flashy ou musique électro eighties) - Drive s’envisage comme une pérégrination urbaine et nocturne, parsemée de saisissantes bouffées de violence. Là encore, Winding Refn se démarque de tout-venant du cinéma d’action américain et rejoint les prestigieux noms sus-cités en refusant d’envisager la représentation de la violence avec une forme de complaisance cynique : ici, des super-héros ne butent pas des super-vilains la clope et le sourire au bec, en balançant des punchlines débiles, mais des actes de véritable sauvagerie, brutaux et imprévisibles, surgissent soudainement et de façon difficilement soutenable. Ils participent, à leur manière, à l’abstraction globale d’un film assez difficile à appréhender, mais qui finit par convaincre par sa cohérence esthétique. Car s’il était lors de l’annonce pour le moins improbable compte tenu du synopsis du film (l’amour de la Croisette pour les grosses cylindrées n’est pas de notoriété publique…), le prix attribué au Festival de Cannes 2011 est finalement d’une évidence redoutable : l’intérêt de Drive se limite en effet, et fondamentalement, à sa mise en scène. De la même manière, donc, qu’en littérature, où le style d’un auteur peut transcender une histoire banale, c’est de la sensibilité de chaque spectateur à la "patte Winding Refn" que dépendra son appréciation de Drive. A titre personnel, et tous bémols mis à part, l’exercice de style nous a semblé absolument brillant. Antoine Royer

Marcel Marx, vieux cireur de chaussures de la gare du Havre, vit dans un petit pavillon avec sa bienveillante épouse, Arletty. Un jour, presque malgré lui, il recueille un jeune immigrant clandestin venu d’Afrique, Idrissa. Aki Kaurismaki est de ces cinéastes auxquels on ne demande pas tout à fait la même chose qu’aux autres - tout simplement parce que la singularité de son univers le prévaut d’une grille de lecture classique : on pourrait, par exemple, en découvrant Le Havre, s’attarder sur une forme d’artificialité des dialogues, sur le jeu étrange des comédiens ou sur le manque de réalisme des situations… Mais on ne le fait pas, quand bien même le film semblerait traversé, comme l’indique le résumé ci-dessus, de préoccupations sociales bien réelles et bien actuelles. C’est que Le Havre, à l’image de bien d’autres œuvres de l’attachant pochard finlandais, passe tout entier par le filtre de sa perception atypique pour s’offrir comme une fable grave et loufoque, où la vérité du propos vient émerger sensiblement de la fantaisie la plus bariolée. La question chancelante de la temporalité traduit bien cette approche : inscrit dans une esthétique colorée et obsolète, où les tables en Formica et les cabines téléphoniques à pièces ont un inaliénable droit de cité, le film est autant empreint d’une forme de nostalgie rétro (notamment cinématographique) que soudainement parsemé de résonances violemment contemporaines (on y entend par exemple sur la question des sans-papiers la voix d’un récent ministre de l’Intérieur français…). De ces contrastes a priori extravagants nait pourtant une vraie continuité, qui vient par exemple exhiber la constante actualité d’une forme de résistance individuelle à l’injustice, et la nuance fondamentale entre la légalité et la légitimité d’un acte, en particulier politique. Le beau personnage du policier melvillien incarné par Jean-Pierre Darroussin, qui envisage son métier avec un sens de l’honneur un peu obsolète, est l’incarnation allégorique, et un peu inquiète, de ces mouvements désordonnés du temps. De la même manière, on peut trouver très paresseuse la résolution finale du nœud dramatique impliquant l’épouse du Marcel, Arletty, mais elle traduit en réalité la profonde personnalité d’Aki Kaurismaki, revêche mais joyeuse et pleine d’un espoir un peu naïf. Le Havre est donc un film kaurismakien en diable ; et au sein d’un univers si cohérent dans son décalage, on se surprend à constater qu’il s’agit, en réalité, du premier film en langue française du cinéaste : outre la présence du fidèle André Wilms (qui tourne ici son cinquième long métrage avec Kaurismaki) et l’apparition plus attendrissante qu’autre chose de Pierre Etaix (l’un de ses pères spirituels), il s’agissait pour le réalisateur de s’imprégner du cadre de la ville du Havre, selon lui “le Memphis français”, “l’une des villes les plus rock’n’roll d’Europe“. Parfaitement emblématique du personnage, cette assertion pour le moins surprenante vient pourtant trouver une certaine réalité à l’écran, notamment dans les touchantes séquences impliquant Little Bob, petit rocker à banane parfaitement à sa place dans cet univers improbable. Après avoir été investie quelques mois auparavant par Abel & Gordon, héritiers revendiqués de Kaurismaki, pour La Fée (film qui présente d’ailleurs - en moins bien - de nombreuses similitudes avec Le Havre), la cité normande sera donc devenue, pour quelques mois au moins, la capitale cinématographique de la fantaisie. Comme une preuve supplémentaire de la manière unique dont Aki Kaurismaki parvient à apprivoiser l’invraisemblable. Antoine Royer

En Iran, aujourd’hui, un couple se sépare : elle veut quitter le pays avec leur fille, il veut rester pour s’occuper de son vieux père malade. En attendant le divorce, elle part habiter chez sa mère. De son côté, pour s’occuper des tâches quotidiennes, il engage une jeune aide ménagère. Et puis, un jour, le hasard, imprévisible et cruel, va faire basculer leurs vies à tous. Ces derniers temps, les nouvelles du cinéma iranien n’étaient pas fameuses : entre la baisse de la productivité (et de l’inspiration) d’Abbas Kiarostami, la discrétion de la famille Makhmalbaf et la condamnation scandaleuse de Jafar Panahi et de Mohamed Rasoulof à 6 ans de prison pour « propagande contre le régime », il y avait de quoi désespérer. Quand bien même elle ne demeurerait qu’une goutte de consolation dans un océan de déprime, la belle réussite de ce cinquième long-métrage d’Asghar Farhadi, couronné d’un Ours d’Or à Berlin et d’un étonnant succès public à peu près partout dans le monde, a de quoi mettre du baume au cœur, et ce pour diverses raisons. D’une part, il est encore possible aujourd’hui en Iran de réaliser des films forts, qui soient politiques sans tenir du discours partisan, et d’autre part, de parvenir à faire des longs métrages empreints d’universalité et qui n’existent donc pas seulement en révolte au contexte local : si elle nous parle de l’Iran d’aujourd’hui en tant que cadre de son action, l’histoire contée dans Une séparation aurait pu se passer à peu près partout dans le monde sans pour autant perdre de sa puissance. Une séparation est donc avant tout le film d’un auteur, Asghar Farhadi, réalisateur, producteur et scénariste, remarqué il y a quelques années pour A propos d’Elly. Dans la continuité de ce titre, Une séparation interroge la justice des hommes, la question de la vérité individuelle, en refusant toute forme de jugement moral : en décrivant soigneusement les situations, les raisons et les ressentis de chacun de ses protagonistes, le film nous place face à d’irrésolubles contradictions de logiques et de points de vue, sans qu’il nous soit jamais possible d’incliner d’un côté ou de l’autre. Et c’est bien là que se situe la grande force du film, dans la manière dont les relations humaines y sont décrites selon des systèmes complexes, irréductibles à de simples alternatives binaires (le bien ou le mal ? coupable ou innocent ? part-elle ou reste-t-elle ? savait-il ou ne savait-il pas ? son père ou sa mère ?) : à titre d’exemple, la religion, sujet sensible s’il en est en Iran, est montrée dans ses multiples ramifications, dans la manière dont elle comprime les êtres autant qu’elle transcende leur grandeur et leur respect de la vérité. C’est ainsi que Farhadi cherche constamment à impliquer son spectateur, que ce soit par une qualité d’écriture dont on ne peut soupçonner la précision avant d’avoir repensé le film dans sa globalité, mais aussi par une mise en scène extrêmement habile (le premier plan n’est-il pas en vue subjective ?) pour le sortir de sa passivité habituelle et l’interroger sur son propre regard : progressivement, on repense en cours de film à ces dialogues en partie anodins auxquels on aurait dû prêter une plus grande attention, à ces images trop furtives pour être clairement définies et pour alors autoriser la certitude, à ce que l’on a vu mais aussi à ce que l’on ne nous a pas montré… Et on reste au final sans voix face à ce tout dernier plan, qui atteint l’incroyable gageure de maintenir une salle presque entière assise, pour une fois, jusqu’à la fin du générique ! Si Une séparation est donc bien un film éminemment politique, c’est tout bien considéré presque moins dans ce qu’il révèle de la société iranienne (même si l’on est frappé par ces récurrents rituels de voilages féminins, à tous âges) que dans la manière dont il invite globalement à la réflexion, à la reconsidération des choses, et donc à la prise en compte du point de vue opposé. Voilà donc un très grand film, qui met ses admirables qualités cinématographiques (écriture extrêmement dense ; qualité globale d’interprétation exceptionnelle ; mise en scène "d’apparence" documentaire mais en réalité très travaillée ; montage qui ose des jump-cuts très nerveux, des raccords signifiants ou des ellipses insensées…) au service d’un discours salutaire de pondération et de pertinence. Antoine Royer

Roméo rencontre Juliette, ils sont beaux, ils sont amoureux, et ne tardent pas à donner naissance à un fils, Adam. Mais, à peine âgé de 18 mois, celui-ci révèle une tumeur maligne au cerveau. Le couple entre alors en guerre contre la maladie. Les co-auteurs et interprètes Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm se sont inspirés de leur propre parcours pour donner naissance à leur histoire : ce sont les mêmes lieux qu’ils ont fréquentés, les mêmes explications médicales qu’ils ont entendues, et parfois les mêmes spécialistes qu’ils ont rencontrés quand ils se battaient pour leur fils Gabriel, aujourd’hui âgé de 8 ans (et que l’on voit d’ailleurs dans la dernière séquence du film). Pour autant, La Guerre est déclarée adopte une forme bien éloignée du documentaire et, plus que ça, un style affranchi de l’obsédant souci du réalisme à tout crin : outre une volonté symboliste révélée par le choix hyper-signifiant des prénoms des protagonistes, la narration revêt volontiers les habits (d’ailleurs parfois fantaisistes) de la dramatisation. Et si le film s’achève sur une dédicace sincère aux médecins et aux infirmiers de l’hôpital public, ou s’il décrit certaines réalités assez rarement évoquées au cinéma sur les relations entre le personnel hospitalier (enfin, les "gens en blouse blanche") et les patients ou leur proche, son objectif n’est pas tant de parler de la maladie ou de son traitement, mais bien de la "guerre" menée par un couple contre la fatalité. La Guerre est déclarée est donc avant tout une histoire d’amour, bousculée par l’imprévisible irruption du sort, mais déterminée à lutter pour sa survie. Dès ses premiers instants, le film saisit donc par sa fougue, sa restitution haletante d’un sentiment d’urgence permanent, cette volonté de ne jamais lâcher prise : des comédiens qui jouent tambour battant, un montage vif, des séquences ou des morceaux musicaux qui s’interrompent brutalement par l’irruption d’une nouvelle ou d’une péripétie, le film adopte la pulsation tourmentée de ces parents débordés par ce qu’ils ne pouvaient pas anticiper. Ainsi, malgré ce que pouvait laisser redouter l’argument du " bébé cancéreux", La Guerre est déclarée est un film qui ne dit jamais au spectateur « Venez pleurer sur notre sort ! », mais l’invite avant tout à venir se nourrir de l’énergie qu’il développe, parce qu’on est plus fort unis (on ne compte plus les plans montrant Roméo et Juliette produisant les mêmes gestes, simultanément et presque malgré eux). Comme des militaires élaborant une stratégie avant d’entrer sur le champ de bataille, les protagonistes se réunissent régulièrement pour définir leurs objectifs, se fixer des lignes de conduite et s’interdire de transiger avec celles-ci, insister sur le besoin de la communication à l’intérieur d’une relation, et sur la force et la complicité qu’elle confère. De façon symptomatique, les moments les plus émouvants du film ne sont ainsi par les plus douloureux, mais au contraire ceux qui révèlent ces "petites" victoires, ceux qui confirment que, quand bien même ils ne savent pas où ils vont (et les perspectives sont forcément sombres), ils ont raison d’y aller ensemble - une séquence hautement révélatrice voit les deux parents blottis l’un contre l’autre dans un lit de camp, d’abord s’avouant leurs peurs respectives, puis échafaudant l’un avec l’autre un rempart de légèreté contre l’angoisse en imaginant leur fils devenir un "aveugle-sourd-muet-nain-noir". Par cette façon de jeter sur un écran la tension et l’urgence de leurs vies, La Guerre est déclarée est pour son couple d’auteur une réalisation tout sauf confortable, et dans cette prise de risques, un certain nombre d’écueils ne sont pas évités (une interprétation pas toujours juste, une voix off mal utilisée, des séquences trop arty-ficielles - notamment celle chantée, dispensable et qui suit surtout l’une des plus poignantes du film, au son de L’Hiver de Vivaldi…) ; mais rares sont les films qui parviennent à développer sur la durée une telle énergie, et un tel souffle de vie dans un cadre à ce point réaliste. Imparfait, forcément imparfait - mais vivifiant, ô combien vivifiant ! Antoine Royer

1979 : un groupe d’amis bricole un court métrage quand survient, sous leurs yeux, un étrange et spectaculaire accident de train. Très vite, l’armée débarque, boucle le périmètre, et bouscule la vie paisible de leur communauté. Ils ne vont pas tarder à réaliser qu’un événement incroyable vient de se produire sous leurs yeux… et sous l’objectif de leur caméra. Enfant prodige de la télévision américaine passé au cinéma dans le cadre de franchises plus ou moins florissantes (Mission Impossible 3, un reboot de Star Trek…), JJ Abrams n’avait pas encore eu l’occasion de témoigner sur grand écran de sa personnalité propre, celle d’un amoureux du cinéma qui fut adolescent dans les années 80. Super 8 comble à ce point ce manque qu’on a parfois l’impression d’un trop-plein, comme si le cinéaste avait voulu en un film compacter toutes ses obsessions ; à la genèse de Super 8 existaient en effet plusieurs projets distincts que le producteur-réalisateur a fusionné, quitte à créer un objet cinématographique parfois un peu bâtard : d’une part, on est saisi par la grande référentialité d’un film qu’on croirait sorti des années 80 et qui s’applique parfois un peu artificiellement à restituer l’atmosphère des productions qu’Abrams avait tant aimées en tant que jeune spectateur ; et d’autre part, Abrams tient à développer son intrigue sans le moindre cynisme, avec une linéarité et une sincérité parfois désarmantes dans leur premier degré. De fait, Super 8 est donc un film qui voudrait exister pour ce qu’il est, mais tout en étant en permanence tourné vers les modèles qu’il copie. La principale ambition du film, qui en deviendrait parfois sa plus grande faiblesse, serait de fusionner ces deux élans sans jamais en privilégier un seul, au risque de laisser sur la route les jeunes spectateurs d’aujourd’hui (pour qui les studios Amblin ou George Romero ne sont pas des références immédiates) mais aussi de révéler son impuissance à voyager dans le temps : Super 8 n’est ni E.T., ni Rencontres du Troisième Type, ni Stand By Me, ni Les Goonies, ni The Thing - et son principal tort est peut-être d’essayer d’être tout ça à la fois… Évidemment, le film n’est pas dépourvu de qualités ponctuelles et, prises individuellement, certaines scènes démontrent le savoir-faire magistral d’Abrams - mais l’ensemble manque singulièrement d’unité (l’accident de train, par exemple, renvoie à une conception très moderne du découpage de l’action cinématographique, qui s’articule toutefois fort mal avec les séquences l’encadrant), et les différentes lignes narratives semblent au final ne jamais réellement se croiser. La dernière partie du film, qui devrait proposer la résolution des divers enjeux, s’avère ainsi malheureusement beaucoup plus assommante qu’émouvante. C’est finalement quand il se concentre simplement sur le plus touchant de ses sujets (ce groupe d’adolescents d’une cité résidentielle du fin fond de l’Amérique, qui voit l’étrange s’immiscer dans son quotidien) que Super 8 parvient à convaincre, grâce notamment à la belle présence d’Elle Fanning (sœur de Dakota vue récemment dans Somewhere de Sofia Coppola) : de façon assez révélatrice du souci fondamental de Super 8 (pour dire les choses simplement : n’est-ce pas inquiétant que le blockbuster le plus excitant de l’année le soit parce qu’il proposait de revenir à un cinéma d’un autre temps ?), le meilleur moment du film reste probablement son générique de fin, où la magie la plus basique du cinéma-bricolage s’exprime enfin. Antoine Royer

Après l’assassinat de son père par un brigand, la jeune Mattie Ross, 14 ans, est bien déterminée à se venger. Elle sollicite ainsi l’aide de plusieurs marshalls, et finit par convaincre Rooster Cogburn, un vieux borgne alcoolique réputé pour sa férocité. Ensemble, ils prennent la route à travers le territoire indien pour retrouver le fuyard. Depuis leurs débuts, les frères Coen n’ont eu de cesse de revisiter les grands espaces de la mythologie cinématographique américaine, et s’ils avaient parfois effleuré les codes du genre, il était clair que le registre fondamental du western manquait à leur exploration. C’est désormais chose faite avec True Grit, film couronné d’un inattendu succès public aux États-Unis et présenté depuis sa sortie comme une réadaptation du roman homonyme de Charles Portis - quand bien même il peut également être vu comme un remake du film qu’en avait tiré Henry Hathaway en 1969 avec John Wayne, 100 dollars pour un shérif. Le roman, à la première personne, était narré par Mattie elle-même, jeune fille éduquée avec force principes et confrontée, dans sa droiture morale comme dans la linéarité de son objectif de vengeance, à la déliquescence morale et à l’effondrement du rêve suscité par le fantasme du Grand Ouest : dans True Grit, les icônes sont fatiguées, entre cet arsouille rabâchant son prestige révolu, ce Texas Ranger un peu dépassé ou ce bandit de grand chemin assez incapable. Surtout, les limites entre les hors-la-loi et les représentants de celle-ci se sont estompées, et chacun cherche surtout à défendre son maigre bout de gras. C’est donc le regard d’une enfant sur un monde qui ne correspond pas à ses idéaux qu’offre True Grit, et en ce sens, ce périple à travers des terres inconnues prend progressivement des allures de conte initiatique, voire de fable fantastique : après avoir décroché un pendu d’un arbre trop haut, puis croisé un homme-ours, la jeune fille tombera dans un puits rappelant celui du personnage d'’Alice de Lewis Carroll… Enfin, une chevauchée nocturne sous un ciel d’artifice achèvera son apprentissage, avant un épilogue sublime (où la jeune fille devenue femme enterrera définitivement ses dernières illusions légendaires) au son de Leaning on the Everlasting Arms, chant populaire classique, déjà utilisé de façon inoubliable par Charles Laughton dans La Nuit du chasseur (lequel, de façon sensiblement différente, confrontait déjà un univers adolescent à la dureté du monde réel). La référence n’est pas anodine, et entre cette nature de remake, ce jeu sur les codes visuels du western (notamment dans l’utilisation du format large) et les quelques références qui parsèment le film, True Grit ne s’offre pas uniquement comme un très plaisant film de divertissement, mais aussi comme une variation supplémentaire, au sein de leur filmographie déjà très riche, autour de l’imaginaire collectif étasunien, ses codes, ses figures, sa mythologie… En ce sens, le film ne transcende pas forcément les limites certaines imposées par cet exercice, et loin des accomplissements les plus magistraux des cinéastes (tant dans le drame existentialiste que dans la tragédie ironique), se rapprocherait davantage de O’Brother ou du Grand saut, films plutôt mineurs qui existaient déjà surtout à travers leur caractère référentiel. Plastiquement superbe, admirablement interprété et particulièrement bien écrit (le film est d’ailleurs plus un western de dialogues que d’action), True Grit, à défaut du chef-d’œuvre espéré, demeure une réussite de plus à l’actif de ces cinéastes passionnants que sont les frères Coen. Antoine Royer

En voyage à Paris avec sa fiancée Ines, Gil fantasme une vie de bohème sous les toits de la capitale tandis que sa promise, plus matérialiste, organise le futur mariage et fréquente les buffets mondains. Une nuit qu’il se perd, seul et éméché, dans un dédale de ruelles, Gil entend sonner les douze coups de minuit : apparaît alors une Peugeot modèle rétro, qui va le faire voyager vers les années 20, dans le Paris de ses idoles… Ce Woody Allen millésimé 2001 s’ouvre sur un montage d’images / cartes postales du centre ville de Paris, de l’aube à la nuit noire, qui ne va pas sans rappeler l’ouverture de Manhattan, la voix off en moins : pour l’auteur, certaines villes tiennent à ce point de l’œuvre d’art qu’elles parviennent à dépasser toutes les autres formes d’expression artistique (ce qu’évoque d’ailleurs son avatar Gil dans l’une des dernières séquences), et Minuit à Paris est donc une déclaration passionnée pour la Ville Lumière, qu’il avait déjà si amoureusement filmée dans la dernière partie de Tout le monde dit I Love You, sur les quais de Seine. Évidemment, ce regard s’affranchit délibérément de toute considération réaliste et le cinéaste peint véritablement une ville de rêverie, avec ses palaces et ses artistes, sa magie et son mystère : il est dès lors quelque part presque naturel que, sous le scintillement de la Tour Eiffel, le fantastique débarque dans le film presque sans prévenir : il opère en quelque sorte - comme dans La Rose pourpre du Caire où les acteurs de l’écran s’adressaient le plus naturellement du monde à leur spectatrice - moins comme un désordre de la réalité que comme un projection de l’imaginaire du personnage, une concrétisation d’un fantasme permettant d’échapper à la réalité. Si, question d’âge, Woody Allen n’interprète pas lui-même le personnage de Gil, c’est évidemment de son propre imaginaire, de son propre fantasme, qu’il s’agit, celui qui a nourri l’enfant qu’il était et que, de film en film, il n’a cessé de révérer. Il est évidemment plaisant de voir un cinéaste que l’on estime se faire à ce point plaisir en conviant ses idoles à son cocktail parisien, mais le défilé de personnalités (Scott et Zelda Fitzgerald, Hemingway, Cole Porter, Picasso, Gertrude Stein, Cocteau, Josephine Baker, Matisse, Dali, Bunuel, Man Ray…) a ceci de totalement - et délibérément, entendons-nous bien - artificiel que le film donne ponctuellement l’impression de tourner un peu à vide, de se contenter de sa dimension ludique et pailletée. Heureusement, en plusieurs occasions, Woody Allen vient rappeler quel fin scrutateur des contradictions de l’âme humaine il sait être, que ce soit dans l’évocation du trouble sentimental (chez Gil, comme chez d’autres protagonistes alleniens - on pense par exemple à Elliott dans Hannah et ses sœurs - la passion amoureuse sert presque essentiellement de révélateur au déni affectif) ou dans l’évocation habile du sentiment de frustration inhérent à l’esprit humain : quelle que soit l’époque où ils vivent, les personnages du film rêvent d’une autre, l’âge d’or des uns étant le calvaire des autres. A travers cette insatisfaction généralisée se dessine alors progressivement une philosophie de vie qui affleurait déjà dans Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, le précédent film du cinéaste : le bonheur ne naît pas de l’accomplissement des fantasmes, il pousse, laborieusement, dans le terreau des illusions : l’artifice n’est pas qu’enrobage, il rend surtout la réalité plus supportable… C’est en quelque sorte le mot d’ordre et la morale de cette fable, charmante mais mineure.. Antoine Royer

Fin des années 20, à Hollywood : Georges Valentin est le comédien-vedette de la Kinograph, société de production de films muets. Par hasard, il fait la rencontre fortuite de Peppy Miller, une de ses admiratrices, qui rêve à son tour de devenir une vedette. L’arrivée du cinéma parlant va soudainement inverser leurs destins : lui, refusant de franchir le pas, va sombrer dans l’oubli, tandis qu’elle va devenir la tête d’affiche que tout le monde s’arrache. De Mel Brooks (Silent Movie) à Aki Kaurismaki (Juha) en passant par quelques autres plus obscurs, certains cinéastes contemporains s’étaient déjà attelés à l’ambitieux projet de réaliser un film sans dialogues, mais aucun n’avait encore choisi de situer leur intrigue au moment même, à la fin des années 20, où le cinéma franchissait le pas du parlant. Doté d’une force symbolique certaine, ce postulat permet à Michel Hazanavicius de complexifier l’appréhension initiale de son projet : trop sérieux et déférent pour n’être qu’une parodie, The Artist refuse également de n’être qu’un copier-coller du style "film muet" (pour peu que cela existe), tant il affirme constamment sa conscience du fil continu de l’histoire du cinéma, en particulier celui qui relie la période décrite dans le film à l’époque contemporaine. C’est ainsi que, s’il débute avec des dispositifs de mise en scène classiques des années 20 (plans américains, mouvements de caméra sommaires) et laisse une forme d’expressionnisme typiquement années 30 développer progressivement sa patte (gros plans, décadrages, utilisation des reflets…), The Artist vogue également avec allégresse vers les années 50, empruntant là à Sunset Boulevard (l’ex-vedette, oubliée, regardant, seule, les films vestiges de sa gloire), là à Vertigo (dont le thème musical illustre la séquence de l’incendie)… L’histoire même de The Artist invite donc à envisager une perspective globale de la chronologie historique du 7ème Art, à la fois pour suggérer l’universalité du parcours de son personnage principal (à chaque époque ses stars déchues), mais aussi pour ériger une forme de manifeste dans la manière d’appeler le public d’aujourd’hui (élevé dans la culture ambiante de l’instantanéité) à se souvenir de ceux qui furent les gloires d’hier, en montrant par l’exemple qu’un "film muet en noir et blanc" peut être drôle (les gags faisant intervenir le chien, référence au Asta de la série des Thin Man), trépidant et poignant : extraordinaires d’expressivité et d’énergie, Bérénice Bejo et Jean Dujardin font ainsi renaître sous nos yeux les figures de Louise Brooks et de Douglas Fairbanks, de Claudette Colbert et de Clark Gable, de Ginger Rogers et de Fred Astaire, et à travers eux des décennies entières de mélodrame, de film d’aventure, de comédie, de musical… Pour autant, The Artist n’est pas un film étouffé par la la nostalgie, et quand bien même la multiplication des références s’adresse avant tout à un public déjà nourri, il parvient à transmettre à tout un chacun sa vivifiante énergie et son amour du cinéma, ce vecteur unique d’émotions : chez Michel Hazanavicius, la conscience de son art n’est pas un carcan mais un catalyseur, la nourriture dont se repaît un imaginaire aussi naïf que malicieux. Passons donc sur les menus défauts de rythme ou les limites d’un dispositif peut-être un peu trop "ciné-centré" pour défendre The Artist comme il se doit, car il s’agit probablement, à nos yeux, de l’un des films les plus sincères et les plus attachants de l’annéee. Antoine Royer

Dicky et Micky sont (demi-)frères : l’un est une ancienne gloire de la boxe à la retraite, devenu entraîneur de l’autre, dont la carrière peine à décoller. The Fighter raconte (en condensé, puisque si le film donne l’impression d’une courte période, il y a en réalité une douzaine d’années entre le combat perdu à Atlantic City qui débute le film et celui à Londres qui l’achève) leur histoire, leur relation fraternelle autant que conflictuelle. C’est un fait assez indéniable, que l’on apprécie ou pas la discipline, la boxe est d’assez loin le sport le plus ciné-génique qui soit, en tout cas celui dont la densité dramaturgique ou la violence auront le mieux et le plus souvent été traduites à l’écran (de Nous avons gagné ce soir de Robert Wise au Ali de Michael Mann, en passant par Rocky ou Raging Bull…). The Fighter s’inscrit dans une double tradition du registre à travers les destins antagonistes des deux frères : d’un côté, celui de la success-story de Micky, personnage effacé qui prendra sa revanche en devenant champion du monde (et dont les affrontements homériques avec le canadien Arturo Gatti sont aujourd’hui encore considérés comme des combats de référence) ; et de l’autre, celui du drame de la déchéance (on pense parfois, brièvement et en mieux, au Wrestler de Darren Aronofsky, ici producteur), à travers le personnage de Dicky, junkie cracké vivant dans la gloire éphémère d’un trébuchement de Sugar Ray Leonard dans un match qu’il finit pourtant par perdre… Deux caractères, deux antagonismes, deux interprétations : à la sobre robustesse d’un Mark Wahlberg tout en retenue, s’oppose le jeu hallucinant et halluciné de Christian Bale, amaigri de 20 kilos, fossettes creusées et regard fou, qui en vient à phagocyter le film par sa présence illuminée. Et alors qu’on serait prêt à le taxer de cabotinage éhonté, un bref plan, en générique de fin, nous montre le véritable Dicky Eklund et nous confirme l’étonnante électricité du bonhomme, pourtant désormais sevré… Bale est donc l’effet spécial de ce film, sa singularité autant que sa limite (car on en viendrait presque à ne plus regarder que lui, et sa "performance" hors normes) ; mais à travers les trajectoires mêlées de ces deux protagonistes, The Fighter s’enrichit d’un regard dual sur les États-Unis, le pays du rêve américain autant que le terreau des rednecks les plus indécrottables : sans aucun cynisme et sans aucune complaisance (dans un sens comme dans un autre), David O. Russell décrit le clan Ward-Eklund comme l’incarnation d’une Amérique profonde percluse de certitudes et d’obstination, où la famille est un bloc aussi salvateur qu’étouffant. Qui plus est, dans l’aveuglement général qui fait de Dicky l’unique héros de sa ville, The Fighter propose une réflexion (qui rejoint en partie celle que Russell avait entamé il y a 10 ans dans Les Rois du désert) autour du filtre médiatique, qui transforme la réalité, crée des icônes et les détruit aussi sec : convaincu que l’équipe qui le filme en continu s’intéresse à son très hypothétique come back, Dicky réalise qu’il s’agit en réalité d’un documentaire sur les méfaits du crack… De la même manière, les images du combat final, ce climax vers l’Everest de Micky, sont traitées avec une sorte de grain vidéo qui rappelle des images télévisées, comme si l’histoire s’écrivait désormais avant tout cathodiquement. Le tout dernier plan du film, assez bouleversant, montre d’ailleurs les deux frères interviewés par une équipe télé : c’est l’image qui les faisait exister, c’est l’image qui inscrit désormais leur légende dans la fiction. Antoine Royer

Dans les années 30, en Angleterre, le deuxième fils du roi George V est atteint d’un bégaiement maladif qui se révèle très embarrassant lorsqu’il doit s’exprimer en public. Après avoir consulté les plus éminents médecins du Royaume, il se retrouve un jour, presque sans le vouloir, dans le salon d’un Australien nommé Lionel Logue, aux pratiques pour le moins atypiques. Entre les deux hommes va naître une complicité assez peu conventionnelle, d’autant plus importante que le destin va se charger de les faire malgré eux entrer dans le cours de l’Histoire... Qu’elle est belle, cette histoire d’un garçon un peu maladroit qui parvient à dépasser son handicap pour endosser un costume de grand homme d'État et, en domptant ses propres démons, parvient à emporter dans son élan une nation toute entière ; et qu’elle est belle, sa relation avec ce singulier immigré australien, vaguement imposteur mais vrai homme de cœur, le vecteur de sa transcendance. Le Discours d’un roi n’est d’ailleurs que l’histoire de ce parcours individuel mené à deux - ponctuellement croisé par un tumultueux contexte politique ou social - et le premier film du britannique Tom Hopper est ainsi tout entier consacré à l’attachante figure d’Albert, duc d’York et futur George VI, notamment lors de ces moments de faiblesse publique inacceptables pour un homme de son rang (joliment fonctionnelle, la mise en scène use par exemple de plongées écrasantes sur le bègue ou de contre-plongées impressionnantes sur l’auditoire qu’il affronte pour montrer l’amplification de son trouble). D’ailleurs, dès son titre, le film pose comme climax ce fameux discours de fédération nationale délivré au moment de l’entrée en guerre de l’Angleterre en 1939; et la dramatisation globale de l’œuvre tend vers cet instant, selon une progression bien éprouvée par les structures narratives classiques du cinéma hollywoodien (embûches, trahisons, découragements mais dépassement ultime de soi) ; il faut par ailleurs reconnaître la belle efficacité de ce moment à l’écran, le soutien de l’Adagio du 2ème mouvement de la 7ème Symphonie de Beethoven lui conférant toute la gravité et la beauté nécessaires. Malgré tout, on peut s’interroger, outre même la précision historique de cette progression (il semble que le journal personnel de Logue montre bien que dès la fin des années 20, le futur roi était déjà capable de faire un discours sans bégayer), sur la justesse de cet instant de liesse collective survenant au moment de l’entrée en guerre du pays, comme si la petite histoire personnelle devait, pour un instant seulement mais pour un instant tout de même, supplanter la grande, la vraie (la scène du balcon qui parachève le film est en ce sens une aberration historique assez problématique). Cet exemple final révèle dans quelle mesure Le Discours d’un roi incarne une sorte de succédané de l’art des studios, le brillant du cinéma mainstream dans toute sa splendeur (l’Oscar du meilleur film, très contestable dans l’absolu, paraît dans cette perspective plus légitime) : reconstitution appliquée, photographie splendide, casting impeccable, personnages attachants, destin individuel d’autant plus émouvant qu’il porte la caution "histoire vraie"… mais qui s’accommode tout de même de petits arrangements avec la réalité (sans même avoir à évoquer ici ce qu’aurait été la personnalité véritable de George VI…) et n’offre finalement qu’une profondeur… de surface. De la bien belle ouvrage, qui manque toutefois d’un relief réel. Antoine Royer


Récemment sorti de prison, Driss erre d’un plan à un autre, sans beaucoup de perspectives. Un jour qu’il se présente à un entretien d’embauche dans le seul but de faire signer un document lui permettant de toucher les Assedic, il est remarqué par Philippe, riche homme d’affaires tétraplégique, qui perçoit chez lui de la spontanéité et, plus important encore à ses yeux, aucune forme de compassion éplorée. Il le prend alors à l’essai comme aide à domicile, marquant ainsi le début entre eux d’une singulière histoire d’amitié. Depuis une petite dizaine d’années, Eric Toledano et Olivier Nakache poursuivent leur petit bonhomme de chemin au sein du territoire parfois un peu désœuvré de la comédie française, avec une certaine forme de modestie (mise en scène, écriture, casting…) qui invite souvent à accoler à leur travail l’épithète double-tranchant de "sympathique". En adaptant l’autobiographie de Philippe Pozzo di Borgo, tétraplégique depuis 1993, dans laquelle l’homme d’affaires (ancien directeur délégué des champagnes Pommery) décrit sa relation singulière avec son aide à domicile, Abdel Sellou, Toledano et Nakache retrouvent un sujet qu’ils avaient déjà en partie abordé avec Je préfère qu’on reste amis…, leur premier film, celui de la naissance d’une complicité a priori contre-nature entre deux hommes issus de mondes complètement différents. La séquence de la rencontre entre le quadra en costumes immobilisé et le volubile Black des cités, pour schématique que soit l’opposition qui la sous-tend, s’avère ainsi particulièrement percutante et habile dans une écriture qui laisse déjà deviner tout ce que, mutuellement, ils auront à apprendre l’un de l’autre (notamment via le vocabulaire ou l’humour). Et si on craint, un temps, que le film incline majoritairement vers Driss, dont la spontanéité et l’insolence rieuses font souvent mouche (la séquence de l’opéra ou celle du concert privé pourraient être problématiques si elles se limitaient à affirmer que « la musique classique, c’est chiant ! »), la balance se rééquilibre dans la seconde finale, qui montre dans quelle mesure il aura à son tour gagné au contact de Philippe une forme de maturité. Intouchables est donc l’histoire d’un apprentissage (peut-être même d’un salut) mutuel, de la rencontre entre deux univers qui ne sembleraient de prime abord jamais devoir se rencontrer, et si la caution « inspiré d’une histoire vraie » ou un discours un peu convenu ("a différence, c’est enrichissant", "les gens ne sont pas forcément ce qu’ils semblent être"…) pouvaient laisser craintif, le film emporte globalement le morceau grâce à la qualité de son écriture et à la belle association de ses deux comédiens principaux : face à l’élégante retenue d’un François Cluzet (comme toujours) admirable dans son économie de moyens, Intouchables dispose en effet d’un effet spécial massif en la personne d’Omar Sy, dont les quelques seconds rôles de ces derniers mois ne laissaient pas croire qu’il pouvait à ce point porter un film sur ses épaules. Sa personnalité d’histrion espiègle et insolent aura indéniablement inspiré les deux auteurs (avec qui il avait déjà tourné deux fois), qui lui réservent bon nombre de scènes incisives et de répliques efficaces, conférant ainsi une énergie comique indéniable à un film vraiment drôle (le « Kinder » de Fabergé, le sort du personnage de Bastien…) qui, tout en le faisant de façon très décontractée, ose en réalité rire d’un peu tout, de la couleur comme du handicap, des inégalités sociales comme de la dépendance… On pourra toujours rechigner face à quelques concessions aux bons sentiments (surtout, évidemment, dans la partie finale) ou à certaines articulations dramatiques un peu paresseuses (le licenciement de Driss, pas vraiment justifié, ou le personnage d’Eleonore, trop théorique…), l’essentiel est bien là : s’il ne révolutionnera certes pas l’histoire du cinéma, Intouchables, dans son registre, remplit haut la main son cahier des charges ; il s’agit d’un divertissement populaire de bonne tenue, vif et… touchant. Antoine Royer

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Par Ronny Chester - le 19 janvier 2012