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Tops de la rédaction

Le début du film intrigue : nous sommes quelque part au Proche-Orient, et de jeunes orphelins rageurs se font raser la tête au son d’une chanson de Radiohead… puis l’instant d’après, nous sommes au Québec, dans un office notarial, où deux jumeaux assistent à la révélation du mystérieux testament de leur mère : elle, Jeanne, devra remettre une lettre à son père, qu’elle croyait mort depuis longtemps ; lui, Simon, devra remettre une autre lettre à un frère dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Lorsque Incendies, pièce de Wajdi Mouawad, fut pour la première fois montée sur scène en 2003, nombreux furent les spectateurs convaincus d’avoir assisté à une création majeure du théâtre contemporain. Cet alors trentenaire, installé à Montréal depuis le début des années 80, y mêlait en effet une partie de sa propre histoire d’exilé libanais avec des questions plus amples et universelles autour de la quête des origines, de l’identité religieuse ou du cycle perpétuel de la violence… Saisi par le potentiel dramatique de l’œuvre, le québécois Denis Villeneuve en acquit assez vite les droits d’une adaptation cinématographique : indéniablement, la force dramatique et l’intensité narrative du texte originel représentaient d’assez certaines garanties (même si Villeneuve avoue avoir peiné à trouver un équilibre dramatique vu la densité thématique de l’œuvre), pour peu que le cinéaste ne tombe pas dans le piège de la sur-signification ou du pathos. L’une de ses meilleures inspirations fut de conserver l’incertitude géographique du cadre de l’action (si l’on pense au Liban, il pourrait aussi bien s’agit de la Palestine ou de l’Iran…) pour ne pas risquer "d’idéologiser" une trame bien moins politique que mythologique : malgré sa grande contemporanéité, Incendies tient de la tragédie grecque, de ces drames classiques où Damoclès se joue du destin, et où chaque révélation ne vient qu’amplifier la glaçante appréhension de la suivante, plus terrible encore… A ce sujet, et sans révéler quoi que ce soit de l’intrigue (qui dans son impressionnante richesse n’évite cependant pas certaines lourdeurs symboliques ponctuelles), Incendies effleure dans ses derniers instants des abîmes de turpitude, mais sans jamais tomber dans une sorte de provocation par l’abjection : si le film suggère la colère, la violence ou la haine, il ne donne jamais à les ressentir, cherchant plutôt à inciter le spectateur à la réflexion ou à la compréhension de ses complexes enjeux (la quête des jumeaux n’est pas tant celle d’une personne que des raisons enfouies par leur propre mère). L’ensemble est donc d’une grande gravité, parfois étouffante, et la mise en scène de Denis Villeneuve, dans une sorte de conception nord-américaine du réalisme, s’y avère aussi efficace que crue. Le résultat est un film ample et éprouvant, puissant et tourmenté. Antoine Royer

Los Angeles, aujourd’hui : "il" est blond, parle peu et conduit comme un virtuose. On le recrute pour se faufiler entre les mailles de la police après des braquages auxquels, lui, "il" ne prend jamais part. Et puis, un jour, les choses vont mal tourner… Le projet passe pour avoir circulé pendant plusieurs mois à Hollywood, passant d’un faiseur à un autre, et le film aurait pu n’être qu’un oubliable ersatz supplémentaire de la franchise Fast and Furious si, un jour, il n’avait échu dans les mains de Ryan Gosling ; le jeune comédien allait, non sans culot, transmettre le script à Nicolas Winding Refn, jeune et extrêmement prometteur cinéaste danois, dont l’une des principales caractéristiques - outre une maîtrise technique hors normes - est de se plaire à ne jamais être où on pourrait l’attendre. Voici donc comment, dans un filmographie, un film d’action hollywoodien avec des bolides vient succéder à l’errance métaphysique d’un guerrier viking (le très impressionnant Valhalla Rising)… Le ton est assez vite donné, lors d’une impressionnante séquence en pré-générique : l’atmosphère et la gestion de la temporalité compteront plus ici que les péripéties, les carambolages ou les fusillades ; et passé d’ailleurs le braquage initial, il faudra d’ailleurs attendre près d’une heure pour que l’action surgisse à nouveau : comme dans Valhalla Rising, on sent Winding Refn avant tout captivé par sa figure quasi-mystique de héros mutique (où est la projection autobiographique dans ces personnages de marginaux ?) et par son changement de statut, son parcours vers l’ailleurs. Car Drive décrit bien une sorte de (re)naissance, un accouchement depuis le ventre mécanique des voitures avec lesquelles il ne faisait qu’un, vers quelque chose de plus organique, de plus viscéral : il faut voir le sang recouvrir, jour après jour, mort après mort, le blouson du Driver, machine de sang-froid au regard projeté vers un improbable horizon. Une nouvelle fois, mais dans un style encore une fois bien différent, Winding Refn tend ici vers la recherche de la forme absolue, et c’est peut-être ici la limite de son film, exercice visuel d’un brio certain mais en partie affaibli par la pauvreté des enjeux dramatiques. On avait, à ses débuts, avec la trilogie Pusher, osé une comparaison entre Winding Refn et le Martin Scorsese de Mean Streets, pour les milieux décrits mais surtout pour l’énergie de la mise en scène et du montage. Quelque part dans la continuité, Winding Refn fait ici son Taxi Driver, avec ce personnage de chauffeur mutique sombrant dans l’ultra-violence parce qu’il peine à communiquer avec une jeune femme ; mais si le film de Scorsese s’ancrait, y compris stylistiquement, dans le New York des années 70, Winding Refn adapte sa mise en scène au cadre de son action, la clinquante Cité des Anges : dans la continuité de Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin ou de certains films de Michael Mann (dont Le Solitaire ou Collateral) - et y compris parfois pour le pire (couleurs flashy ou musique électro eighties) - Drive s’envisage comme une pérégrination urbaine et nocturne, parsemée de saisissantes bouffées de violence. Là encore, Winding Refn se démarque de tout-venant du cinéma d’action américain et rejoint les prestigieux noms sus-cités en refusant d’envisager la représentation de la violence avec une forme de complaisance cynique : ici, des super-héros ne butent pas des super-vilains la clope et le sourire au bec, en balançant des punchlines débiles, mais des actes de véritable sauvagerie, brutaux et imprévisibles, surgissent soudainement et de façon difficilement soutenable. Ils participent, à leur manière, à l’abstraction globale d’un film assez difficile à appréhender, mais qui finit par convaincre par sa cohérence esthétique. Car s’il était lors de l’annonce pour le moins improbable compte tenu du synopsis du film (l’amour de la Croisette pour les grosses cylindrées n’est pas de notoriété publique…), le prix attribué au Festival de Cannes 2011 est finalement d’une évidence redoutable : l’intérêt de Drive se limite en effet, et fondamentalement, à sa mise en scène. De la même manière, donc, qu’en littérature, où le style d’un auteur peut transcender une histoire banale, c’est de la sensibilité de chaque spectateur à la "patte Winding Refn" que dépendra son appréciation de Drive. A titre personnel, et tous bémols mis à part, l’exercice de style nous a semblé absolument brillant. Antoine Royer

En Iran, aujourd’hui, un couple se sépare : elle veut quitter le pays avec leur fille, il veut rester pour s’occuper de son vieux père malade. En attendant le divorce, elle part habiter chez sa mère. De son côté, pour s’occuper des tâches quotidiennes, il engage une jeune aide ménagère. Et puis, un jour, le hasard, imprévisible et cruel, va faire basculer leurs vies à tous. Ces derniers temps, les nouvelles du cinéma iranien n’étaient pas fameuses : entre la baisse de la productivité (et de l’inspiration) d’Abbas Kiarostami, la discrétion de la famille Makhmalbaf et la condamnation scandaleuse de Jafar Panahi et de Mohamed Rasoulof à 6 ans de prison pour « propagande contre le régime », il y avait de quoi désespérer. Quand bien même elle ne demeurerait qu’une goutte de consolation dans un océan de déprime, la belle réussite de ce cinquième long-métrage d’Asghar Farhadi, couronné d’un Ours d’Or à Berlin et d’un étonnant succès public à peu près partout dans le monde, a de quoi mettre du baume au cœur, et ce pour diverses raisons. D’une part, il est encore possible aujourd’hui en Iran de réaliser des films forts, qui soient politiques sans tenir du discours partisan, et d’autre part, de parvenir à faire des longs métrages empreints d’universalité et qui n’existent donc pas seulement en révolte au contexte local : si elle nous parle de l’Iran d’aujourd’hui en tant que cadre de son action, l’histoire contée dans Une séparation aurait pu se passer à peu près partout dans le monde sans pour autant perdre de sa puissance. Une séparation est donc avant tout le film d’un auteur, Asghar Farhadi, réalisateur, producteur et scénariste, remarqué il y a quelques années pour A propos d’Elly. Dans la continuité de ce titre, Une séparation interroge la justice des hommes, la question de la vérité individuelle, en refusant toute forme de jugement moral : en décrivant soigneusement les situations, les raisons et les ressentis de chacun de ses protagonistes, le film nous place face à d’irrésolubles contradictions de logiques et de points de vue, sans qu’il nous soit jamais possible d’incliner d’un côté ou de l’autre. Et c’est bien là que se situe la grande force du film, dans la manière dont les relations humaines y sont décrites selon des systèmes complexes, irréductibles à de simples alternatives binaires (le bien ou le mal ? coupable ou innocent ? part-elle ou reste-t-elle ? savait-il ou ne savait-il pas ? son père ou sa mère ?) : à titre d’exemple, la religion, sujet sensible s’il en est en Iran, est montrée dans ses multiples ramifications, dans la manière dont elle comprime les êtres autant qu’elle transcende leur grandeur et leur respect de la vérité. C’est ainsi que Farhadi cherche constamment à impliquer son spectateur, que ce soit par une qualité d’écriture dont on ne peut soupçonner la précision avant d’avoir repensé le film dans sa globalité, mais aussi par une mise en scène extrêmement habile (le premier plan n’est-il pas en vue subjective ?) pour le sortir de sa passivité habituelle et l’interroger sur son propre regard : progressivement, on repense en cours de film à ces dialogues en partie anodins auxquels on aurait dû prêter une plus grande attention, à ces images trop furtives pour être clairement définies et pour alors autoriser la certitude, à ce que l’on a vu mais aussi à ce que l’on ne nous a pas montré… Et on reste au final sans voix face à ce tout dernier plan, qui atteint l’incroyable gageure de maintenir une salle presque entière assise, pour une fois, jusqu’à la fin du générique ! Si Une séparation est donc bien un film éminemment politique, c’est tout bien considéré presque moins dans ce qu’il révèle de la société iranienne (même si l’on est frappé par ces récurrents rituels de voilages féminins, à tous âges) que dans la manière dont il invite globalement à la réflexion, à la reconsidération des choses, et donc à la prise en compte du point de vue opposé. Voilà donc un très grand film, qui met ses admirables qualités cinématographiques (écriture extrêmement dense ; qualité globale d’interprétation exceptionnelle ; mise en scène "d’apparence" documentaire mais en réalité très travaillée ; montage qui ose des jump-cuts très nerveux, des raccords signifiants ou des ellipses insensées…) au service d’un discours salutaire de pondération et de pertinence. Antoine Royer


Michel et Marie-Claire vivent heureux, fiers de leurs combats syndicaux et de leur conscience politique. Mais Michel vient de perdre son travail au port de Marseille et semble un peu perdu dans cette inactivité nouvelle. Il trouve cependant le réconfort parmi ses amis et sa famille qui lui offrent un grand voyage en Afrique. Un soir, ils sont agressés chez eux par deux malfrats à la recherche des billets d’avion et de leurs cartes de crédit. Après quelques jours d’incompréhension, toujours choqué, Michel retrouve la piste d’un des voleurs et n’en croit pas ses yeux : c’est l’un de ses collègues récemment licencié... Voilà trente ans que Robert Guédiguian filme Marseille et l’Estaque, ses ouvriers, ses petites gens, avec la même envie, la même ténacité. Loin de se reposer sur une notoriété récente qui lui aura permis de diversifier son œuvre et d’aller explorer d’autres genres et d’autres histoires, il revient à Marseille en grande forme, avec même un certain renouveau, en tout cas une vision empreinte de maturité et de lucidité sur la vie sociale de son pays. S’appuyant sur des personnages simples qui rendent l’histoire touchante et presque universelle, il livre un constat désabusé, parfois mélancolique, ancré dans son époque et subtil par les questions importantes qu’il soulève, par exemple sur l’éthique et la dignité individuelles dans un monde qui a perdu ses illusions, ou les situations qu’il développe (autour des inégalités, notamment). Guédiguian réunit les contradictions d’une société en mutation dont les frontières se sont déplacées et les écarts sociaux se sont aggravés. Le réalisateur appelle aussi les spectateurs à s’interroger sur les évidences, les idées toutes faites, qui peuvent s’avérer fausses à moins d’aller chercher au-delà des apparences. Le tout, et c’est l’une des réussites du film, dans un mélange des genres populaire, entre comédie et drame, dans un quotidien presque tranquille, avec ses moments de joie et ses problèmes, un quotidien parfois empreint de bons sentiments où le drame invisible côtoie une humanité apaisante. On y retrouve la troupe des fidèles, avec en tête le trio de Marius et Jeanette (Jean-Pierre Darroussin, Ariane Ascaride et Gérard Meylan) soutenu par les nouveaux venus croisés depuis quelques temps dans l’univers du réalisateur. Revigorant. Stéphane Beauchet

On sait le goût de Werner Herzog pour les lieux sauvages jadis traversés par l'homme mais qui n'ont pas subi les transformations du monde moderne. On sait également l'amour qu'entretient le cinéaste pour les endroits mystérieux où se tissent d'étranges liens entre le visible et l'invisible. Dans Cave of Forgotten Dreams, le réalisateur de The White Diamond nous fait partager le suprême privilège qui lui a été accordé par le ministre français de la Culture : arpenter la grotte de Chauvet en Ardèche qui contient environ 400 dessins datant d'il y a plus de 30 000 ans. Privilège d'exception dans la mesure où ce sanctuaire n'est ouvert que très rarement à quelques paléontologues triés sur le volet. Fidèle à ses méthodes où il excelle à prôner le faux pour obtenir le vrai, à son art de mettre en scène le geste le plus trivial, à pousser ses interlocuteurs dans leurs propres limites pour séparer le juste de la pose, Herzog fait de ces quelques scientifiques assermentés les personnages secondaires, émouvants et burlesques d'un film plus contemplatif qu'à l'accoutumée. Car, dans Cave of Forgotten Dreams, les héros ne sont pas les êtres humains mais bien ces grandioses peintures qui nous étonnent tant par la maestria de leur exécution que par leur âge canonique. L'art pariétal de Chauvet prouve que les artistes de l'Aurignacien étaient capables aussi d'abstractions. La question de savoir ce qui est vrai ou non dans le cinéma de Werner Herzog a peu d'intérêt dans la mesure il fabrique de tels nœuds avec le réel qu'il serait tout aussi dingue que lui de les démêler. Qu'importe donc de savoir si Herzog a demandé ou non au chef de l'expédition d'ordonner une minute de silence à son équipe quand ils pénètrent pour la première fois le sanctuaire. Que ce soit ou non inventé, ce qui compte bien évidemment, c'est ce que Herzog a conservé au montage. Et rarement aura-t-on vu, même dans l'un de ses documentaires, autant d'espaces accordés à l'observation des dessins rupestres. Si bien que l'on a parfois l'impression que Herzog n'a pas grand-chose à dire de plus, que tout ce qui le fascine est là, devant ses yeux. Il suffit de regarder pour remonter dans le temps. Il suffit d'enregistrer pour produire du sens. Le cinéaste part à l'aventure pour nous montrer des choses qui nous regardent froidement et que nous ne pouvions pas voir. Pas plus que la question du réel dans le cinéma du réalisateur, le temps n'est plus désormais à réfléchir la pertinence du procédé 3D. Par contre, on reste sans voix devant une autre vraie pertinence: celle de Herzog qui utilise cette technologie en étant le premier à l’inscrire dans un vrai cheminement technologique. Le cinéaste filme, regarde et s'interroge sur les premiers dessins connus de l'Humanité. Il les donne donc à voir avec le dernier outil technique d'appréhension du réel. La réflexivité du moyen de visionnage avec le sujet appréhendé produit du sens et, enfin, la fascination escomptée par ce cinéaste éminemment romantique. Par la 3D, ce n'est pas tant le relief qui étonne, que l'écart et la familiarité entre les peintures rupestres et la fonction première du cinéma. Au fond, rien de bien nouveau chez Herzog : des personnages pris dans leurs contradictions jusqu'au mi-burlesque mi-tragique, des paysages étranges et inaccessibles, des forces invisibles, et le choc des époques, des technologies. Seulement, si on aime ces aventures-là, si on apprécie la voix à la fois sage et espiègle de son narrateur, on viendra se promener aisément dans cet antre des mémoires que Herzog veut nous dévoiler. Après les continents, les pôles, les exoplanètes, les mondes fantastiques et mythologiques, Werner Herzog, le cinéaste voyageur, plonge au centre de la Terre pour sonder la mémoire de l'Humanité. Olivier Bitoun

La mystérieuse disparition d’un client vient troubler la tranquillité d’un grand hôtel de montagne dans lequel Frédéric, un jeune en réinsertion, a décroché un stage. Témoin d’une scène compromettant son patron, il décide de ne rien dire… Le scénario part d’un canevas policier que le réalisateur, pour son deuxième film, cherche rapidement à enrichir, d’abord par son unité de lieu (un hôtel isolé en montagne) qui ajoute la tension du huis clos. Il dévoile aussi très rapidement une partie des révélations pour explorer d’autres pistes comme le drame social et l’étude de caractères : on pense beaucoup au cinéma de Claude Chabrol. Les personnages évoluent autour de Jacques, figure paternelle solide mais homme ambigu, plein d’intériorité et de contradictions, sec et parfois désagréable, mais en même temps impuissant devant la situation dans laquelle il s’est embourbé. Jean-Pierre Bacri y est excellent même si les mauvaises langues diront pourtant qu'il "fait du Bacri" : il évolue en effet en terrain connu, avec le même tempérament bougon qu’on lui connaît. Cependant l'acteur laisse très rapidement apparaitre des fêlures, des nuances dans sa colère et son sale caractère. C'est un beau personnage à l’apparence rigide mais isolé dans l’affect, tourmenté par des évènements dont il se sent responsable et par des manipulations qu’il se voit contraint d’exercer. Son rapport avec le jeune Frédéric (Vincent Rottiers), nuancé et à double tranchant, participe à une confrontation des relations père-fils qui déstabilisent le personnage. Le comportement dilettante de son propre fils le déçoit, ils entretiennent une relation orageuse. Il reporte donc son intérêt sur ce jeune employé et, en tant que chef d’entreprise, est d’abord sensible à sa motivation au travail. Mais il pense toujours à régler les ennuis de son fils et profite donc de l’évidente carence familiale du gamin venu d’un milieu difficile et placé en famille d'accueil dans sa jeunesse. Attiré par le confort et l'argent pour s’échapper de son milieu précaire, Frédéric ne soupçonne aucune manipulation et profite des avantages offerts par son patron. Or, parallèlement, il devine un secret qui lie Jacques à son fils : cela empêche l’épanouissement total d’une relation prometteuse mais vouée à l’échec qui réduit encore davantage les espoirs de transmission filiale de Jacques. Le film utilise donc habilement les rapports de classe au-delà de la confrontation symbolique du bourgeois et du prolo des bas quartiers. Malgré une tradition du polar français qu'Avant l’aube s’applique à perpétuer, l’ensemble fait preuve d’une certaine originalité que l’on pourrait presque résumer au personnage de l'enquêtrice (Sylvie Testud). Car sans aller vers le décalage complet, celle-ci n'a pas du tout la tête de l'emploi : un style plutôt décontracté, cherchant la sympathie et la confiance plutôt que l’étalage d’une personnalité qui veut impressionner. Elle est à l'image du film : simple et surprenante, cherchant à nous sortir du "déjà vu". Stéphane Beauchet

La fin du monde est devenue un sujet récurrent sur les écrans : films catastrophes à grande échelle, invasions de singes intelligents ou extra-terrestres belliqueux n’en sont que les derniers exemples. Le déséquilibre brutal de notre mode de vie est un sujet universel et très immersif que le cinéma s’applique à décliner de toutes les manières possibles. Steven Soderbergh ajoute sa pierre à l’édifice en s’inspirant des récentes infections virales qui ont récemment semé la panique à travers le monde. S’il y a bien un virus mortel dans Contagion, cette fois il n’y a pas de zombies à l’horizon : plus besoin d’aller chercher dans le fantastique ou la science-fiction quand la réalité, si on sait la regarder, offre les mêmes ingrédients, en mieux. Soderbergh s’applique ainsi à brosser le tableau le plus réaliste possible de la situation, décrit avec précision et simplicité un phénomène et ses conséquences en s’intéressant à la propagation de l’infection et aux réactions des hommes face à ce danger invisible. Le récit adopte une vision générale par le suivi des institutions officielles et des autorités, les descriptions rigoureuses des différents protocoles d’alerte. On reste en même temps de plein pied dans l’intime à l’aide de quelques personnages (médecins, officiels ou quidams) qui justifient un casting quatre étoiles (Kate Winslet, Matt Damon, Lawrence Fishburne, etc.) mais qui ne sont malheureusement pas tous du même intérêt, appuyant le film de certaines faiblesses (Marion Cotillard est certainement la moins gâtée de ce point de vue). En donnant la même importance à cette observation de la résistance organisée et à ces réactions individuelles, le réalisateur retrouve ainsi la forme "chorale", déjà expérimentée dans Traffic, qu’il développe ici d’une manière peut-être encore plus convaincante. Il est inspiré par son sujet au point d’y apporter certaines réflexions sur la transmission : une maladie ou une rumeur (lancée, pourquoi pas, sur Internet) se propagent toutes les deux d’une manière fulgurante et irréversible. Mais il est une autre transmission que Soderbergh développe par sa mise en scène observatrice et immersive : celle de la peur. Le réalisateur a bien compris le principe et joue habilement sur ce registre, suivant pratiquement pas à pas le parcours d’un microbe qui passe de victime en victime, la caméra s’arrêtant par exemple longuement sur des objets touchés par un contaminé, puis retouchés quelques secondes plus tard par un innocent probablement condamné. Car si Steven Soderbergh a su rester scientifiquement fidèle à ce cas d’école, il en profite pour nous faire un vrai cours de biologie illustré, utilisant cette science pour la tourner à son propre avantage, cinématographe et dramatique. Il concrétise alors la mainmise fragile de l’Homme sur sa planète, impuissant face au pouvoir destructeur de la Nature. La médecine trouve d’ailleurs le film totalement crédible, elle qui prévoit des pandémies mondiales imminentes : Contagion en est d’autant plus glaçant. Stéphane Beauchet

Cyril, une douzaine d’années, cause bien des soucis aux responsables du foyer dans lequel l’a placé son père, qui refuse de s’en occuper. Un jour qu’il s’est enfui à la recherche de son père et de son vélo, Cyril rencontre Samantha, coiffeuse de son état. A la demande de l’enfant, celle-ci accepte de l’accueillir chez elle certains week-end… Depuis La Promesse (1996), les frères Dardenne n’ont eu de cesse de creuser leur sillon personnel, reconnaissable entre mille (et parfois raillé), définissant ainsi leur propre style, qui repose sur des récurrences thématiques fortes (notamment cette indéfectible obstination d’un personnage confronté à la dureté sociale) et une indéniable patte visuelle, caméra à l’épaule extrêmement réactive dans des décors naturalistes belges. Sous leurs allures de chroniques sociales à la limite du documentaire, les films des frères Dardenne laissent en réalité bien peu de place à l’improvisation, et leur travail marque en réalité, pour peu que l’on y jette un œil attentif, par l’extrême précision aussi bien de leur mise en scène que de leur écriture, qui définissent conjointement une sorte de cinéma de l’urgence, du mouvement. Le Gamin au vélo ne fait pas exception à cette règle, en particulier à cause de la mobilité constante de ce petit bout d’homme insaisissable et de cette énergie formelle émerge le formidable portrait d’un garçon incarnant toute la complexité de l’adolescence, ce besoin d’exister dans la contestation autant que la quête de reconnaissance (un très beau moment voit le gamin, qui n’a jamais jusqu’alors accepté d’obéir aux ordres des adultes, insister pour aider son père, et reproduire à l’identique le geste anodin de celui-ci), la recherche de soi, la gestion de la frustration, la bravade des interdits… Au cœur du film, un comédien amateur nommé Thomas Doret, une révélation comme avait pu l’être il y a quelques années de cela Jérémie Rénier, qui avait peu ou prou le même âge dans La Promesse et qui incarne ici son incapable de père dans ce qui ressemble à un passage de flambeau. Face à lui, Cécile de France joue Samantha, et si la comédienne apporte fraîcheur et densité au personnage, celui-ci pâtit de raccourcis assez brutaux, qui nuisent à la crédibilité de ses actions : les frères Dardenne ont en d’autres occasions montré leur sens de l’ellipse (on pense notamment à celle, terrible, au cœur du Silence de Lorna, leur précédent film) mais l’attachement de Samantha à Cyril est ici probablement trop immédiat et trop inexplicable pour passer sur certaines facilités scénaristiques (notamment la scène du « C’est lui ou moi ! », dispensable). Il demeure toutefois dans Le Gamin au vélo un art de la narration propre aux cinéastes, qui parviennent à conférer de l’intensité dramatique à des actes anodins ou s’offrent parfois d’intéressants contre-pieds scénaristiques (on pense notamment à la deuxième poursuite du "voleur de vélo", jusqu’à une fin de séquence qu’on attend glaciale et qui dégage au contraire une belle chaleur) - le film s’achève par ailleurs sur une renaissance qui, si elle est également rapide, repose sur une idée symbolique forte, empreinte comme souvent chez les Dardenne d’une forme de mysticisme. Malgré tout, il reste à la fin du Gamin au vélo comme un goût d’inachevé : cette variation plutôt lumineuse (tourné en été, le film est également le moins noir des cinéastes, d’assez loin) au sein de l’homogénéité limpide de leur filmographie profite certes des immenses qualités propres à tous leurs films à ce jour, mais il n’apporte finalement pas suffisamment de renouvellement (au contraire du Silence de Lorna, qui bénéficiait d’une fin assez remarquable) : avec Le Gamin au vélo, les frères Dardenne ont en quelque sorte fait très précisément ce qu’ils savent (brillamment) faire… Mais pas davantage... Antoine Royer

Ree a 17 ans, et tente de survivre dans un taudis au fin fond du Missouri, à s’occuper d’un jeune frère et d’une petite sœur : sa mère est à l’agonie et son père, multi-récidiviste en attente de jugement, a fui il y a plusieurs semaines de cela. Mais lorsque les huissiers de justice viennent la prévenir qu’ils sont sur le point de venir saisir leur maison, elle sait qu’elle n’a pas le choix et qu’elle doit partir retrouver ce père, quelque part dans son monde de violence, de drogue et de vengeance. Les premières images du film, en pré-générique, nous montrent deux gamins jouant au milieu de ce qui ressemble moins à un jardin qu’à un terrain vague, et sont accompagnées d’une ballade folk dans laquelle, en lieu et place du nom de l’Etat américain où se déroule l’action du film, on entendrait presque Way Down in Misery. Car c’est bien là, dans le fond du fond de cette Amérique des trous perdus et des Rednecks, de la country et de la méthadone, du froid et du désespoir, que nous emmène Debra Granik pour son deuxième long-métrage, multi-primé en festival (notamment à Sundance) et quasi-unanimement salué par la critique de l’autre côté de l’Atlantique. Le film confronte une jeune protagoniste, pas encore adulte mais déjà plus du tout une enfant, à une galerie pas possible de gueules burinées par le temps, l’alcool, et la rancœur, entre des femmes fanées par la désillusion (dont Sheryl « Laura Palmer » Lee, méconnaissable) et des hommes impulsifs, mutiques et menaçants. Par sa rage de survivre malgré tout, et sa capacité à surmonter toutes les adversités ou les intimidations, Ree (formidable révélation que cette Jennifer Lawrence) rappelle ces héros des romans noirs hard-boiled signés Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler, des obstinés qui baissaient la tête et avançaient, coûte que coûte. C’est à ses côtés et dans son indécision que nous évoluons, et que nous ressentons comme elle l’hostilité du monde ; le film baigne ainsi dans une telle tension sourde qu’on y pressent en permanence l’imminence du pire, à tel point que l’on serait prêt à décrire cette éprouvante expérience comme un film "violent" alors qu’il ne s’y déroule à peu près aucun acte de violence : l’atmosphère seule fait office d’étouffoir, par son univers sonore lancinent, par sa photographie réaliste de toute beauté, par un souci permanent de laisser le temps ou les silences générer l’inquiétude. Winter’s Bone est ainsi un film sans grande fantaisie (hormis une brève parenthèse en noir et blanc auprès d’écureuils…), mais sa puissante linéarité et sa densité dramatique lui confèrent justement toute son efficacité : il s’agit là, indéniablement, d’une des plus belles découvertes récentes que nous ait offert le cinéma indépendant américain. Antoine Royer

Un été, un enfant d’une petite dizaine d’années, accompagne son père jusqu’à leur nouvel appartement où les attendent la mère, enceinte, et une sœur plus jeune. Auprès des gamins du quartier, ses futurs camarades de jeux et d’école, l’enfant se présente sous le prénom Michael. Mais pour ses parents, elle est Laure, leur fille aînée… Lors des premières minutes du film, Céline Sciamma entretient savamment l’ambigüité autour de son personnage principal, comme si elle attendait, d’une certaine manière, que le spectateur décide lui-même s’il s’agit d’une petite fille ou d’un garçon : entre la finesse de sa silhouette ou sa voix fluette et ses manières de "p’tit gars", l’indécision demeure jusqu’à l’habile enchaînement des séquences "aux prénoms" évoquées dans le résumé ci-dessus. Par ce qui tient moins d’un artifice narratif que d’une manière pertinente de faire naître le trouble, la réalisatrice pose alors la question de l’identité sexuelle à un âge où les dissemblances physiques ne sont pas encore apparues, interrogation d’autant plus légitime que c’est souvent la société qui formate les enfants aux modèles sexués des adultes : parce qu’elle a les cheveux courts, parce qu’elle joue au foot ou parce qu’elle veut que sa chambre ait un papier peint bleu et non rose, Laure nous semble, sinon "anormale", au moins atypique, et ce d’autant plus par contraste avec sa jeune sœur Jeanne (très fifille, avec ses cheveux longs bouclés et ses tutus…). Tomboy adopte donc le point de vue intime d’une petite fille qui se rêve en garçon, et qui découvre progressivement, sans l’assumer, sa féminité : lors d’une très belle séquence rappelant Cria Cuervos de Carlos Saura (peut-être LE chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma sur la question du trouble identitaire à l’âge de l’enfance), la jeune Lisa maquille Michael/Laure pour lui avouer qu’ « il est belle en fille »… Particulièrement déstabilisant dans la justesse autant que dans la singularité des thématiques qu’il aborde, Tomboy décrit évidemment un mensonge, mais celui-ci n’est que l’expression d’une incertitude. A cause de la promiscuité du voisinage, du retour prochain à l’école, ou des transformations morphologiques d’un corps qui évolue, il est donc évident dès le début du film que le double-jeu de Laure sera tôt ou tard démasqué ; mais ce n’est pas sans élégance que le film parvient à faire naître une discrète tension, aussi bien à travers l’imminence de cette échéance que par un processus d’identification qui nous fait nous inquiéter pour un personnage trop jeune pour devoir assumer les conséquences de son malaise. C’est ainsi très modestement que Céline Sciamma dénoue les enjeux dramatiques de son film, en tournant une nouvelle fois le miroir vers la société : car c’est bien celle-ci qui parle à travers la bouche des enfants quand ils affirment que « deux filles qui s’embrassent, c’est dégueulasse » : au-delà de la seule approche enfantine, le film traduit plus généralement d’un formatage identitaire collectif, qui tend à étouffer la singularité de chaque parcours individuel. Pour autant, Tomboy a le bon goût de ne pas se poser en "documentaire d’actualité" qui prétendrait "analyser" un "phénomène de société" : le propos n’est ni didactique ni dénonciateur de quoi que ce soit, et les éventuelles raisons simplistes qui chercheraient à expliquer le comportement de Laure comme s’il s’agissait d’une pathologie sont admirablement balayées par la complexité des rapports, notamment familiaux. Enfin, outre cette belle qualité d’écriture, si Tomboy nous paraît aussi emballant, c’est aussi parce qu’il témoigne plus globalement d’une conception assez vivifiante de l’art cinématographique ; l’épure totale de son dispositif (trois lieux de tournage, dix comédiens, une équipe technique réduite, un film d’à peine 1h20…) lui aura en effet permis de se concentrer sur quelques fondamentaux, sans scories ni artifices : un enjeu narratif fort et original, un casting impeccable (l’alchimie entre Zoé « Laure » Héran et Malonn « Jeanne » Lévana est assez saisissante) et un souci constant de traduire l’essentiel à travers des outils visuels adaptés. Tant par son élégant souci du détail que par des choix adaptés de cadrages, par son utilisation des focales que par le beau dynamisme d’un montage qui use mais n’abuse pas des plans longs, Céline Sciamma affirme en effet un regard certain de cinéaste, qui nous invitera désormais à suivre avec une grande attention la suite de son parcours. Antoine Royer

Stéphane Beauchet

Les films de Mateo Gil sur TV Classik










 
 

Parmi les très nombreux projets accumulés par Steven Spielberg au fil des ans, l'adaptation cinématographique des aventures du célèbre reporter belge figurait en tête des attentes exprimées par les fidèles du cinéaste et par beaucoup de lecteurs de Tintin. Cette longue maturation s'explique évidemment par la grande difficulté à retranscrire à l'écran à la fois l'univers graphique de la bande dessinée et l'esprit de l'œuvre de Hergé ; au point qu'il a fallu l'avènement d'une nouvelle technologie pour que Spielberg - très peu enclin à réaliser à film en "chair et en os", les expériences passées lui donnant d'ailleurs raison - se lance enfin dans cette aventure. En effet, grâce à la technique de la performance capture, initiée sur grand écran puis savamment utilisée par Robert Zemeckis dans des films comme Le Pôle Express, La Légende de Beowulf ou Le Drôle de Noël de Scrooge, Steven Spielberg fait le pari - insensé pour beaucoup - de trouver des correspondances entre cette technologie impressionnante et la fameuse "ligne claire" de la bande dessinée belge. Un pari insensé pour bon nombre de raisons : le risque de trahison que n'hésiteraient pas à pointer certain thuriféraires de Tintin, le fait que ce personnage européen ne puisse pas être assez fédérateur aux Etats-Unis pour connaître un grand succès et enfin - ce qui nous importe le plus ici - la question de savoir si le style spielbergien n'irait pas se noyer dans l'ivresse technique que peut générer une telle entreprise. Pourtant, s'il est bien un cinéaste capable d'adapter Tintin au cinéma tout en restant fidèle à son art, c'est bien Spielberg. C'est également ce que pensait Hergé après qu'on lui a montré Les Aventuriers de l'Arche perdue, et l'artiste belge donna d'ailleurs l'équivalent d'un blanc-seing au réalisateur lors d'une conversation téléphonique entre les deux hommes qui eut lieu peu avant la mort de l'auteur. Spielberg - dont l'un des films français préférés est L'Homme de Rio, qui entretient justement bon nombre de correspondances avec le héros créé par Hergé - fut amené à s'intéresser à Tintin grâce de l'un de ses collaborateurs qui estima que les premières aventures d'Indiana Jones présentaient quelques ressemblances avec l'univers du reporter. C'est ainsi que près de trente ans après, associé au Peter Jackson du Seigneur des Anneaux et à son studio d'effets spéciaux Weta, Steven Spielberg produit et réalise enfin le film tant attendu. Et le résultat est fidèle aux espérances, Les Aventures de Tintin - Le Secret de la Licorne se révèle fabuleux et étourdissant à plus d'un titre. D'abord pour une raison qui faisait craindre le pire aux tintinophiles : le film respecte de manière étonnante le matériau de base ; grâce au scénario malin et érudit écrit par les scénaristes britanniques Edgar Wright et Steven Muffat, qui avec quelques libertés bienvenues construisent un récit centré autour du Secret de la Licorne avec des éléments piochés dans Le Trésor de Rackham le Rouge et Le Crabe aux pinces d'or, on retrouve quasi intact l'esprit de l'œuvre originale. Dans le film comme dans la BD, Tintin est un personnage miroir (c'est ainsi que Spielberg nous le fait découvrir à l'écran, après un passage de relais émouvant entre un dessin original présenté par un Hergé animé et le héros), sur lequel viennent se projeter les traits de caractère des autres personnages et leur évolution psychologique ainsi que les pensées et les émotions des lecteurs/spectateurs. La psychologie du reporter - sauf exceptions dans certains albums - a toujours été réduite à portion congrue, le garçon se contentant plutôt de porter un regard distancié mâtiné d'ironie sur les lieux et les êtres qu'il est amené à rencontrer ; Tintin est avant tout le vecteur d'un mouvement perpétuel qu'impulse Hergé et le porteur de nos rêves d'évasion et de notre soif inextinguible d'aventure. Ainsi Spielberg évite heureusement toute psychologisation à outrance - dont les Américains sont connus pour être très friands - et fait logiquement de la geste "tintinienne" à la fois le moteur et le carburant de son récit comme de sa mise en scène. De fait, ce sont les autres personnages qui sont chargés de faire ressortir l'impact émotionnel du film : le capitaine Haddock, transposé presque à la perfection avec son alcoolisme et ses contradictions, est assailli de questions existentielles qui le rendent formidablement attachant ; les Dupont-Dupond sont croqués avec tout le burlesque qui sied à leur maladresse à leur caractère farfelu ; et enfin Milou, s'il perd sa voix, gagne sacrément en charisme et en malice. Ensuite, visuellement, Les Aventures de Tintin s'avère également une réussite par le soin méticuleux apporté au réalisme des décors conjugué à l'aspect volontairement lisse des personnages (qui pourra certes rebuter certains spectateurs) : de cette manière, la "ligne claire" de la bande dessinée se voit habilement transposée sur un autre support artistique. Enfin et surtout, on a le plaisir d'observer un Spielberg totalement épanoui - et même survolté - dans sa réalisation, parvenant à concilier ses figures de style habituelles aux avancées technologiques que permet la performance capture (de véritables acteurs bardés de capteurs informatiques sont filmés sur écran vert afin de créer le substrat des personnages numériques travaillés ensuite en postproduction). Sans jamais sacrifier l'atmosphère mystérieuse, l'humour et la quête d'aventures propres à son histoire (même si, hélas, le spectateur aura toujours un train d'avance sur le plan dramatique), le cinéaste imprime un rythme soutenu à son film, crée d'impressionnants plans-séquence, pousse son jeu habituel avec le hors champ vers ses retranchements, propose des scènes d'anthologie (le flashback mettant en scène le Chevalier de Haddoque, la folle poursuite dans le marché oriental), se joue du montage avec des raccords surprenants, bref s'amuse tel un enfant dans une aire de jeux avec une fluidité incroyable tout en conservant la signature visuelle qui lui est propre (le découpage dans l'espace, l'aspect chorégraphique, les entrées et sorties de champ, le rôle de la lumière, le montage signifiant). Spielberg et ses scénaristes se permettent même, avec gourmandise et drôlerie, de disséminer dans leur film des références à différents albums de Tintin et à l'univers cinématographique du réalisateur ; ainsi la rencontre entre le cinéaste et Hergé aboutit à une œuvre qui n'est surtout pas un compromis bâtard entre deux mondes, mais au contraire à une création singulière qui respire presque à chaque plan les apports conjugués des deux grands artistes de l'émerveillement, de l'enfance et de l'aventure trépidante. Bien sûr, Spielberg, si confiant dans son approche formelle et technique, se laisse parfois déborder par son enthousiasme en tombant quelquefois dans une certaine facilité ; mais il suffit de se souvenir du ratage que constituait Indiana Jones et le royaume du Crâne de cristal pour ne pas bouder son plaisir devant ce spectacle ébouriffant, qui rend par ailleurs compte des formidables perspectives qu'offre la technologie utilisée (on passera sur la 3D, moyennement intéressante ici, contrairement au Hugo Cabret de Martin Scorsese) si elle se trouve entre les mains expertes d'un vrai artiste en pleine possession de son art. Ronny Chester







 

Depuis la mort de son père et la disparition de son oncle alcoolique, Hugo Cabret vit clandestinement dans les rouages de l’horlogerie de la Gare de l’Ouest. Passionné de mécanique, il dérobe des pièces dans une petite boutique de jouets tenue par un vieil homme. Mais un jour, celui-ci le surprend et lui confisque son précieux carnet de notes. Obstiné, le jeune Hugo va tout faire pour récupérer son carnet, sans savoir qu’il se lancera ainsi dans une improbable aventure au cœur du passé et des rêves… Ce n’est pas sans une forme de circonspection, voire d’inquiétude, que nous avions initialement entendu parler d’un projet mettant Martin Scorsese, jadis cinéaste new-yorkais du tumulte et de la violence, aux commandes d’un film de Noël en 3D, adapté d’un ouvrage récent de littérature jeunesse, et se déroulant dans un Paris enneigé de féérie rétro… Ce cher Marty avait-il rejoint les rangs de tous ces anciens iconoclastes, avalés, fondus, reformatés par un système de production aliénant, à l’instar par exemple de son complice d’autrefois, Robert de Niro, réduit depuis des années à (mal) jouer les utilités dans des comédies ou des polars bas-de-gamme ? Assez vite, toutefois, Hugo Cabret dissipe une bonne partie des doutes : l’apparence et la base des enjeux narratifs sont bien ceux, plutôt convenus, du blockbuster hivernal (notamment dans cette vision assez curieuse, probablement héritée en partie de Jean-Pierre Jeunet, d’un Paris d’antan à travers des filtres jaunâtres), mais on est d’emblée séduit par la vivacité jamais ostentatoire des mouvements de caméra et l’utilisation pertinente d’une 3D qui, refusant autant que possible les effets de "jaillissement", s’emploie avant tout à définir l’extraordinaire topographie du cadre de l’action et joue sur la profondeur de champ, en définissant notamment plusieurs niveaux de plan, à la manière par exemple des découpes des théâtres d’ombres chinoises. Surtout, loin de Harry Potter ou des contes initiatiques similaires mettant à l’épreuve de jeunes protagonistes surdoués, Hugo Cabret s’inscrit a priori dans un cadre réaliste, presque "dickensien", et la modestie de ses ressorts scénaristiques (en gros, et de façon métaphorique, "réparer" l’automate) révèle à quel point l’essentiel est ailleurs : la magie, dans Hugo Cabret, n’est jamais ailleurs que dans les rêves des protagonistes et dans la façon dont ceux-ci parviendront à s’épanouir dans une réalité parfois douloureuse. Quelque part, autant pour l’obstination attachante de ses deux jeunes héros que pour l’élégance de sa narration, pour son refus du schématisme dans la caractérisation des personnages (il n’y a aucun "méchant" dans le film, ce qui est assez rare dans un film hollywoodien pour adolescent) ou pour la conscience affirmée de son environnement (culturel chez l’un, naturel chez l’autre), Hugo Cabret nous a parfois fait penser à Hayao Miyazaki, compliment insurmontable dès qu’il s’agit du cinéma jeunesse contemporain. Par ailleurs, à mi-film, et de façon assez inattendue, Hugo Cabret nous offre une forme de cours d’histoire du cinéma, comme pour rappeler à quel point le 7ème art est, de toutes les inventions humaines, celle qui se rapprocherait le plus de l’étoffe des rêves. On sait depuis toujours à quel point Martin Scorsese, historien émérite et contributeur actif à la restauration de films autrefois disparus, est attaché à la mémoire du cinéma, mais jamais jusqu’alors cette obsession n’avait à ce point transparu dans son propre travail : reconstituant les mythiques studios de Georges Méliès à Montreuil, il prend un plaisir communicatif à y re-tourner certains des plans les plus fameux de la carrière du cinéaste, pour en évoquer l’émulation passionnée autant que l’infinie malice de certains de ses légendaires tours de passe-passe. On ne sait dans quelle mesure une telle séquence touchera les spectateurs les plus jeunes, mais la mise en route du projecteur et la redécouverte par Jeanne D’Alcy Méliès des images issues de son flamboyant passé nous aura, à titre personnel, bouleversé comme rarement. Ces derniers mois, Georges Mélies avait fait l’objet d’une admirable exposition à la Cinémathèque de Paris, tandis que l’inestimable Serge Bromberg consacrait un documentaire à la restauration de la version en couleurs du Voyage dans la lune. Pour pédagogiques et passionnantes qu’elles aient pu être, ces deux initiatives manquaient en partie de ce qui fait la plus attachante réussite de Hugo Cabret : la transmission du plaisir originel, fondamental, primitif, de raconter des histoires. En ce sens, avec Hugo Cabret, Martin Scorsese ne se fait pas simplement le biographe fantaisiste de Georges Méliès, mais bien le vecteur contemporain de son imaginaire. Et ce que nous craignions être la manifestation d’une forme de renoncement de sa personnalité s’avère ainsi, au final, l’un des gestes les plus intimes de sa filmographie : pas son meilleur film, certes, et loin de là - mais l’un de ceux qui traduisent le plus profondément l’amour inconditionnel qu’il porte à son art. Antoine Royer


A titre personnel, le cinéma de Darren Aronofsky n'avait jamais jusqu'alors provoqué un enthousiasme immodéré, la mégalomanie du cinéaste m'étant au moins aussi embarrassante que la multiplication roublarde de ses influences… On ne peut d’ailleurs guère prétendre que Black Swan sorte de nulle part, tant son intrigue suggère une sorte de mélange entre Les Chaussons rouges (une jeune danseuse un peu naïve est engagée par un chorégraphe exigeant et se met à errer, pour les besoins du rôle, dans les limbes de sa folie) et un traitement à la Polanski, période Répulsion, rendant concrètes les névroses d’un personnage par le biais seul de la forme, sans que l’on sache jamais si ce que l’on voit tient de la réalité ou du fantasme. Mais alors, qu’est-ce qui fait que le recyclage fonctionne, et si bien d’ailleurs, cette fois-ci ? Tout d’abord, il semblerait qu’à l’occasion de Black Swan, la dimension toujours un peu ostentatoire de la mise en scène d’Aronofsky (dont on ne peut pas dire que ce soit un modèle de sobriété ou d’humilité) se soit enfin mise en adéquation avec ce qu’il raconte (ce qui, par exemple, n’était pas toujours le cas dans son film précédent, The Wrestler, dans la continuité formelle duquel il s’inscrit en partie) : plus le délire paranoïaque se développe dans l’esprit de Nina, plus l’outrance et la stylisation grignotent ainsi le film. Avec une belle diversité dans ses moyens visuels, celui-ci évolue ainsi de la chronique post-adolescente au délire horrifique, le remarquable traitement de certains personnages (dont Beth, incarnée par Winona Ryder, ou la mère de Nina, par Barbara Hershey) faisant office de ponts habiles. Surtout, le film possède une dimension extrêmement charnelle, physique, presque éprouvante par instants, qu’on percevait déjà dans The Wrestler, mais qui gagne surtout ici un relief érotique particulièrement saisissant : poussée dans l’exploration du territoire inconnu de sa propre sensualité, Nina y découvre des élans contradictoires de plaisir et de douleur, de puissance et de vulnérabilité (une séquence particulièrement intense, à partir de la discothèque, s’achève par la scène de sexe la plus étrange et la plus troublante que l’on ait vue depuis longtemps)… Autre qualité majeure, l’interprétation : au cœur de l’intrigue, il y a la difficulté pour une danseuse d’incarner à la fois, dans le ballet du Lac des Cygnes, le Cygne Blanc pur et ingénu et le Cygne Noir séducteur ; non seulement Natalie Portman, dans l’un des rôles de sa vie, accomplit cette gageure (en particulier dans l’émouvante fébrilité de la première partie), mais elle fait progressivement apparaître les deux Nina, parfois dans le même plan ! Sa performance, proprement inouïe, est qui plus est exaltée par son association avec Mila Kunis, rivale fantasmée au charme envoûtant, empoisonnant… Sorte de drame paranoïaque opératique, Black Swan distille ainsi sa tension jusqu’à une extraordinaire et excessive séquence finale qui, à la limite subtile entre le sublime et le grotesque, bascule à l’ultime seconde, et de notre point de vue (l’unanimité ne se fera pas sur une séquence aussi radicale), du bon côté. Alors le film ne nous fera pas forcément réviser avec indulgence les œuvres précédentes de Darren Aronofsky, qui a su ici transformer quelques uns de ses défauts en qualités flamboyantes : mais force est de reconnaître que les petits malins font parfois de grands, de très grands films. Antoine Royer

Huit mois après la disparition de leur fils, Becca et Howie tentent de refaire surface. Le temps a agi et chacun veut reprendre sa vie en main. Howie tente de nouvelles expériences tandis que Becca préfère couper les ponts avec une famille trop envahissante. Contrairement à son mari, les réunions avec des groupes de soutien ne lui conviennent pas du tout. Contre toute attente, elle se rapproche du jeune homme responsable de la mort de leur enfant... Après deux films singuliers et débridés - dans tous les sens du terme (Hedwig and the Angry Inch et Shortbus), John Cameron Mitchell crée la surprise en changeant radicalement de ton et de registre. Il fallait peut-être un talent hors norme et décalé pour traiter avec suffisamment de recul et de sensibilité ce drame familial douloureux et intense. Ce choix surprenant s’est avéré déterminant car Mitchell, en teintant le scénario d’une approche délicate et discrète, a donné à l'expression de ce deuil une dimension universelle. Becca (Nicole Kidman) est une mère inconsolable qui s’enferme dans le chagrin et s’obstine à refuser d'aller de l'avant, de peur d'oublier le passé et d'imposer une échelle de valeur à ses souvenirs. En retrouvant celui qui a causé le drame par accident, elle pense maintenir un lien étrange ("weird" est un adjectif qui revient souvent) et presque inter-dimensionnel avec son enfant (si l'on pense au "rabbit hole" du film). C’est pour elle une manière de retarder un peu plus le moment fatidique où il lui faudra assumer le deuil. Son errance intérieure se confronte au monde extérieur (le mari, son couple, la famille) d’une manière qui ne trahit presque jamais la source théâtrale : seuls quelques hurlements de colère dénotent une performance d’acteur. Mais de tels moments d’intensité sont presque des passages obligés pour des personnages qui ne peuvent contenir douleur et frustration. Le film montre, derrière les refoulements d'une héroïne estomaquée par la perte de son enfant, qu'il existe autant de solutions que de personnalités, que le travail sur soi est long mais indispensable. Si Becca incarne le trouble individuel, la mère éperdue qui s’isole dans sa douleur, son mari Howie (Aaron Eckhart) symbolise les tourments d'un couple soumis à rude épreuve, entre le désistement croissant de son épouse, sa propre solitude et son isolement forcé, les questionnements sur l'avenir - vont-ils rester ensemble ? - ou les tentations (amoureuses) de la vie extérieure. Désorienté par le drame, le couple se transforme peu à peu en duo, chacun évoluant de manière séparée jusqu’à, peut-être, se retrouver. Par l’observation de ces comportements, le réalisateur révèle un net contraste entre la simplicité apparente de la situation et l’intimité complexe des personnages. On remarque un soin respectueux apporté par la suggestion dans l'installation des scènes, les présentations du drame ou des personnages, où l’on joue très souvent le non dit pour laisser au spectateur le soin de deviner l'identité ou l'utilité de tel intervenant. En plus de l’écriture, John Cameron Mitchell se permet des petites fantaisies formelles en apportant cette touche naïve, délicate et décalée autour d'un projet de bande-dessinée. Malgré le poids du drame et des enjeux, Rabbit Hole n'est jamais lacrymal ou lourd, s'attache à chercher la moindre étincelle de vie et d’espoir au milieu d'un environnement mortifère. On y retrouve la trop rare Dianne Wiest ainsi que Nicole Kidman, enfin dans un rôle à sa mesure. Productrice du film, elle y est juste et intense. Stéphane Beauchet

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Par Ronny Chester - le 19 janvier 2012