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Conçu comme une confession, l'autobiographique The Fabelmans dévoile le vrai visage de Steven Spielberg, celui d'un homme obsédé par son art, ayant du mal à s'adapter à la vie quotidienne, à communiquer avec les autres de manière banale. Exactement comme François Truffaut dans sa vie privée (et comme nombre d'artistes), Spielberg fait des efforts, aime ses proches, mais l'art est toujours là, dans un coin de sa tête. Quand il regarde les gens, il cadre, il compose, il projette. Malédiction du cinéphile : la vie captée dans un film est plus intéressante que la vie elle-même. Et il est plus facile d’entraîner une foule entière dans cette idée fixe que de se confier en tête-à-tête.

La plupart des personnages de Spielberg sont ainsi des autoportraits de leur créateur. Leur détermination n'est pas celle du héros classique, qui veut à tout prix découvrir une vérité, sauver ses proches ou faire triompher le bon droit. Même si quelques héros spielbergiens correspondent à cet altruisme (Roy Scheider dans Les Dents de la mer, Richard Dreyfuss dans Always, Liam Neeson dans La Liste de Schindler, Tom Cruise dans La Guerre des mondes, Tom Hanks dans Il faut sauver le soldat Ryan, Le Pont des espions et Pentagon Papers, Abraham Lincoln évidemment), les autres, c'est-à-dire la majorité, témoignent plutôt d'une détermination désagréable, qui tient de l'idée fixe, égoïste, obsessionnelle.

Obsession

Le camionneur fou de Duel est un peu leur parrain à tous, même si ce parrainage est du côté du Mal. Mais Lou Jean Poplin (Goldie Hawn), dans Sugarland Express, est-elle moins nocive, elle qui, dans l'idée fixe de récupérer son bébé, refuse d'écouter qui que ce soit, regarde droit devant elle, sans jamais rien voir, et amène son compagnon à la mort ? Quint (Robert Shaw), le chasseur de requins des Dents de la mer, censé aider la communauté, ne se transforme-t-il pas en tyran sur son navire, entraînant son équipage vers l'abîme ? Roy Neary (Richard Dreyfuss) dans Rencontres du troisième type, n'est-il pas le pire des pères, abandonnant femme et enfants pour sa « lubie », tel un illuminé ? Dans le registre bouffon, le « Buffalo » Bill Kelso (John Belushi) de 1941 n'est-il pas le plus inquiétant des pilotes, incapable de regarder quiconque dans les yeux, fanatiquement voué à sa croisade anti-« Jap » ?... Ces personnages, issus de la première partie de carrière de Spielberg, et pour certains encore marqués par l’amertume du Nouvel Hollywood, entraînent les autres dans leur folie. Jusqu’à les perdre. Même les petits enfants de Rencontres du troisième type et de Poltergeist ont quelque chose d’inquiétant, de « fermés », obsédés qu’ils sont par les êtres venus d’ailleurs. Remarquons également le caractère presque « hautain » (pour ne pas dire « autiste ») d’E.T. qui, de par sa nature extraterrestre, ne parvient pas vraiment à comprendre notre espèce et a du mal à faire preuve de chaleur, hormis à la toute fin, et encore du bout des doigts, pensant coûte que coûte à s'évader de notre monde, laissant sur le carreau le petit Elliott et le spectateur.

Création

D’autres personnages spielbergiens (sont-ils moins dangereux ?) transforment leur idée fixe en création. Comme beaucoup de critiques l'ont noté, il y a évidemment du Spielberg dans le John Hammond (Richard Attenborough) de Jurassic Park, non seulement par le métier (l’Entertainment au sens large) mais aussi et surtout par l'égocentrisme, mêlé de perfectionnisme : tant pis pour les désagréments, seule compte l’effet de la « mise en scène ». On est aimable avec le grand public, mais gare aux incompétents techniques dans l’équipe ! Le rapprochement a été fait également avec le Bon Gros Géant, qui crée des rêves pour les enfants, tout en étant incapable de dialoguer clairement avec le monde, préférant rester seul dans son grenier/salle de « montage ». Plus encore que John Hammond ou le BGG, le jeune Frank Abagnale (Leonardo DiCaprio) d’Arrête-moi si tu peux est l'un des autoportraits spielbergiens les plus évidents et les plus frappants, par cette angoisse liée au divorce parental, angoisse qui se traduit par l'hyperactivité et la créativité dans la « fiction ».

Fuite en avant

C’est que la névrose du héros spielbergien, loin de l’inhiber, le pousse en avant, dans un mouvement de fuite. Mais cet appétit d’action, de mouvement, ne le rend pas pour autant sympathique, comme on le voit par exemple avec la jeunesse déchaînée, agressive, de West Side Story. Si Indiana Jones est une création de George Lucas qui répond à la définition du héros classique, Spielberg se débrouille à chaque fois pour lui donner un côté désagréable, égoïste, parfois à la limite du fanatisme lorsqu’il découvre un artefact ; voir par exemple son regard lorsqu’il trouve l’emplacement de l’Arche d’Alliance sur la maquette égyptienne dans Les Aventuriers de l’Arche perdue ou lorsqu’il s’empare des pierres de Sankara dans Indiana Jones et le Temple maudit - n’oublions pas d’ailleurs que dans ce dernier film, Indy devient littéralement possédé ! Autre casse-cou qui s’ennuie dans le « civil », Tintin lui-même n’est pas sans provoquer un trouble, depuis toujours, par son côté lisse et impénétrable, son regard vide, son besoin d’évasion, où se lit en creux le manque familial. Dans un registre plus tragique, les héros de Munich et de Minority Report sont également des hommes qui ne jurent que par l’action. Ils se lancent à corps perdu dans leur mission et finissent par perdre leur boussole morale en cours de route, devenant de plus en plus blafards, inhumains, incapables d’aimer simplement leur prochain. Mais Spielberg assume. Comme ses personnages, il est allergique aux gens qui stagnent et ne se prennent pas en main. D’où ses piques humoristiques envers l’empoté Henry Jones Senior (Sean Connery) dans Indiana Jones et la dernière Croisade. Ce père d’Indy est un inadapté, incapable de parler d'autre chose que du Graal. Mais au fond, par cette passion exclusive, le fils se reconnaît dans le père. C’est leur seul point de rencontre. Dès lors, Indy essaie maladroitement d’entraîner son père dans son monde d’action. Lorsqu'on voit The Fabelmans, avec ses scouts dynamiques, ses paysages désertiques et ce père lunaire absorbé par son travail, on s'aperçoit à quel point cette troisième aventure d’Indy était autobiographique !

Prison

La stagnation est la pire des aliénations pour Spielberg. Dans Hook, c’est le fait de ne plus voler qui amoindrit l’âme de Peter Pan, celui-ci devenant en grandissant le matérialiste Peter Banning (Robin Williams). Dans quelques films, cette stagnation terrible n’a plus rien de symbolique : c’est l’horreur de l’enfermement. On pense bien sûr au camp de concentration de La Liste de Schindler, au négrier d’Amistad et à l’aéroport cloisonné, kafkaïen, du Terminal. Les héros de ces deux derniers films, Cinque (Djimon Hounsou) et Victor Navorski (Tom Hanks) évoquent un peu E.T. dans leur volonté inébranlable de rentrer « à la maison » et dans leur difficulté de communication, mais chez ces personnages, contrairement à l'ingrat E.T. qui n'a décidément aucune excuse, l'idée fixe et le caractère impénétrable sont ceux du prisonnier maltraité et donc méfiant. Ces personnages enfermés trouvent un écho spécial dans Cheval de guerre, l’animalité de Joey renforçant l’incommunicabilité et l’incompréhension. Le summum de la distance et de l’étrangeté est atteint avec un autre prisonnier, Jim Graham (Christian Bale), l'enfant abandonné d'Empire du Soleil, tellement traumatisé par la perte de ses parents qu'il devient hyperactif, refusant de se fixer sur quoi que ce soit et qui que ce soit, à part les avions. La mécanique (celle du cinéma ?) est tellement plus stable que les rapports humains... Commercialement, Empire du Soleil a pâti de ce jeune héros antipathique et insaisissable, vestige du Nouvel Hollywood en pleine eighties !

Douleur

Dans la filmographie de Spielberg, le petit Jim a un troublant « frère jumeau » : David, l'enfant robot d’A.I., perpétuellement à la recherche de sa « mère ». A propos de David, Les Cahiers du Cinéma notait qu’on n’avait pas vu à l’écran de personnage aussi buté, aussi obsessionnel et aussi pathétique dans sa conviction depuis L'Histoire d'Adèle H. de François Truffaut, en 1975. (1) Très belle comparaison. La douleur rentrée de Jim et de David était déjà annoncée par Celie (Whoopi Goldberg), la jeune femme illettrée et battue de La Couleur pourpre. Celie est capitale dans la filmographie de Spielberg. C’est sans doute l'un des personnages les plus complexes et passionnants du cinéaste, celui qui reflète le plus le « vague à l’âme » de l’homme Spielberg, douleur, mélancolie, peur de l'autre et introversion qui percent de plus en plus à travers son regard en interview, depuis au moins le début des années 2000 ; douleur sourde qu'il compense par le dynamisme de ses films, mais qu'il ne peut s'empêcher de dévoiler très clairement à la fin de Ready Player One, lorsque le petit James Halliday, jouant à ses jeux vidéo dans sa chambre-prison, se tourne vers nous et nous regarde, profondément seul et lointain. Ce regard douloureux, on le retrouve dans la seconde moitié de The Fabelmans, à travers le jeu si subtil de Gabriel LaBelle, qui découvre la vérité du monde et s'y refuse.

Le grand mérite de The Fabelmans est de faire comprendre une bonne fois pour toutes à la critique que l’œuvre spielbergienne, si souvent taxée de commerciale, est, depuis le départ, une œuvre hantée.

(1) Cahiers du Cinéma, hors-série Le guide des 100 plus beaux DVD de l’année, novembre 2002, article : « A.I. » par Jean-Marc Lalanne.

Par Claude Monnier - le 1 mars 2023