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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sugarland Express

(The Sugarland Express)

L'histoire

Une jeune femme naïve mais déterminée, Lou Jean Poplin, récemment libérée de prison, décide de faire évader son mari Clovis contre son gré du centre de détention dans lequel il ne lui restait pourtant que quatre mois à passer. Son but : traverser le Texas pour aller récupérer Langston, leur enfant en bas âge que les services sociaux leur ont retiré et placé chez des parents d'accueil à Sugarland. Totalement inconscients, ils en viennent à kidnapper un jeune agent de la police autoroutière, Maxwell Slide, pour qu'il les conduise jusqu'à leur destination. Mais la traque s'organise vite, et les fugitifs se voient poursuivis à travers le Texas par une centaine de voitures de police roulant au pas derrière eux pour ne pas mettre en danger leur collègue. A cette procession surréaliste viennent se joindre des médias en quête de scoop, des citoyens écervelés qui veulent rendre eux-mêmes la justice et une population grisée par l'événement qui a pris le couple en sympathie et lui souhaite vivement d'atteindre son but. Le capitaine de police en charge de la poursuite, d'abord soucieux de résoudre l'affaire sans violence, pour éviter d'être dépassé par les événements envisage de mettre rapidement fin à la situation.


Analyse et critique

Alors qu'à plus de soixante-dix ans Steven Spielberg semble toujours animé d'une énergie dévorante, collectionnant les projets et s'épanouissant dans des tournages aussi rapprochés que différents à l'exemple dernièrement du "duo" The Pentagon Papers / Ready Player One, donnant par là même l'illusion (pour les plus naïfs ou les moins conquis des spectateurs) d'un grand écart cynique et schématique entre "film sérieux" et pur divertissement, il est intéressant de se replonger dans une œuvre de jeunesse dans laquelle déjà quelques thèmes forts (développés de film en film selon les cas) s'agencent de manière homogène, comme la quête de liberté et d'émancipation, le sentimentalisme nord-américain - renforcé et déformé par le prisme des médias - dans ce qu'il a d'aimable mais aussi d'inquiétant au sein d'une société imprégnée d'une violence ontologique, le lien étroit à l'enfance à travers ses différentes facettes (la vitalité instinctive et l'audace, mais également le risque d'emprisonnement) ou encore le désenchantement pointant derrière l'élan du cœur. La jeunesse du cinéaste en 1974 doit néanmoins nous mettre en garde contre les assertions faciles et les jugements rétrospectifs étant donné que toutes ces idées ne sont pas forcément formulées de manière consciente, l'art étant également le territoire d'expression des pensées inconscientes et d'une vie intérieure aux contours parfois peu lisibles.

Intéressant aussi est de constater, à l'occasion donc de Sugarland Express, comment le "métier" de Spielberg, déjà impressionnant d'ingéniosité et de sûreté pour un artiste de vingt-sept ans, se conjugue à la maîtrise d'un récit parfaitement fluide mais sans surprises, à une application parfaite des techniques cinématographiques dans ses séquences d'action mais qui ne réserve que peu de coups de génie, et à un cheminement mécanique et balisé - c'est le cas de le dire ici - pour des personnages condamnés à un parcours qui ne dévie que rarement de sa trajectoire (aux sens psychologique et dramatique du terme) - mais cela est également dû au sujet traité. Le cinéaste donne l'impression, à cette époque, de ne pas encore avoir résolu la synthèse féconde entre le film aux enjeux personnels propres au Nouvel Hollywood et le grand spectacle. Chose étonnante alors même que Sugarland Express fait suite à Duel, une œuvre limpide mais d'une richesse métaphorique évidente, un thriller coup-de-poing au sein duquel le sens et les sens ne faisaient qu'un. Mais même si Spielberg retourne sur les grandes routes américaines pour organiser une nouvelle course poursuite, Sugarland Express n'est pas un film expérimental et se pare même volontairement d'attributs documentaires dans sa mise en scène et sa photographie. Comme si ce premier film de cinéma faisait figure de transition entre l'œuvre télévisuelle qui a révélé le réalisateur et son film suivant, Jaws, dans lequel tout ce qui fait l'originalité formelle, la richesse filmique, la puissance allégorique, une approche distanciée et ambigüe des groupes humains et la force émotionnelle de ses premiers travaux allait former un ensemble cohérent et percutant. L'ironie de l'histoire étant que la fabrication des Dents de la mer constitua un véritable cauchemar dans son écriture et son tournage, alors que Sugarland Express avait bénéficié d'un script ultra précis, d'une organisation au millimètre et d'un tournage facile (avec cinq jours de retard seulement et un léger dépassement de budget).

Pour ce qui devait ainsi devenir son premier long métrage de cinéma, Steven Spielberg se fit d'abord patient. Après Duel en 1971, le cinéaste eut maintes fois l'occasion de s'atteler à la réalisation d'un film de cinéma mais il attendit de trouver le sujet susceptible de marquer les esprits à la fois des critiques et du public - on relève à nouveau ici l'état de quasi-schizophrénie d'un jeune homme inquiet, en soif tout autant de reconnaissance artistique que d'amour du public. Surtout, Spielberg se promit à lui-même de débuter sa carrière au cinéma avec un film qu'il aurait lui-même écrit ; la volonté d'indépendance artistique le caractérisait autant que ses jeunes confrères qui révolutionnaient Hollywood, même si son parcours de débutant à la télévision, protégé par Sidney Sheinberg, le patron des studios télés Universal, le distinguait des autres. En 1972, le studio l'enjoint à travailler sur une production destinée à Burt Reynolds, mais Spielberg finit vite par renoncer en anticipant justement sur son manque d'indépendance vis-à-vis du comédien devenu une méga star. Puis il collabore longuement avec l'acteur Joseph Walsh sur le scénario de Slide pour la MGM, une comédie dramatique sur l'amitié entre deux pauvres hères accrocs aux jeux d'argent ; mais la firme au lion voudra plus tard totalement transformer le script pour singer L'Arnaque, au grand dam des deux compères. Walsh mènera finalement à bien son projet deux ans plus tard avec Robert Altman sous le titre Les Flambeurs (California Split), et retrouvera Spielberg en jouant un petit rôle dans sa production Poltergeist (1982). Le déclic pour le cinéaste viendra de sa rencontre avec les producteurs Richard D. Zanuck et David Brown, que le grand manitou de la Universal, Lew Wasserman, engage et accueille au sein du studio en leur permettant de fonder leur propre compagnie. L'un des premiers projets à être mis en chanter sera donc Sugarland Express... que le studio avait catégoriquement refusé de financer près de deux ans auparavant.


Spielberg avait été fortement intrigué par un fait divers original survenu au Texas en 1969, il en avait découvert le compte-rendu dans un numéro du Citizen News. En mai 69, un jeune couple d'une vingtaine d'années, Bobby Dent et son épouse Ila Fae, après avoir pris la fuite dans le but d'échapper à un banal contrôle routier (le jeune homme, récemment sorti de prison, refusait instinctivement d'avoir affaire à la police) avait réussi à attirer puis kidnapper le policier Kenneth Krone pour qu'ils puissent s'échapper dans son véhicule de fonction. Ils furent rapidement pris en chasse par une centaine de voitures balisées venant de plusieurs comtés et de camionnettes de reporters qui relayèrent via la radio et la télévision texanes ce gigantesque et saugrenu cortège d'automobiles roulant à petite vitesse. La poursuite était dirigée par le capitaine Miller, qui ne ménagea pas ses efforts pour calmer les Dent afin de trouver une issue pacifique tout en restant déterminé à mettre fin à cette poursuite par tous les moyens. Miller accepta la demande du couple d'aller visiter les deux enfants d'Ila Fae, mais le piège allait se refermer sur eux puisque des officiers de police, postés dans la maison des grands-parents maintenue dans l'obscurité, abattirent un Bobby Dent armé et hébété qui ne réagit pas aux sommations d'usage. De son côté, Ila Fae Dent, d'abord condamnée à cinq ans d'emprisonnement, ne passa que cinq mois derrière les barreaux avant de retrouver une vie "normale".


Steven Spielberg rédige seul le traitement avant de s'adjoindre les services du duo de scénaristes formé par Hal Barwood et Matthew Robbins, avec lesquels il travaille étroitement. Barwood et Robbins se sont rencontrés à l'USC (University of Southern California) où ils suivaient des études de cinéma en compagnie de George Lucas (Robbins travailla même sur le court métrage qui donnera naissance des années plus tard à THX 1138). Les deux auteurs collaboreront plusieurs fois ensemble - notamment en aidant discrètement Spielberg dans l'écriture de Rencontres du troisième type (1977) et sur Le Dragon du lac de feu (1981) réalisé par Robbins. Dans les années 1990, Barwood se fera une renommée dans l'univers du jeu vidéo en concevant le fameux et tant apprécié Indiana Jones and the Fate of Atlantis. Comme on peut l'observer, les changements apportés à l'histoire sont nombreux et le film va prendre de grandes libertés avec la réalité des faits. En premier lieu, Sugarland Express nous fait découvrir une femme entreprenante et déterminée qui prend l'ascendant sur son époux amoureux et soumis, alors que Bobby Dent était le moteur du couple. Lou Jean Poplin fait évader son mari Clovis de prison - malgré son refus - alors que Dent avait été libéré depuis peu. Ensuite le film construit son récit sur deux jours, là où le fait divers s'était réglé en quelques heures. Enfin, modification d'importance, les deux enfants concernés par le drame originel (dont Bobby n'était "que" le beau-père) sont réunis en un seul personnage de bébé qui prend la place centrale du récit, le mobile qui pousse le couple Poplin à l'action ; de plus, il a été confié à une famille d'accueil et non pas à ses grands-parents. Plusieurs éléments donc orientent l'histoire vers l'univers personnel de Spielberg.


On prend ici connaissance de la première famille désintégrée de la filmographie du cinéaste ; la première quête de liberté des deux époux consiste à réunir leur famille dysfonctionnelle contre toute contrainte sociétale représentée par les forces de l'ordre et les services sociaux. Le fait de montrer une évasion permet à Spielberg d'abord de placer Lou Jean Poplin comme moteur de l'action pour ensuite enclencher le mouvement de libération dans une forme de continuité à la fois physique et psychologique. Pour ce faire, l'un des motifs récurrents de son cinéma, l'usage des barrières, est justement mis à contribution. Les barrières et leur franchissement indiquent souvent dans son esprit un changement d'état ; aux barrières physiques correspondent des barrières psychiques que les personnages sont voués à traverser mentalement et à surmonter. La barrière est une frontière et ceux qui la franchissent (de manière volontaire ou forcés par les circonstances) voient leur existence modifiée. Selon les films, elle sert également de séparation entre deux mondes en opposition et en équilibre précaire, et sa traversée peut être vectrice de chaos. Spielberg filme avec insistance (grand angle, ligne de fuite oblique perpendiculaire au cadre) Lou Jean franchir la grille d'entrée du centre pénitencier puis avancer derrière le motif grillagé qui remplit tout le cadre. De même, Clovis survient pour la première fois dans le champ en franchissant allègrement une porte grillagée. Un peu plus tard, la première apparition à l'écran du policier Slide dans sa voiture s'effectue à travers un travelling avant latéral le long des clôtures en triangle qui accentue à l'image sa propulsion dans l'espace et donc dans le récit - un plan qui rappelle l'entrée en matière de l'automobiliste dans Duel (en dehors de la ville). Enfin, la première rencontre à distance entre l'agent et les fugitifs - installés sur les places arrières de la voiture du couple de petits vieux (les parents d'un codétenu) qui les a accueillis - se produit à l'image via un plan large minutieusement composé en double ligne de fuite avec les deux autos coincées à droite par des poteaux électriques et à gauche au premier plan par une clôture rendue visuellement surdimensionnée.


La caractérisation des personnages principaux est fondamentale en ce sens où elle renseigne rapidement sur leur nature profonde d'adultes-enfants. Lou Jean surtout est présentée comme une femme-enfant. Cependant, anticipant déjà sans le savoir sur les reproches à courte vue d'infantilisation qui seront adressés à son cinéma, Spielberg montre l'ambivalence inhérente à la personnalité infantile de Lou Jean : elle est imaginative mais irresponsable, volontaire mais capricieuse, énergique mais dangereuse, entreprenante mais lunatique. L'artiste, qui a toujours su mettre en exergue les vertus de l'enfance (la foi en l'imaginaire, la créativité, l'instinct, l'assurance, la hardiesse, la liberté d'action, l'absence d'inhibitions) n'oublie jamais pour autant la contrepartie négative d'un comportement lié à l'enfermement dans une enfance mal assimilée - le Roy Neary immature de Rencontres du troisième type est l'incarnation même d'une obsession devenue maladive qui l'amène à briser son foyer. Pour incarner Lou Jean Poplin, le choix de Goldie Hawn avec son visage poupin s'avère judicieux et Spielberg accueille cette idée de casting avec grand enthousiasme - il dira le regretter plus tard en estimant devoir se passer de vedettes ; surtout après que la promotion du film s'est effectuée totalement à côté de son sujet et que l'œuvre a pâti de l'image de la star en question. Hawn a été révélée par l'émission télévisée satirique Laugh-In, avant de connaître le succès au cinéma grâce à Dollars (1971) de Richard Brooks, sympathique mariage entre film de casse et comédie pimpante. Mélange de garçon manqué et de petite amie rigolote, elle apporte sa fraîcheur, sa fougue et sa candeur désarmante (et parfois irritante) à un personnage double qui, tout en luttant pour récupérer son fils, se laisse tenter par quelques plaisirs frivoles et égoïstes (comme son obsession de recueillir des coupons pour faire des achats sur un catalogue... qu'elle consulte candidement en formant des bouclettes avec ses cheveux telle une petite fille rêveuse).


Face à cette boule d'énergie ingénue et incontrôlable se tient Clovis, dominé par son épouse, étrange personnage immature, pas très malin mais régulièrement frappé de lucidité quant à l'issue de leur périple. Lors d'une pause de nuit sur un parking rempli de voitures d'occasion, Spielberg combine et oppose à l'image l'innocence enfantine et la clairvoyance de l'adulte : alors que le couple réfugié dans un camping-car s'amuse à regarder derrière leur vitre la projection d'un épisode du Bip-Bip et le Coyote, tels deux garnements espiègles, le cinéaste par un jeu de reflets associe la chute du coyote dans un ravin et le visage de Clovis devenu à ce moment-là déconfit car pressentant sa propre fin. Dans sa première partie de carrière, le recours aux dessins animés pour Spielberg, qui font partie de sa culture populaire, au-delà de leur influence visuelle, servait souvent de révélateur de la psychologie et du cheminement de ses personnages. Dans Sugarland Express, cet extrait du cartoon signé Chuck Jones (avec le son de l'explosion) induit ainsi l'idée de prémonition de la tragédie qui s'annonce. Le réalisateur, plus ou moins subtilement selon les cas, dissémine fréquemment des signes précurseurs dans ses plans à destination des spectateurs, tels des implants visuels que ces derniers enregistrent de façon inconsciente ou non. L'usage du Coyote est indubitablement éloquent, mais il est intéressant de noter le raccord qui suit ce plan - avec son "boum" sonore issu du cartoon - puisque Spielberg enchaîne sur une ouverture au noir (une porte de garage soulevée par un citoyen réserviste prêt à en découdre) et un soleil presque aveuglant en haut à droite du cadre, anticipant ainsi sur le plan qui conclue le film entièrement baigné par la lumière solaire réfléchie sur une rivière. Plus discrètement, les deux premiers plans de Sugarland Express (un plan de grue descendant sur le bus amenant Lou Jean puis l'avancée de cette dernière sur la route) montraient une épave de voiture en bas du cadre avec des vitres explosées et une carrosserie en morceaux, tel un mauvais présage savamment positionné.



Spielberg, grâce à la voiture du policier pris en otage, aménage une sorte de bulle pour ces adultes-enfants réfugiés à l'intérieur de ce petit espace faussement protecteur dans lequel leur naïveté est confortée. Le cinéaste bénéficie de la nouvelle caméra Panaflex (plus petite, plus mobile) conjuguée aux courtes focales pour se déplacer à l'intérieur de l'habitacle et faire évoluer ses personnages ainsi que leurs jeux de regards - l'ingénuité de la première (Lou Jean) le dispute souvent à la détresse souriante du deuxième (Clovis) et à la préscience du troisième (Maxwell). Ces deux derniers sont interprétés par des comédiens choisis volontairement pour leur physique ressemblant afin de montrer une parenté sociale évidente et faciliter l'esprit de camaraderie qui se développe peu à peu entre eux (il n'est pas question de syndrome de Stockholm ici, mais de deux garçons qui auraient pu être frères ou bien les meilleurs amis du monde et qui se voient dépassés par une situation qui les place de chaque côté de la loi). William Atherton fut remarqué dans The New Centurions (1972) de Richard Fleischer et Michael Sacks fut révélé en tenant le rôle principal du fascinant Abattoir 5 (1972) de George Roy Hill. La bulle ainsi aménagée ne fait pas illusion quand la réalisation s'efforce couramment, par le recours aux réflexions et aux reflets sur les vitres, de ramener le trio à la réalité extérieure en incluant le hors champ dans le cadre.



Plus généralement, Spielberg fait preuve d'une science du découpage en milieu confiné assez inouïe. Beaucoup de dynamisme est apporté dans l'habitacle lorsqu'il parvient à agencer différents niveaux nets dans le plan grâce à une grande profondeur de champ ; dans le même ordre d'idée, le cinéaste, comme à son habitude, sait inclure le spectateur dans le dispositif scénique au moyen de brefs changements de mise au point au sein d'un même mouvement, nous faisant partager l'action et le ressenti de tel personnage. Spielberg procède différemment en dehors du véhicule, profitant des grands espaces routiers et multipliant les déplacements latéraux des voitures destinées à rejoindre la poursuite. La mise en scène confère ainsi une grande mobilité et une belle fluidité aux poursuivants - on assiste parfois à un véritable ballet - mais l'effet est volontairement trompeur car tous ces déplacements de véhicules se révèlent futiles par leur profusion et leur répétition. Somme toute, il y a peu d'action dans Sugarland Express et les nombreux bolides sont irrémédiablement condamnés à s'attrouper en masse et à faible vitesse pour former un convoi. Les forces de police semblent s'agiter pour pas grand-chose alors que les fuyards suivent leur petit bonhomme de chemin, pour un temps épargnés par l'officier en chef de la traque. Avant la poursuite finale, suite à la blessure mortelle de Clovis qui propulse le film dans une autre dimension, toutes les séquences d'action motorisées se résument à des carambolages grotesques causés par des mésententes ou bien provoqués par des cinglés de la gâchette. La parade permanente composée par l'assemblage des voitures roulant à la queue-leu-leu apporte une touche d'humour et d'absurdité à la situation - Spielberg utilise la profondeur de champ et les longues focales qui écrasent les échelles de plan pour simuler la présence d'une centaine de véhicules alors qu'il n'en avait que quarante à sa disposition. Un drôle de cirque se met ainsi en place, appuyé par l'intervention rapide des médias, qui nous donne à apprécier le regard à la fois moqueur et sévère du réalisateur sur ses contemporains. Pour apporter plus de véracité, la production a même embauché de très nombreux figurants parmi la population locale.



La face pessimiste du regard spielbergien surgit de ce barnum où s'additionnent les petites et grandes faiblesses de ses congénères américains, avec d'un côté un sentimentalisme poussé jusqu'à la caricature et de l'autre une violence cautionnée par la société. Une partie des Texans encourage les jeunes fugitifs en quête de réunion familiale quand une autre entend plutôt les tuer, les deux groupes étant alimentés par des médias (radio et télé) agressifs qui se délectent du spectacle proposé. Tous sont animés par des obsessions plus ou moins louables et dangereuses, dont celles - typiquement américaines - de la voiture et des armes à feu qui rendent facilement inconscients et stupides. Les revolvers et les fusils sont aussi nombreux que les véhicules et chacun y va de sa volonté de s'en servir au mépris de toute intelligence, voire d'humanité. Il faut entendre le père adoptif regretter de ne pas pouvoir utiliser son arme pour abattre lui-même Clovis Poplin ! De même, ce plan à la fois drôle et sidérant qui montre les policiers désarmer une dizaine d'hommes plaqués contre un mur alors qu'au même instant la foule d'une petite bourgade en liesse a organisé une fête pour acclamer le couple. Tout au long du film, on croise des fier-à-bras abrutis - tels des policiers trop entreprenants ou les anciens réservistes transformant le parking des véhicules d'occasion en champ de tir - qui entendent se tailler la part du lion en fonçant tête la première, sûrs du pouvoir qui leur est donné par la voiture ou le fusil. On retrouvera d'ailleurs ces personnages d'amateurs demeurés dans Les Dents de la mer et 1941. La satire comportementale transforme ainsi Sugarland Express en tragicomédie dont le côté sombre prend progressivement l'avantage.




Car hélas un personnage central du film se verra obligé de siffler la fin de la récréation. A la sortie du film, chose qui peut étonner aujourd'hui, Steven Spielberg avait déclaré que si jamais on devait trouver un héros dans son film, il serait du côté de la police. Le cinéaste prend soin de développer deux points de vue dans Sugarland Express : celui du couple Poplin et celui véhiculé par la figure d'autorité représentée par le capitaine Tanner, interprété par Ben Johnson, acteur fordien par excellence donc par là même vecteur de magnanimité, de sagesse et de droiture. Ce protagoniste nous est présenté par un gros plan impressionnant dans un tribunal avant que le réalisateur le filme en contre-plongée sortir de cet établissement en initiant le branle-bas de combat entouré de deux policiers, avant de raccorder dans le même mouvement (droite-gauche) sur lui-même au volant de sa voiture saisie par un long travelling avant. En quelques plans rapides, la toute-puissance de l'officier en charge ne laisse ainsi aucun doute. Spielberg va composer un plan ingénieux pour nous faire intégrer les deux points de vue, lorsqu'il fait se superposer en haut et en bas du cadre les trois personnages qui se regardent derrière des vitres grâce à un reflet sur le rétroviseur intérieur du capitaine.


Tanner cherche d'abord à éviter le plus possible les confrontations et ne cesse de vouloir régler l'affaire sans violence par conviction ; il est même fier de ne jamais avoir dû tuer un être humain en dix-huit ans de service. Il refuse dans un premier temps d'autoriser deux Rangers tireurs d'élite de supprimer les Poplin alors que ceux-ci marquent un arrêt. Conscient de la nature infantile des délinquants qu'il pourchasse, il entend bien convaincre ces derniers de se rendre en douceur. Mais la tournure fâcheuse des événements, marquée par les menaces représentées par ceux qui ont la gâchette facile et la position ridicule des forces de police soulignée par le cynisme des médias, lui font craindre une perte de contrôle à l'amène à réviser son jugement. Il est simplement dommage que Spielberg n'ait pas plus développé l'aspect social de son film puisque l'histoire assigne les personnages à leur classe sociale et les empêche justement de s'en libérer, accentuant en cela la noirceur du propos. Après tout, nous avons affaire à deux jeunes exclus des classes populaires dont l'enfant à été confié à des bourgeois occupant une superbe bâtisse blanche, ces derniers étant protégés par le représentant de la force publique - une classe intermédiaire au service de la classe supérieure - qui sera obligé de prendre les mesures nécessaires pour maintenir le statu quo. Les deux rangers seront rappelés et le film de changer définitivement de ton pour rejoindre la tragédie.



Le fusil roi retrouve son rôle de juge de paix, et Spielberg de nous proposer son premier travelling compensé (combinaison ici de travelling arrière et de zoom avant) alors que depuis une fenêtre l'un des Rangers met en joue la voiture de police qui approche de la maison de la famille d'accueil où il est posté. Par cet effet saisissant qui accentue visuellement la confrontation, les futures victimes sont comme aimantées par le "prédateur" et ce plan ne laisse entrevoir qu'une seule issue à cette séquence. Le périple merveilleux imaginé par Lou Jean prendra fin dans le sang.

L'une des singularités de Sugarland Express est d'avoir créé une ambiance joviale et fait naître l'espoir pour faire croire à la réussite du projet entrepris par les Poplin, tout en générant progressivement le désenchantement. C'est un fait que cette "manipulation" ait pu surprendre et décevoir les spectateurs de l'époque. Ceux-ci se sont laissés embarquer dans un récit solaire et joyeusement mouvementé pendant les deux tiers du récit, ont cru au succès de la réunion familiale avant de se prendre en pleine face l'échec de cette folle entreprise. La force du cinéma de Spielberg est de s'affranchir pour un temps du monde réel et de son emprise, tout en suggérant l'irresponsabilité potentielle d'une telle démarche. La fantaisie que véhicule le film à travers l'odyssée sympathique du jeune duo s'apparente à un vernis qui dissimule le drame. La liberté, le rêve et l'épanouissement ont un coût exorbitant. A la fin, constatant le sort funeste qui attend son époux et la fin de leur obsession chimérique, Lou Jean va au bout de sa folie et explose de rage, de désespoir et de frustration ; elle jette les cadeaux que lui a offerts la foule dont l'ours en peluche qui finira symboliquement sous les roues des voitures de police. Ce faisant, la fillette est devenue une femme mais elle a dû payer un lourd tribut pour abandonner son innocence. Dans ce premier film de cinéma affleure déjà le romantisme et la dérive tragique qui caractérise l'œuvre spielbergienne. Les plans finaux du film caractérisés par une accélération de la poursuite avant un arrêt brutal, la douleur rentrée, un sentiment de fatalité et un rassérènement procuré par les reflets du soleil sur l'eau (qui évoquent la toute fin de Duel) rendent tout à fait compte des changements de tons adoptés par le film dans son ensemble. Et ce, même si Spielberg, irrité devant l'insuccès du film, proposera de tourner un happy-end en vue d'une ressortie, une idée heureusement restée sans suite.



L'échec public du film sera en partie du à la concurrence occasionnée par deux autres road movies criminels importants de cette décennie mis en chantier au même moment : La Balade sauvage de Terrence Malick et Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman. La critique de l'époque fut dans l'ensemble très positive pour les trois films - Sugarland Express remportant même le prix du scénario au Festival de Cannes - mais force est de constater que le chef-d'œuvre singulier de Malick a laissé une plus vive empreinte que l'opus spielbergien. Pour terminer, il est essentiel de souligner deux rencontres déterminantes dans la carrière du cinéaste à l'occasion de ce premier long métrage de cinéma. En premier lieu la première coopération avec Vilmos Zsigmond, fabuleux et emblématique directeur de la photographie des années 70. Steven Spielberg et le chef opérateur hongrois étaient faits pour se rencontrer, tous deux étant des "artistes de la source", des amateurs de lumière diffuse et palpable. Chacun à son poste respectif et grâce à leur travail en commun devient l'initiateur d'une nouvelle façon de considérer la lumière, qu'ils auront l'occasion d'exploiter à plein régime et sous de nombreux aspects lors du tournage de Rencontres du troisième type (Zsigmond ayant décliné le poste de chef opérateur pour Les Dents de la mer, peu intéressé par le sujet). Enfin et surtout, Sugarland Express marque la rencontre fondamentale et la première collaboration entre Spielberg et John Williams, générant une fusion créatrice qui atteindra des sommets dans les années suivantes. Spielberg avait été enchanté par le score de The Reivers (1969) réalisé par Mark Rydell. Il proposa pourtant au compositeur de lui écrire une musique symphonique, mais Williams sut justement le convaincre d'opter pour une composition jazzy folk emmenée par un as de l'harmonica. La musique épouse parfaitement la mélancolie inhérente au film et sait se faire plus martiale et sombre quand la dramaturgie l'exige. Le reste appartient à l'histoire...

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Par Ronny Chester - le 30 mars 2018