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Orson welles, F for forgotten

On a souvent parlé de labyrinthe quand on traitait d'Orson Welles. Cette idée ne se réfère pas seulement à son style ou à ses thèmes mais à sa filmographie même, ses long métrages formant presque l'arbre qui cache la forêt, la partie immergée de l'Iceberg. En dehors des variations de montage (Mr. Arkadin, Othello, Falstaff, la Soif du mal), le cinéaste a aussi laissé quantité de bobines qui sont autant de projets obscurs, de court métrages plus ou moins aboutis, de tests filmés, de pilotes pour la télévision et bien sûr d’œuvres inachevées. Le tout oublié, perdu, volé, bloqué, abandonné, remanié... soit un sacré casse-tête pour les restaurateurs de Filmmuseum de Munich a qui Oja Kodar, sa veuve, à confié les archives du cinéaste après sa mort.

De quoi nourrir autant de fantasmes que de craintes de voir ce génie perdre son énergie dans des projets indignes de son talent. Pourtant, dans ce fracas de pellicules où reposent des centaines d'heures d'images et de sons, parfois sans indications, de nombreux travaux se révèlent absolument passionnants, y compris pour ceux qui ne sont pas des amateurs du cinéaste.

Actuellement, la plupart de ces projets demeurent officiellement invisibles même si certains ont pu être accessibles soit grâce à des diffusion télévisuelles (qui peuvent se retrouver parfois sur Internet), soit sous forme d'extraits dans le documentaire de Vassili Silovic, Orson Welles - The One-Man Band, qu'on peut trouver en bonus de l'édition Criterion de F For Fake. Par chance, la Cinémathèque française, en organisant une rétrospective exhaustive (mais non complète) de la filmographie d'Orson Welles, a donné une large tribune à Stefan Drössler, un confrère de Munich. Ce dernier a apporté avec lui six programmes de raretés ainsi que la copie de travail de The Deep, soit l'occasion d'affronter ce labyrinthe avec un guide éclairé, tout en précisant que lui-même n'avait pas accès à toutes les archives de Welles et que ces séances ne représentaient pas l'intégralité des projets inachevés du cinéaste.


Orson Welles à la Todd School for Boys de Woodstock, Illinois / Orson Welles et Roger Hill


partie 1 : L'Avant Citizen Kane

On a longtemps considéré que Citizen Kane était le premier film d'Orson Welles. Mais s'il s'agit incontestablement de son premier long métrage, le cinéaste avait pourtant déjà manié la caméra à quatre reprises, même si ses trois réalisations plus anciennes sont des courts métrages amateurs.

Sa première expérience de cinéaste remonte en 1924, où à l'âge de neuf ans il filme la Basilique St Pierre au Vatican lors d'un voyage scolaire en Europe. Détail qui n'a rien de futile : la caméra lui est prêtée par son futur mentor Roger Hill, professeur dans l'établissement où Welles étudie de 1926 à 1931. Quelques années plus tard, en 1933, c'est toujours Hill qui lui confie du matériel couleur cette fois-ci pour lui permettre de capter (depuis une position fixe) Twelth Night, une pièce de théâtre que Welles a mise en scène. Dans un but éducatif, il synchronise même l'image avec un enregistrement 78 tours. (1) Il faut savoir qu'à l'époque Roger Hill et son jeune élève sont extrêmement réputés dans le monde du théâtre universitaire pour leurs ouvrages autour de Shakespeare, qui proposent des indications scéniques très précises ainsi que des vinyles où sont gravés des captations sonores des pièces en question. Malgré la fin de la scolarité de ce génie précoce, les deux hommes resteront amis jusqu'à la fin de leur vie. Welles filmera en 1978 plusieurs entretiens qu'il avait gardés à l'état brut sans jamais s'atteler au montage. Sobrement intitulé Orson Welles Talks With Roger Hill, ce document d'un peu plus d'une heure est découpé en trois parties qui se suffisent à elles-mêmes. On y apprend quelques détails savoureux, comme le fait que Welles se pencha sur le théâtre pour éviter les cours de gymnastique ou encore que Roger Hill demanda à Welles de travailler en solitaire sur Shakespeare pour éloigner ce disciple un peu trop intrusif et ainsi passer des vacances tranquilles !

Le premier entretien est centré sur leur rencontre et les différents projets de Roger Hill (qui a écrit un livre sur le basket, un autre sur la navigation marine). C'est le segment le plus dur à suivre puisque rien ne nous est présenté ou expliqué. Mais on comprend au fur et à mesure la relation qui lie les deux hommes. Le deuxième entretien se déroule lors d'un déjeuner avec l'épouse de Roger Hill alors que le couple fête son 62ème anniversaire de mariage. C'est l'occasion pour eux d'évoquer leur coup de foudre et la virginité de la jeune mariée... qui ne semble d'ailleurs pas ravie qu'on parle de ce sujet devant la caméra. Ils parlent de leur amour et de leur manque d'affinités qui explique selon eux la force d'une passion jamais démentie. La troisième partie est de nouveau un tête-à-tête entre les deux hommes au cours duquel Welles demande à Hill d'évoquer sa conception originale et atypique de la mort, la fin de vie et l'euthanasie. Celui-ci pense en effet que la mort ne devrait pas faire peur et qu'on devrait au contraire la fêter avant de mourir avec ses amis (et même son futur croque-mort). Au vu des conversations à bâtons rompus au cours desquelles les deux interlocuteurs se coupent régulièrement la parole, il n'est pas certain qu'un montage aurait rendu au final ce film plus clair ou digeste. Mais c'est un document passionnant qui contient quelques échanges vraiment surprenants et enrichissants, et qui permet de mieux connaître un homme primordial dans l'évolution artistique du cinéaste. (2)

Le film le plus ancien de Welles actuellement disponible est donc The Hearts of Age qu'il réalise en 1934 dans le cadre d'un festival avec l'aide d'un camarade, William Vance. Le cinéaste avait peu d'estime pour cette parodie étudiante tournée en une après-midi et qui brocardait les films surréalistes français de Buñuel ou de Cocteau. Il y a en effet peu à dire sur cette pochade innocente où il est bien difficile de déceler le futur auteur de La Soif du mal bien que l'on note évidement un goût prononcé pour le maquillage, ainsi qu'un recours déjà fréquent aux contre-plongées. Reste que la présence de la mort (interprétée par Welles en personne) a donné envie à certains critiques d'y voir un peu abusivement les matrices de son premier long métrage. Toujours est-il que le cinéaste ne voulait pas que ce court métrage soit visible de son vivant pour laisser à ce fameux Citizen Kane la primauté de ses début derrière la caméra.

Il y a en revanche beaucoup plus de choses à dire sur Too Much Johnson qui, sans être aussi mythique que la disparation des dizaines de minutes de La Splendeur des Amberson ou de La Dame de Shanghai, donnait lieu à de nombreuses spéculations. D'autant que Welles, pas toujours tendre avec sa carrière, le tenait plutôt en bonne estime, louant surtout la composition de Joseph Cotten.

Initialement Too Much Johnson était un vaudeville trépidant écrit par William Gilette (3) que Welles souhaitait adapter avec sa troupe du Mercury Theater. Toujours en quête de concepts novateurs, il a l'idée de concevoir pour l'occasion un film en trois parties qui servirait d'introduction à chacun des actes de la pièce, le tout dans un style marqué par le cinéma burlesque des années 1910-1920. Pour cela, il lui faut inventer de nouvelles péripéties et dévoiler des personnages seulement cités dans les dialogues de Gilette (telle l'épouse volage). Les vingt premières minutes du film auraient ainsi dû présenter les personnages qui doivent tous se retrouver dans un bateau quand débute la première scène de la pièce : un homme marié et infidèle (Joseph Cotten), son épouse et sa belle-mère, un mari jaloux et une jeune femme promise par son père à un propriétaire agricole mais amoureuse d'un autre prétendant.

Parmi les hypothèses concernant l'abandon du projet en cours de route (les menaces du studio Paramount qui avait les droits cinéma de la pièce, ou encore les mesures de sécurité du théâtre qui refusait la projection de films inflammables dans son bâtiment alors même que ce genre de diffusion étaient une pratique courante à l'époque), aucune n'est véritablement privilégiée. La plus vraisemblable serait l'inexpérience de Welles dans le cinéma, qui sous-estima la difficulté de tourner / monter quarante minutes de film en quelques semaines, d'autant qu'il se laissa submerger par l’excitation de filmer en plein New-York, et ce au détriment du planning. Le jeune homme eut donc sans doute les yeux plus gros que le ventre pour son premier vrai tournage. Quoi qu'il en soit, le retard pris par Welles le contraignit à abandonner ces intermèdes cinématographiques et à ré-écrire dans l'urgence la pièce juste avant la première représentation qui se solda logiquement par un échec public et critique.

Dans les années 1960, Orson Welles reprend les rushes avec l'idée d'en faire un cadeau à Joseph Cotten qui interprétait le premier rôle. Pour une ou plusieurs raisons, là encore inconnue(s), il ne finit jamais le montage et la copie fut perdue ou oubliée dans un entrepôt italien avant d'être déplacée à plusieurs reprises dans divers centres de stockage. L'un des gérants, sentant l'odeur du vinaigre typique des vieilles pellicules en décomposition, confia ce vaste carton à une association cinéphile locale qui mit plusieurs années à en expertiser le contenu. Ce n'est donc officiellement qu'en 2013 que le film refit surface alors que même Welles pensait que sa copie avait brûlé dans un incendie.

Des quatre heures imprimées lors du tournage, il ne reste donc que 66 minutes présentes dans ce work-in-progress qui enchaîne différentes prises d'une même action, des plans alternatifs, des moments de flottement, d'hésitation, plusieurs tentatives pour trouver le bon axe etc... Il y avait donc encore du travail à faire mais on voit en tout cas parfaitement le style souhaité par Welles, à savoir un hommage aux slapsticks muets façon Mack Sennett, même si l'on songe également forcément à Harold Lloyd pour les acrobaties en hauteur et à Buster Keaton pour l'impassibilité et le look de Cotten.

Certains passages sont quasi finalisés tandis que d'autres sont encore totalement éparpillés et désorganisés. Malgré tout, on prend beaucoup de plaisir à suivre cette longue poursuite qui met en scène un mari jaloux essayant de rattraper l'amant de son épouse alors qu'il ne dispose pour l'identifier que du tiers supérieur d'une photo déchirée (soit le haut du crâne). Il faut reconnaître à ce titre que l’exercice de re-création (et de récréation) burlesque est aussi habile qu'efficace. Ce style humoristique peut surprendre quand on se réfère à la carrière cinématographie de Welles, mais c'est oublier que l'homme ne manquait pas d'humour et qu'il en fit souvent preuve pour la télévision, soit en simple guest (pour Dean Martin par exemple) soit dans ses propres projets, souvent restés à l'état de pilote. On s'amuse donc régulièrement des différentes situations et de quelques idées réjouissantes comme le running gag autour des chapeaux que jette au sol le mari colérique, espérant reconnaître le front qui a offensé son honneur, ou un autre gag opposant calèche et automobile qui semble annoncer La Splendeur des Amberson.

Orson Welles se révèle également à l'aise dans l'exposition qui repose plus sur du comique de situation. Les premières scènes sont par ailleurs les moments les plus achevés et dévoilent sans doute ce que le film terminé aurait pu être : un montage très rapide, des acteurs à l’interprétation parodique vraiment drôles, un tempo soutenu qui s'amuse des conventions du burlesque... La scène d'amour rythmée par les immenses feuilles d'une grosse plante verte située près du lit est à ce titre une excellente idée, à la fois visuelle mais aussi pour son symbolisme sexuelle astucieux. Passé cette mise en bouche savoureuse, Welles embraye sur la très longue poursuite entre Cotten et son rival, découpée en plusieurs actes et occupant plus de la moitié des 66 minutes. On y trouve beaucoup de références au cinéma muet ou aux cartoons avec des jeux de cache-cache surréalistes, quelques acrobaties en hauteur (exécutées sans doublure) ou des passants qui viennent se greffer au cortège des poursuivant de Cotten. Ce qui surprend le plus, c'est le style de Welles qui affiche déjà une assurance, voire une virtuosité évidente. L'homme de théâtre possède un véritable don pour la composition des plans, l'organisation du mouvement et l'exploitation de l'architecture. Sans oublier une connaissance des objectifs de prise de vues et des focales qui autorise inventivité et recherches plastiques et picturales, principalement lors la séquence au milieu des buildings new-yorkais où les deux héros viennent perpétuellement s'inscrire dans un environnement urbain vertigineux.

Surtout, Too Much Johnson préfigure ouvertement des plans marquants de la filmographie de Welles. Ainsi, lorsque la poursuite se déplace sur les toits du marché, on trouve un jeu savant entre les différentes strates composant le champ qui évoque le final de La Soif du mal qui se déroule sur deux niveaux. Ces idées ré-exploitées, inconsciemment ou non, sont même parfois troublantes comme un jeu de cache-cache à l'intérieur d'un vaste empilement de paniers qui renvoie à l'amoncellement des caisses, vestiges du Xanadu de Charles Foster Kane. Cet empilement de paniers rappelle une autre obsession récurrente du cinéaste : le labyrinthe. Ce cache-cache n'est pas seulement un gag mais un résumé même du film, et pour ainsi dire de toute la carrière du cinéaste : d'une part une (vaine) quête de la vérité, d'autre part sa dissimulation par des techniques proches de l'escamotage et de la prestidigitation.

Too Much Johnson trouve naturellement sa place dans la carrière d'Orson Welles en tant qu'embryon passionnant, bien qu'en mode mineur, léger et inévitablement inabouti. La deuxième partie (réduite à quelques secondes) et la troisième partie sont à ce titre moins marquantes mais Welles dut les tourner dans la précipitation avec des moyens bricolés - comme cette poignée de palmiers trimbalés par les techniciens pour meubler chaque plan ! Il reste toujours quelques gags percutants (Cotten au milieu d'un combat à l'épée) et des cadrages surprenants (les plans larges sur la carrière), mais on devine que pour s'épanouir Welles a besoin de cet enchevêtrement de lignes, de cette surcharge du cadre et de cette recherche du mouvement contradictoire.

Après It's All True et la future ressortie de The Other Side of the Wind, voilà une nouvelle pièce du puzzle Welles qui connaît une résurrection miraculeuse. Même sous cette forme brute d'une copie de travail (et d'une comédie burlesque), il s'agit bien plus qu'une simple curiosité : c'est une œuvre qui possède déjà de nombreux éléments qui annoncent à la fois le style et le ton des futures réalisations "officielles". Par chance, la National Film Preservation Foundation, qui a assuré la restauration du film, a mis légalement et gratuitement le film en ligne sur leur site Internet. Ils ont même eu l'intelligence de proposer à la fois la copie de travail et une version remontée qui gomme les répétitions et les hésitations pour une durée de 34 minutes (sans évidement savoir si le montage définitif de Welles aurait pu s'en rapprocher).


(1) Des fragments de cette œuvre de jeunesse semblent toujours exister dans la collection privée de Mr Hill.
(2) Puisque cet entretien a peu de chance d'être exploité en vidéo, on pourra se reporter sur un livre récemment sorti aux USA : Orson Welles and Roger Hill: A Friendship in Three Acts.

(3) Hasard des redécouvertes inespérées, quelques temps après l'exhumation de Too Much Johnson, la Cinémathèque française identifia dans ses collections la version (supposée perdue) du seul film de Sherlock Holmes interprété par William Gillette d'après la pièce qu'il écrivit en collaboration avec Sir Arthur Conan Doyle. Son interprétation sur scène était d'ailleurs considérée comme la meilleure du personnage... notamment par un certain Orson Welles.

2ème partie : A Kind of Magic

3ème partie : Adaptations

4ème partie : Deep Side of the Wind

5ème partie : The Magic Box

Par Anthony Plu - le 16 septembre 2015