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Rejeté par Hollywood durant les vingt dernières années de sa vie, Orson Welles dénonçait l'ingratitude de l'industrie à l'égard des vieux cinéastes. En pensant à Griffith, Lang, Von Sternberg, Renoir… et bien sûr à lui-même, l'auteur de Falstaff regrettait que l'on ne fasse pas confiance aux vieux maîtres, comme on peut le faire par exemple dans le monde de la musique classique, où il n'est pas rare de voir travailler à leur pleine mesure des compositeurs ou des chefs d’orchestre de 80 ans et plus ; et Welles ajoutait avec émotion : « Il faut chérir le grand âge et donner aux génies la possibilité de travailler dans leur vieillesse et non les renvoyer… » (1). Noble pensée mais, évidemment, les choses ne sont pas si simples : tout d'abord, ce que Welles, dans son amertume bien compréhensible, faisait mine d'ignorer, c'est que si l'industrie du cinéma ne lui confiait plus de grands projets comme La Splendeur des Amberson ou La Dame de Shanghai, ce n'était pas à cause de sa vieillesse mais à cause de ses insuccès répétés, le grand public étant, hélas ! insensible à sa poésie. La réalisation d'une grosse production et sa diffusion étant plus onéreuses que la mise en place d'un concert symphonique ou même celle d'un opéra, si dispendieux soit-il, on peut comprendre la frilosité des investisseurs. Ensuite, Welles semble également oublier que Hollywood a souvent confié les rênes de grosses productions à des cinéastes âgés : sexagénaires ou septuagénaires dans les années soixante, Walsh, Ford, Hitchcock, Hawks, Mann, Cukor, grâce à leurs succès fréquents, avaient jusqu'au bout travaillé avec de solides budgets, quoi qu'on pense du résultat ; songeons entre autres aux Cheyennes, aux Héros de Telemark, à L’Etau, à Rio Lobo... Enfin, Welles lui-même n'aurait pu nier que mettre en scène une grosse production, surtout en extérieur, parfois la nuit, et malgré l'aide des assistants, est beaucoup plus difficile physiquement que de travailler derrière un pupitre. C'est pourquoi, évidemment, les films des vieux cinéastes sont souvent moins énergiques, plus secs, que ceux de leur jeunesse, même s'ils gagnent parfois en beauté crépusculaire et en philosophie.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Pour rester dans le domaine hollywoodien qui nous occupe ici, ceux qui sont à présent à la place du vieux Ford, du vieux Cukor ou du vieil Hitchcock ont pour nom Boorman, Eastwood, Coppola, Friedkin, Verhoeven, Scorsese, De Palma, Spielberg, Lucas, Schrader, Scott, Stone, Carpenter, Dante, auxquels on peut ajouter les un peu moins âgés McTiernan et Cameron, qui approchent ou dépassent les soixante-dix ans. Le moins que l'on puisse dire est que, dans l'ensemble, le bilan n'est pas glorieux et ce pour plusieurs raisons. La première raison est totalement injuste et cruelle : elle tient à la condition physique. Malheureusement, certains hommes sont plus vite usés physiquement que d'autres. Pour prendre la génération née dans les années trente, si Eastwood ou Scott ont une longévité peu commune et continuent à mettre en scène de grosses productions à plus de 80 ans, ce n'est pas le cas de Friedkin, Boorman ou Coppola qui, toujours aussi brillants intellectuellement, se sont physiquement affaiblis et sont plus ou moins en retraite forcée. Le Coppola d’aujourd’hui, chancelant sur ses jambes comme on a pu le voir à la dernière cérémonie des Oscars, pourra-t-il mener à bien, comme il le désire, la superproduction Megalopolis ?... C’est peu vraisemblable. (2) Certes, il y a l'exemple de John Huston et des Gens de Dublin, chef-d’œuvre que le vieux maître a mis en scène en chaise roulante, avec une assistance respiratoire ; mais mettre en scène l'intimiste Gens de Dublin, ce n'est pas la même chose que mettre en scène le gigantesque Megalopolis

La deuxième raison, plus cruelle encore, est évidemment la perte d'inspiration ou la démotivation : on connaît le cas de Carpenter, en longue dépression après Ghosts of Mars, préférant jouer aux jeux vidéo que de retourner sur un plateau (il a fait une exception pour The Ward, quelques années plus tard) ; on connaît aussi le cas de Lucas qui ne veut plus réaliser de films et préfère profiter de ses milliards ; mais le cas le plus alarmant est celui de De Palma : le génial auteur de Phantom of the Paradise n'en finit pas de « s'enfoncer » depuis le début des années 2000. Qui aurait cru, au moment des Incorruptibles et de Outrages, que De Palma allait nous donner des œuvres aussi ternes que Passion ou Domino ? Certes, la vraie déchéance (pour tous les cinéastes cités dans ce texte, pas seulement De Palma) serait de finir sur le plateau d'une série télé anonyme… Du reste, il est probable qu’avec un gros budget, De Palma pourrait encore donner de belles choses. Mais sa manière de filmer, cérémoniale, opératique, avec une caméra souveraine et un montage ostentatoire, est complètement démodée dans le Hollywood disneyen d’aujourd’hui : une vision « dépassée » du cinéma, parmi de jeunes loups qui prennent vite la place, est un autre facteur de mise à la retraite forcée pour les grands cinéastes, et ce depuis toujours. Cela dit, il peut y avoir de petites résurrections, à la marge, comme pour Schrader : n’oublions pas que le come-back est une spécialité américaine…

La troisième raison de ce bilan peu glorieux, raison essentielle, et sans doute la plus importante dans un tel contexte commercial, est l'insuccès répété. Depuis toujours, à Hollywood, la règle est simple, impitoyable : deux échecs consécutifs avec de gros budgets et vous êtes grillés. C'est ce qui est arrivé à McTiernan avec les bides quasi consécutifs, sur le marché américain, des onéreux Treizième guerrier et Rollerball (l’insuccès de Basic, au budget moyen, et l'affaire Pellicano qui a éclaté deux ans plus tard, n'ont évidemment rien arrangé). Que, entre ces deux échecs commerciaux, Thomas Crown ait bien fonctionné au box-office n'a rien changé. De plus, le domaine de prédilection de l’auteur, le blockbuster d’action à plus de 100 millions de dollars, rend impossible son retour, à plus de soixante-dix ans, et après tant d’années d’absence. Quel studio lui ferait confiance ?... C'est peu ou prou ce qui est arrivé à Verhoeven ou Stone : trop chers, trop fous. Evidemment, si vous combinez insuccès répété et perte d'inspiration, comme De Palma ou Dante, vous êtes morts. En marge de Hollywood, Woody Allen, au talent intact, semble insensible à l’âge et à l’insuccès commercial en raison de ses faibles budgets, mais sa bataille judiciaire contre le clan Farrow a fini par sérieusement le freiner dans son rythme métronomique d’un film par an. La perte de sacralisation du cinéma (de son cinéma ?), amplifiée par le streaming, contribue également à le démotiver.

Dans ce contexte morose, la réussite quasi continuelle, presque ascendante, d'Eastwood (jusqu’à un passé récent), Scott, Spielberg et Scorsese est à la fois admirable et… affolante. Eastwood et Scott sont de véritables « anomalies génétiques », comme Manuel de Oliveira. Qu'Eastwood puisse faire American Sniper et Scott Napoléon à plus de 80 ans les rapproche, un tant soit peu, de Kurosawa faisant Ran à 75 ans. Certes, il s'agit de productions luxueuses, et ils sont entourés par les meilleurs techniciens du monde, mais tout de même... A leur âge, nous serons probablement morts ou en EHPAD ! Scorsese, quant à lui, ne fait pas de gros succès commerciaux, et ce n'est pas pour rien qu'il a dû monter The Irishman sur Netflix, mais il a toujours l'appui de grandes vedettes comme Di Caprio, ce qui l’aide à rester au sommet ; il a surtout l’appui de son inspiration intacte. L'inspiration, parlons-en et finissons sur celui qui restera probablement le plus grand aux yeux de la postérité : Steven Spielberg. Comme le notait joliment Nicolas Boukhrief dans une interview récente au magazine du web Microciné, Spielberg semble s'être transfiguré depuis les années 2000 : de grand, il est devenu immense. Immense par son humanisme qui emporte tout sur son passage et par l’incroyable variété de son inspiration. Boukhrief parle carrément de « Victor Hugo du cinéma ». La comparaison n’est pas trop forte.

(1) Orson Welles & Peter Bogdanovich, Moi, Orson Welles, Belfond, 1993, p. 19 et 20.
(2) Heureusement, l'avenir nous a démenti et Coppola a pu se lancer dans le tournage de ses rêves en novembre 2022 !

Par Claude Monnier - le 10 août 2022