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Critique de film
Le film

Gens de Dublin

(The Dead)

L'histoire

Dublin, 1904. Comme chaque année en janvier, les vieilles demoiselles Morkan, Kate et Julia, et leur nièce Mary Jane organisent une joyeuse veillée pour la fête de l'Épiphanie. Elles accueillent leur neveu chéri, Gabriel Conroy, et son épouse Gretta, des élèves de la classe de piano de Mary Jane, le ténor Bartell D'Arcy, la vieille Mrs Malins et son fils aviné, Freddy ; ainsi que quelques dames et gentilshommes du cru. La soirée se passe tranquillement, non sans un brin de morosité, teinté d'inachèvement et de finitude. Mary Jane accompagne au piano les chants et les danses, un invité récite un poème gaélique, les hommes boivent tandis que de vives discussions naissent au gré des humeurs... Alors qu'une activiste républicaine quitte la soirée pour se rendre à un meeting, les convives se retrouvent autour d'un dîner traditionnel. Après le pudding, Gabriel récite enfin le discours de remerciement qu'il a répété secrètement toute la soirée. Les invités prennent ensuite congé. Avant de partir, Gretta entend le ténor Bartell D'Arcy chanter une vieillie complainte irlandaise, La fille d'Aughrim. Gabriel remarque sa vive émotion...

Analyse et critique


« Tard hier soir,
Le chien parlait de toi.
La bécasse parlait de toi au cœur du marais.
Car tu es l’oiseau solitaire à travers bois.
Et puisses-tu demeurer sans compagnon...
Jusqu’à ce que tu m’aies trouvé.
Tu m’as promis,
Et tu m’as menti.
Tu as dit que tu m’apparaîtrais, quand s’assemblerait le troupeau de moutons.
J’ai sifflé, j’ai crié trois cent fois vers toi.
Et je n’ai rien trouvé... Qu’un agneau bêlant.
Tu m’as promis une chose qui était difficile à trouver.
Une nef d’or sous un mât d’argent.
Douze villes, avec chacune un marché.
Et un beau palais blanc sur le rivage de la mer.
Tu m’as promis une chose qui n’était pas possible.
Que tu me donnerais  des gants faits de la peau d’un poisson.
Que tu me donnerais des souliers de peau d’oiseaux.
Et un habit de la plus coûteuse soie d’Irlande.
Ma mère m’a dit de ne pas te parler.
Aujourd’hui, ni demain, ni dimanche.
Elle a mal choisi son moment pour me le dire.
C’était fermer sa porte, après le cambriolage.
Tu m’as pris l’Est.
Tu m’as pris l’Ouest.
Tu m’as pris ce qui était devant moi, et ce qui était derrière moi.
Tu m’as pris la lune.
Tu m’as pris le soleil.
Et j’ai grand'peur, que tu ne m’aies pris DIEU !
»

"Vœux Rompus", poème gaélique de Lady Gregory - traduction de Marion Peter


Certains films sont victimes de leur réputation ; je pense, par exemple, à des films aussi différents que Les Contrebandiers de Moonfleet, Place aux jeunes ou ce Gens de Dublin. Non que ces films ne soient pas à la hauteur, mais parce que le spectateur, qui les découvre, est dans un premier temps frappé par leur apparente modestie et qu'il ne leur accole pas toujours d'emblée tous les superlatifs. Je ne parle pas ici d'une modestie affichée, paravent d'une prétention artistique. D'ailleurs ces films sont-ils des chefs-d’œuvre? Et en définitive, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ? Avec ce que cela implique de subjectivité, mais aussi d'intersubjectivité. D'une durée de 83 minutes, le dernier film de John Huston raconte une intrigue minimaliste qui se déroule en une soirée, ramassée en trois actes. Ceux-ci débutent chacun par une vue extérieure de la maison mitoyenne des sœurs Morkan et se déroulent presque en huis clos ; entre quelques protagonistes, dans une maison, un fiacre et une chambre d'hôtel. Huston évite tout effet spectaculaire, préférant les effets rares et délicats. Car Gens de Dublin est d'abord le film d'un vieil homme malade de plus de 80 ans qui sait qu'il va mourir - Huston s'éteindra le 28 août 1987 avant la première du film. Son énergie lui fait défaut et sa créativité est amoindrie mais sa conscience, en revanche, a gagné en lucidité à l'approche de la mort. Ce Gens de Dublin est donc à l'image du vieillard qui l'a réalisé. Aucun mépris dans ce propos, au contraire, les grandes oeuvres de vieillesse sont presque toujours dépouillées et justes.


Le film est une adaptation d'une nouvelle de James Joyce, Les Morts, du recueil Gens de Dublin. Des grands textes de l'écrivain, le seul véritablement adaptable. Le titre original de la nouvelle - et du film - est The Dead, celui du recueil (The) Dubliners. La nouvelle fait une soixantaine de pages d'une édition de poche. (1) Le titre original de la nouvelle est parfois traduit en français par Le Mort. Soit qu'au singulier le traducteur fasse référence à la chute du récit, ou qu'il désigne au pluriel l'ensemble des convives, en sursis, chaque être humain, voire tous ceux qui ont précédé les vivants et qui règnent sur nos rituels immuables. La nouvelle devenant alors une quasi-allégorie de la condition humaine. Certes, la nouvelle se situe dans le cadre d'un milieu privilégié mais nous ne sommes pas ici dans une étude de mœurs. C'est heureusement plus que cela. Les "vieilles filles" du film incarnent l'échec de la volonté et du désir. Les personnages de Huston ont toujours vu leur volonté de puissance se fracasser sur les ruses de l’existence. Ici, la désillusion a déjà fait son travail, on pense à Qohelet (L'Ecclésiaste) : vanité des vanités, tout est vanité (…) Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera ; et il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Chaque personnage semble le prisonnier de ses petites misères. Même Gabriel Conroy, individu sans défaut apparent, répète en cachette son petit discours de remerciement : a-t-il peur de mal faire, d'être jugé peut-être ? Il est trop raide, c'est un homme sans défaut plutôt qu'un homme de qualité.


Huston a toujours adapté de grands auteurs. Certes la plupart des films hollywoodiens ont été des adaptations, mais pas toujours d'oeuvres d'envergure. Huston, lui, a débuté sa carrière de metteur en scène avec Dashiell Hammett pour la terminer avec James Joyce. En plus de 45 ans, il aura adapté nombre d'oeuvres ou d'auteurs importants : Moby Dick de Herman Melville, L'Homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling, Le Faucon Maltais de Dashiell Hammett, La Nuit de l'iguane de Tennessee Williams, Reflets dans un œil d'or de Carson McCullers, Les Racines du ciel de Romain Gary, Le Malin de Flannery O'Connor, Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, sans oublier La Bible et ce Gens de Dublin. Dans une moindre mesure, citons encore Le Trésor de la Sierra Madre de B, Traven, Le Vent de la plaine d'Alan Le May et Fat City / La Dernière chance de Leonard Gardner - auteur qui adapta lui-même pour le réalisateur son unique roman. Arthur Miller a écrit pour lui Les Désaxés, Truman Capote le scénario de Plus fort que le diable, et Jean-Paul Sarte la première monture de Freud, passions secrètes. Il est à ce titre le plus littéraire des cinéastes hollywoodiens de la génération des "classiques" avec Richard Brooks, lui-même romancier. John Huston n'a en revanche jamais adapté Hemingway, écrivain avec qui il partageait quelques obsessions. Un projet avait été envisagé qui a échoué au fond d'un Martini Dry. John Huston a des origines irlandaises, ce qui signifie qu'il est "génétiquement" autant enclin à boire qu'à s’abreuver de belles lettres. Dans les années 50, il acheta un manoir en Irlande, découvert lors d'une chasse aux renards ; il s'installa périodiquement dans le pays de Yeats, de Shaw et de Beckett. Sa rencontre avec James Joyce n'est donc pas fortuite. Adapter de grands textes est la garantie d'avoir un contenu riche déjà façonné, que le réalisateur peut aborder de front. Souvent, c'est aussi la garantie de dialogues ciselés. La qualité du texte de Gens de Dublin, dans le dernier quart d'heure, est sidérante ; le monologue final, tout simplement l'un des plus beaux texte jamais dit au cinéma.


John Huston et son fils Tony sont très fidèles à la nouvelle de Joyce. Ils ont cependant ajouté un nouveau personnage parmi les convives, Mr Grace, à qui ils font réciter Voeux rompus, le magnifique poème gaélique de Lady Gregory. Ce poème récité au milieu de la soirée fait surgir le mystère et la beauté. Les convives sont stupéfiés, émus. La jeune servante venue annoncer le dîner, en entendant les derniers mots du poème, prend conscience soudainement de la médiocrité de son intervention et n'ose plus interrompre Mr Grace. Mais si c'est l'amour absolu qui est chanté dans ce poème, il se clôt sur le constat amer d'une déception. Mr Grace est aussi une doublure de Mr Browne, les réparties de ce dernier ont été redistribuées dans le film entre les deux personnages. Les dialogues reflètent parfaitement ceux de Joyce, les personnages incarnent les mêmes caractères que dans la nouvelle. Les échanges entre les protagonistes rappellent à nos contemporains que les débats d'hier étaient les mêmes qu'aujourd'hui. L'art, la religion, la politique, les mœurs ; on saura qu'il y a toujours eu des gens assez bêtes pour regretter le passé, et encore plus idiots pour croire en l'avenir.


Le film est un bel exercice de style. Il est souvent souligné comment Huston observe les échanges et les appels des regards - comme Gabriel, pénétré des paroles du poème, qui échoue à attirer le regard de son épouse Gretta. Les déplacements sont virtuoses à l'intérieur des espaces étroits, les gestes sont précis, d'infinis détails révèlent les travers des personnages, le hors-champ est prégnant, les nombreuses portes et fenêtres transcendantes sont présentes dans de très nombreux plans. Gens de Dublin est un film de hors-champ et donc forcément de disparition, un film sur l'au-delà. Le film bascule lorsqu'on découvre, en même temps que Gabriel, sa femme Gretta - qui a la beauté non-conventionnelle d'Anjelica Huston - écouter sur le repos de l'escalier un chant venu de l'étage, une vieillie complainte irlandaise, La fille d'Aughrim, chantée par le vaniteux Bartell d'Arcy. Une lumière, dont la source à l'étage est hors-champ, baigne son visage découpé devant une verrière. La voix du ténor est sublime. Gretta prend une pose de madone. On apprendra par la suite qu'un personnage, le mort du titre alternatif (?), est tout entier dans cet ailleurs. Gretta, jusqu'ici dessinée par petites touches, prend alors toute sa dimension. Cette émotion qui monte en elle rappelle un souvenir, non refoulé, mais effacé. Nous ne sommes pas ici chez Proust, la complainte n'a pas le goût d'une madeleine. La photographie de Fred Murphy, granuleuse et délavée, les murs vert de gris, l'intérieur décati des sœurs Mohan : tout rappelle que le passé ne resurgit jamais, que le temps est à sens unique.


Auparavant, après le dîner, lorsque les convives portent un toast aux hôtesses de la soirée, la caméra de Huston est placée juste au-dessus des vieilles sœurs Morkan. Assises, elles regardent leurs convives en contre-plongée, le spectateur avec elles. C'est un plan étrange, tout le monde est retourné vers l'objectif, un sourire béat aux lèvres. L'aînée, Julia, est très vieille, les derniers plans du film, lors monologue de Gabriel, nous la montrent morte, lors de sa veillée funèbre. C'est un dernier toast. La contre-plongée donne le sentiment de voir la scène depuis le fond d'un cercueil. Julia, au cours de la soirée, aura donné son dernier récital, pendant qu'elle chante Parée pour les noces de Bellini, Huston s'aventure dans sa chambre. La caméra découvre ses broderies, ses vieilles photographies, des médailles militaires, ses souliers de verre et de porcelaine, une bible et un chapelet... Ses vieux objets qui échouent à arrêter le temps qui passe. Cette séquence nous dit tout de celle qui n'a pas connu les noces dont elle chante les louanges. Que signifient ces objets, ces rituels immuables, comme ce bal annuel, ces danses, ces chants, cette répétition achevée d'une partition sur un clavier... ? Pour les commentateurs de Joyce, l'ordre social imposé verticalement est le fruit d'un fidéisme mortifère. L'Épiphanie marque l'espérance d'une renaissance, d'une nouvelle parole au cœur de l'hiver. Mais quelle a pu être l'espérance de Huston, la veille de sa mort ? Ne dénonce-t-il pas la dimension tragique de l'existence, plutôt que la fidélité aux rites, aux valeurs et aux figures imposées ?


Comment parler des scènes qui suivent le départ des époux Conroy sans dévoiler la cause de l'émotion de Gretta. Je prie donc ceux qui n'ont pas encore découvert le film, ou la nouvelle, de sauter le prochain paragraphe. Après un court trajet en fiacre, les époux se retrouvent dans une chambre d'hôtel. Détail important, ils ne sont pas chez eux. Gabriel cache mal sa jalousie : qui ou quoi peut provoquer une aussi profonde émotion chez son épouse ? Un court instant, alors qu'il est en plastron, son regard croise son reflet dans un miroir : jaloux dans cet accoutrement, se fait-il pitié ? Elle lui révèle son secret, plutôt son souvenir. Elle évoque un certain Michael Furey qui chantait La fille d'Aughrim. Il est mort d'amour pour elle, de sa possible absence. Gretta ne l'évoque pas comme une passion amoureuse, son amour semble avoir été plutôt mesuré. Nous sommes interdépendants, on ne sait pas toujours combien on fait du mal en étant aimé.. Gabriel est saisi par ce récit. S'il a cru un instant que sa femme pleurait un ancien amour, c'est qu'il ne se sent pas aimé. Tandis qu'elle s'assoupit sur le lit, il regarde tomber la neige par la fenêtre, il évoque la vie, l'amour, la mort - les superbes paysages ont été filmés par un second opérateur, l'Ecossais Michael Coulter. Le manteau blanc qui recouvre les plaines d’Irlande est celui d'un linceul, si les corps respirent encore, ils sont figés par une infinie impuissance. Et que sont ces vestiges ? Ici, la neige symbolise autant la mort que l'immobilisme.



Les personnages sont impeccablement incarnés par des acteurs et actrices irlandais, à la notoriété internationale modeste, excepté Gretta qui est interprétée par une Américaine, la propre fille du réalisateur qui trouve-là, si ce n'est son plus grand rôle, en tout cas le plus beau. La musique du film est signée Alex North, déjà compositeur pour son ami John Huston des Desaxés. Il a également accompagné toute sa fin de carrière : Le Malin, Au-dessous du volcan et L'Honneur des Prizzi. Des grands compositeurs hollywoodiens, Alex North est l'un des plus modernes. Il n'hésita pas à écrire une partition aux tendances atonales pour un western, Les Cheyennes, que John Ford trouvait mieux convenu pour des Cosaques que pour des Indiens. Compositeur de Spartacus, Cléopatre et d'un nombre impressionnant de grands films américains, North, qui a goûté à la musique chargée pour orchestre symphonique, offre ici une partition impressionniste très sobre, nostalgique et mélancolique.


Si Huston, avec La Dernière chance, n'avait pas su éviter un certain systématisme - les discours erratiques, jusqu'au mutisme, d'âmes errantes de l'American way of life, finissaient par lasser - il a su s'en immuniser, ici, par un agnosticisme de principe qui n'exclut pas totalement le mystère... Et offre une porte de sortie. Même si dans l'esprit du dernier vers du poème Voeux rompus - « Et j’ai grand'peur, que tu ne m’aies pris DIEU ! » - le réalisateur redoute, après avoir inscrit un zéro au bilan de la vie, d'en inscrire un autre à celui de la mort. Dans une veine post-classique, Huston aura donc eu le privilège de réaliser ici un vrai film-testament. J'entends par là une véritable médiation sur la vie et la mort au moment même où il faisait le bilan de sa propre existence. Sa filmographie est suffisamment imposante pour que chacun puisse dresser sa petite liste de ses meilleurs films. A coup sûr, certains inscriront en bonne place ce Gens de Dublin.


(1) ici dans une édition libre de droits

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Par Franck Viale - le 30 janvier 2015