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Interviews

La section Cannes Classics est aujourd'hui incontournable dans l'actualité du patrimoine cinématographique. Initiée par Thierry Frémaux il y a bientôt vingt ans, elle incarne un esprit d'ouverture et de promotion de l'histoire du cinéma qui s'est depuis retrouvé dans d'autres manifestations comme les festivals Lumière à Lyon, Toute la mémoire du monde à la Cinémathèque, ou Play it again aux quatre coins de la France. Nous avons rencontré le responsable de la section, Gérald Duchaussoy, l'occasion d'aborder cette autre facette de la transmission cinéphilique...

DVD Classik : Présentez-nous Cannes Classics. Cela représente combien de films, combien de salles et combien de spectateurs ?

Gérald Duchaussoy : La sélection Cannes Classics a été créée en 2004 par Thierry Frémaux. Nous sommes deux à tout organiser, de janvier à mai. Je constitue une équipe pour assurer la partie administrative, la billetterie, la partie protocolaire et aussi technique pour les présentations/Masterclass, ou la vérification des DCP. Cela se fait dans un temps relativement court. Nous présentons en moyenne 25 films et 5 documentaires. Nous nous occupons aussi du « Cinéma de la plage » qui projette 12 films pendant le Festival, pas seulement du patrimoine, et parfois en avant-première mondiale. Cannes Classics se passe essentiellement dans la salle Buñuel et aussi dans la Salle Agnès Varda, 466 places et 488 places. Il peut y avoir des séances évènementielles, comme c'était le cas cette année avec La Maman et la putain, ou des masterclass dans la salle Debussy (1200 places). Il y a parfois des évènements ou de grands hommages qui sortent un peu du cadre stricto sensu comme lorsque nous avons présenté Rambo, qui venait d'être restauré, en présence de Sylvester Stallone, dans le Grand Théâtre Lumière. Ces séances ont fait salle comble !


photo : Loic Venance - AFP

Les projections sont-elles pleines à chaque fois ?

Cela varie. Cette année, comme nous avons beaucoup travaillé à la fidélisation du public, de nombreuses séances ont atteint les 300 spectateurs. Nous avons la volonté de faire entrer le plus de monde possible, que l'on puisse voir les films et les partager avec le plus grand nombre. Depuis l'année dernière, nous avons entrepris un grand travail vers les étudiants qui viennent à Cannes Classics. Nous avions commencé avec Paris III grâce au coup de pouce de Pascal-Alex Vincent, professeur à Paris III, documentariste et spécialiste du cinéma japonais, qui nous avait proposé la création d'un blog rédigé par ses étudiants. Aujourd'hui, entre 5 et 7 étudiants viennent tous les ans, alimentent un blog, font des podcasts, il y a désormais un profil Instagram. C'est assez nourri et cela leur permet de voir des films à Cannes dans de bonnes conditions - à Cannes Classics en priorité mais aussi dans d'autres sélections s'ils le peuvent. Avec Thierry, nous avons étendu ce projet à des universités aux Etats-Unis, des écoles de cinéma en Europe du type FAMU (l'équivalent de la FEMIS à Prague), l'école Kieslowski ou celle de Lodz, en Pologne, la grande école de cinéma dont sont issus Polanski ou Wajda. Nous allons continuer l'année prochaine l’initiative avec les classes préparatoires option cinéma, en France ainsi que d’autres en Europe qui se sont montrées très intéressées dès 2022. Cela a très bien marché, avec une population cinéphile avide de découverte, des professeurs extrêmement impliqués qui trouvent des fonds pour venir. Nous leur facilitons l'accès aux accréditations. Cette démarche de faire venir des étudiants est vraiment soutenue par les professionnels qui ont envie de renouveler le public. Nous travaillons aussi beaucoup avec l'association locale Cannes cinéma, Aurélie Ferrier et Coralie Vuillod, énergiques et très entreprenantes, ou Cannes Senior Le Club, les responsables de la billetterie au Festival Michel Mirabella et Caroline Intertaglia sans qui je ne pourrais rien faire, et un public heureux de venir en festival, qui a envie de voir des films, qui donne beaucoup son avis.

Les accréditations sont donc ouvertes au grand public...

Il est nécessaire d’être accrédité mais nous sommes très ouverts et facilement joignables. En gros, cela représente 70% de cinéphiles, 15% de journalistes et 15% de professionnels. Cela peut parfois évoluer. Quand on projette par exemple Le dieu noir et le diable blond de Glauber Rocha, on a davantage de journaliste parce que cela dépasse le cadre du cinéma, il y a un geste politique en accueillant un film brésilien. Glauber Rocha était très impliqué dans son pays politiquement, très marqué à gauche.


Le dieu noir et le diable blond de Glauber Rocha

Cannes Classics a lieu au mois de mai. A quel moment commence le travail d'organisation ?

Les sociétés de production, les cataloguistes, les distributeurs, les archives, les cinémathèques ont la plupart du temps des stratégies de sortie, de mise en avant. Cannes en fait partie. Ils nous proposent donc des films dans ce sens. Une sélection à Cannes peut accélérer la restauration, parfois permettre d'obtenir des fonds. Mais c'est une distance à tenir jusqu'au mois d'avril car nous ne leur disons « oui » que très tardivement. Du coup, pour eux, c'est un vrai défi de pouvoir être présent à Cannes.

Le début du travail commence donc au mois de janvier. C'est une bonne date pour nous proposer les films. Je commence à travailler sur la partie administrative, la base de données, les nouvelles inscriptions. On nous propose peu de films avant cette période parce que nous n'avons pas véritablement le temps de nous pencher dessus. Cela prend du temps de bâtir une sélection, de voir quels films pourraient être mis en avant, quels sont les évènements sur lesquels nous pourrions nous pencher, s'il y a des choses qui sortent du lot ou qui nous tiennent à cœur. Quand nous regardons certains films, cela peut nous parler, être une évidence, mais cela ne veut pas dire que nous dirons « oui » tout de suite car il faut bâtir le programme.

Après, il y a aussi la présence des artistes, qui pourrait venir, de quelle manière, s'il y a une véritable histoire par rapport au festival. Je pense à Lina Wertmüller qui est venue en 2018 et à qui on avait rendu hommage avec Pasqualino, le premier film qui avait permis à une réalisatrice d’être nommée… à l’Oscar du meilleur réalisateur ! Par conséquent, il y avait toute une histoire qui s'agençait autour du film. Lina Wertmüller avait eu plusieurs films en compétition à Cannes dans les années 70 : il y avait une volonté de lier l'histoire de Cannes, l'histoire du cinéma, la grande Histoire, pour un film qui n'était pas forcément des plus attendu à Cannes Classics puisqu'elle a eu pas mal de détracteurs tout au long de sa carrière. Or Pasqualino est un film très drôle, à l'humour très noir, type Saturday Night Live, qui traite beaucoup de l'exploitation des femmes mais inversée vers l'exploitation masculine. Une espèce de parodie des comportements sexuels de l'époque, avec en même temps tout le passé fasciste de l'Italie qui rappelait des temps troubles : pour nous l'Occupation, pour les Américains toute une vision d'une mémoire de guerre. C'était vraiment intéressant. Ce qui m'inquiétait particulièrement, c'étaient toutes ces scènes de soumission masculine. Il y a de plus en plus d'étudiants qui viennent à Cannes Classics qui sont parfois choqués par certaines œuvres qui ont fait l'histoire du cinéma, une génération plus réticente à ce mauvais esprit qu'on peut parfois retrouver. On voyait bien que Lina Wertmüller était dans un esprit proche d'Hara-Kiri. C'est intéressant de voir les lectures qu'on peut en faire quelques années plus tard.


Pasqualino de Lina Wertmüller

Sollicitez-vous les films, prospectez-vous, ou vient-on vous chercher ?

La majeure partie du temps, on nous propose des films. On discute pour savoir où en est la restauration, quel laboratoire va s'en occuper. On leur demande de nous en envoyer une copie. Nous visionnons tout. Par exemple Les films du Losange nous a envoyé 20 minutes de la restauration de La Maman et la putain...

C'est pour savoir quelle sera la qualité technique de la restauration ?

Quand nous travaillons avec des laboratoires comme L'Immagine Ritrovata, Hiventy ou Eclair Classics, on n'a pas besoin de demander un extrait de la restauration. C'est la même chose avec les grands studios américains, vous n'allez pas demander à Warner un extrait de Chantons sous la pluie, que nous avons programmé cette année. On est sûrs que la restauration sera exceptionnelle, et ce que vous voyez est effectivement toujours le top. Quand on voit la restauration de Shining à la salle Debussy en séance de minuit, c'est exceptionnel, la qualité est incroyable. Mais de nombreuses restaurations sont effectuées dans le monde, nous ne connaissons pas tous les interlocuteurs qui s'adressent à nous, donc il faut d'abord s'assurer que ce sont de vraies restaurations. On reçoit parfois des restaurations d'une qualité digne d'un DVD de 2003 ou de simples scans d'une copie 35mm. Nos discussions permettent de voir le sérieux, la réactivité et l'énergie de ces structures. C'est capital car, quand on vient à Cannes, il faut être solide et se donner les moyens, notamment financiers. Ils doivent être un véritable soutien, aider à faire venir des réalisateurs ou des acteurs par exemple, bref nous avons besoin d'une confiance de part et d'autre. Nous travaillons avec des cataloguistes, des ayants droit, des distributeurs, des archives, des cinémathèques, des fondations. Toutes les propositions sont visionnées et nous répondons à tout le monde.


Chantons sous la pluie de Stanley Donen

Combien recevez-vous de propositions ?

On nous a proposé 160 films et 80 documentaires l'an passé. Nous travaillons à deux au visionnage, je fais des propositions mais c'est Thierry Frémaux qui valide in fine. Nous pouvons aussi réfléchir à des opportunités qu'il a obtenues de son côté, ou de certaines restaurations qu'on pourrait mettre en avant.

Dans une sélection internationale, il y a forcément des choix stratégiques ou politiques, équilibrer des géographies et des sensibilités, faire plaisir à certains interlocuteurs. Comment gérez-vous cet aspect ?

Cela va dépendre des années mais, généralement, nous essayons d'avoir des grands classiques de l'Histoire du cinéma, mélanger des découvertes et des redécouvertes. Je pense au film letton Quatre chemises blanches de Rolands Kalnins qui avait été interdit parce qu'il critiquait le système en place. Il rendait compte de la rébellion de la jeunesse, d'une soif de découverte et d'ouverture sur le monde qui passait par le rock, et cela ne plaisait pas au pouvoir. Le réalisateur de 96 ans est venu présenter le film. Ce sont des découvertes parce qu'un grand nombre d'oeuvres ne sont jamais sorties de leurs territoires. Cette année, nous avons projeté L'adversaire de Satyajit Ray, qui n'a pas eu une carrière internationale. Grâce au travail de la Cinémathèque de Bologne sur la mise en valeur de Vittorio de Sica, nous avons redécouvert l'ampleur du cinéaste avec un oeil neuf. Il y a beaucoup de films qui sont franchement d'un très haut niveau, parfois dignes d'un Rossellini, au-delà des quelques films qui sont toujours cités. C'est exceptionnel de pouvoir faire redécouvrir cela.

Nous essayons de rester dans les grandes cinématographies : Etats-Unis, France, Italie, Japon, tout en essayant de montrer davantage. Après, il faut que ce soit aussi projeté dans de bonnes conditions. Nous avons travaillé cette année, pour L'adversaire et Thamp de Aravindan Govindan, avec une fondation et des archives, mais ces dernières années d'autres propositions provenant d'Inde ne convenaient pas techniquement.


Quatre chemises blanches de Rolands Kalnins

Y a-t-il parfois des dilemmes pour un film extraordinaire, oublié, qui n'est disponible que dans une restauration moyenne ?

Cela nous est très peu arrivé, en fait surtout pour l'Inde. C'était vraiment très dur de faire ces choix.

Cannes Classics bénéficie de l'effet Cannes...

Il y a un véritable marché du patrimoine grâce à Cannes Classics, c'est ce que me disent certains vendeurs ou des cataloguistes étrangers qui font plus de ventes pendant le Festival. La cinéphilie de patrimoine a le vent en poupe, portée par plusieurs grands festivals à travers le monde. On se rend compte qu'il y a véritablement un public... Nous avons vu la naissance d'un festival en Hongrie, initié par les archives hongroises sur le même modèle que le Festival Lumière de Lyon, avec la présence de restaurations récentes, d'artistes, de projections sur une grand-place. Cela avance parce qu'il y a des propositions de patrimoine. L'offre crée la demande : on nous propose des films restaurés, nous avons envie de les voir. Tous les films ne rencontrent pas le public mais il y a plus d'envie, c'est une évidence.


Thamp de Aravindan Govindan

Pensez-vous que la qualité d'une restauration accentue l'intérêt du public ?

Je me souviens avoir vu Key Largo quand j'étais étudiant, j'avais payé ma place pour voir une copie dramatique, blanchie... Je ne peux m'empêcher de penser qu'une belle restauration joue un rôle important : lorsque le public regarde chez lui des matches de football en Haute-Définition, avec des caméras qui volent partout, qu'on arrive à entendre des discussions qui sont sur le terrain, on n'est pas du tout au même niveau que les matches retransmis pendant la Coupe du Monde en 1982. Je ne peux pas croire que le public n'évolue pas en général. Son œil change, c'est évident.

On a la chance d'avoir en France un patrimoine qui a toujours été soutenu, défendu. De nombreux professionnels sont investis pour que le patrimoine soit vu, des cataloguistes aux grands studios, les distributeurs également. On a la chance d'avoir des laboratoires et des gens passionnés, des artistes qui mouillent leurs chemises. Ce n'est pas uniquement lié à une offre et à des subventions du CNC, il y a de nombreux facteurs, il y a un vrai dynamisme.

Les salles françaises programment beaucoup de patrimoine. Est-ce la même chose à l'étranger ?

A Cannes Classics, nous posons ces questions de manière un peu moins systématique même s’il est vrai que la programmation de classiques est plus réduite à l’étranger. Nous restons curieux sur la vie du film après Cannes, certains se retrouveront dans d'autres festivals, trouveront des acheteurs, alors que cela sera plus dur pour d'autres. C'est parfois compliqué pour certaines cinématographies de trouver un moyen de diffusion, certains pays ne possèdent pas de cinémathèque. Pourtant, il y a des projets de restauration, de l'argent est mis sur la table, des films ressortent. Mes interlocuteurs étrangers me disent qu'il y a un appétit pour le patrimoine. Ils sont évidemment intéressés par Cannes Classics parce qu'on y trouve une résonance mondiale. Être sélectionné peut aussi donner une impulsion, un coup de pouce à la carrière d'un film. Il faut le prendre comme cela.


L'adversaire de Satyajit Ray

Mais y a-t-il un public pour le patrimoine en salles dans le monde, comme cela peut exister en France ?

Je me pose la question comme vous et j'ai reçu cette année trois e-mails d'étudiants, dont un Chinois qui étudie aux Etats-Unis, qui me disaient suivre systématiquement la sélection de Cannes Classics et essayer de les voir par leurs propres moyens, dans des festivals par exemple, notamment celui de Shanghai. Trois e-mails c'est évidemment très peu par rapport aux millions de spectateurs qui vont voir des films, mais je pense que Cannes Classics crée une envie. J'espère que cela donne aussi une impulsion pour les documentaires, comme le film de Fatou Cissé sur son père Souleymane Cissé, Hommage d'une fille à son père, que l'on a trouvé très bon, avec une vraie vision. Cela a été dur de lui trouver une place car nous avons des créneaux réduits, mais nous y tenions. Il y avait du public et beaucoup d'émotion.

Racontez-nous le passage de La Maman et la putain lors de la dernière sélection ?

La Maman et la putain a été un vrai phénomène. Quand nous avons été certains de pouvoir projeter le film à Cannes Classics, nous avons travaillé avec les Films du losange pour créer l'évènement et faire venir Françoise Lebrun et Jean-Pierre Léaud. La séance a eu lieu le jour de l'ouverture, avec une appréhension pour savoir s'il y aurait du monde car, même si c'est une restauration attendue, le film est assez long. Le public de cinéphiles qui vient à Cannes l'attendait-il également ? La salle s'est remplie au-delà de nos espérances, il y avait beaucoup de jeunes. Il y a eu cette standing ovation de vingt minutes complètement incroyable, une forte émotion. Deux jours plus tard, après la projection du documentaire sur Patrick Dewaere, deux adolescentes de 16 et 17 ans viennent me voir. Je leur demande ce qu'elles ont aimé jusqu'à présent, leurs visages s'illuminent : « Ah La Maman et la putain c'était vraiment génial ! On n'avait jamais vu un film comme celui-là. On ne connaissait pas Patrick Dewaere et Romy Schneider, on a été émues jusqu'aux larmes en voyant les documentaires. Merci beaucoup pour ce que vous faites... » Après ces mots, on se dit que cela fonctionne. Il y a une transmission, il n'y a pas de doute.

Y a-t-il une fierté plus personnelle sur un film en particulier ?

En 2016, Nous avons pu présenter le premier film pakistanais de l'histoire du cinéma, produit en 1956. Nous avons été contactés par le fils du producteur qui avait créé une fondation pour que le travail de son père soit remis en avant. On nous envoie un DVD, je le regarde et je tombe des nues. Je vois l'équivalent d'un film de Satyajit Ray. Quand des chefs-d'oeuvre pareils vous arrivent sous les yeux, cela fait vraiment un choc, je me demande immédiatement comment le film n'est pas plus connu. Nous avons pu le montrer à Cannes Classics. Malheureusement, ce sont des films très cinéphiliques, pas les plus attendus, qui passent trop sous les radars.

On n'arrête pas de redécouvrir des films...

Pour les grandes cinématographies, comme le cinéma italien ou japonais, on a effectivement cette impression. Je parlais de Vittorio de Sica tout à l'heure, nous avons montré Sciusia qui est exceptionnel. Il a inspiré La nuit du chasseur, Luis Buñuel, c'est une matrice. Quand on voit toute la descendance et toutes les influences qu'il a pu générer, nous sommes aussi heureux de le projeter que pour Los Olvidados. Pareil pour le premier film de Fellini, co-réalisé avec Alberto Lattuada, qu'on avait toujours vu en mauvais état. La restauration que nous avons montrée en 2020 était magnifique. On se dit que nous ne travaillons que pour le bien.

Nous recevons des propositions de partout. Beaucoup en provenance d'Asie. L'Europe de l'est énormément. Il y a là-bas un héritage photographique très fort, une grande tradition des chefs opérateurs : c'est souvent incroyable, visuellement. Nous avons beaucoup montré de films hongrois ces dernières années mais les propositions étaient exceptionnelles. C'est intéressant de voir des tons inhabituels, des différences culturelles, de se replonger dans des époques. C'est une grande chance. Quand on a découvert les films de la réalisatrice Kinuyo Tanaka, restaurés par les grands studios japonais et ressortis grâce à l’impulsion de Carlotta, on s'est aussi demandé pourquoi ils n'étaient pas plus connus. Cela fait partie des grandes redécouvertes. C'est exceptionnel de voir l'histoire du cinéma se modifier sous nos yeux. C'est déroutant mais c'est bon signe : cela veut dire qu'il y a de l'énergie.

Il y a toujours de grands films à découvrir...

Oui, c'est pour cela qu'il faut visionner et proposer. C'est ce que je dis toujours à nos interlocuteurs. Je vois souvent des professionnels, plutôt étrangers, qui sont inquiets à l'idée de nous soumettre des films. Ils s'imaginent parfois qu'ils n'ont aucune chance d'aboutir et qu'on ne leur parlera pas. Mais ce n'est pas du tout comme cela que ça fonctionne : nous répondons à tout le monde. C'est vrai que cela peut mettre du temps, que ce ne sera pas forcément la bonne année tout de suite parce que la proposition ne nous parlera pas, pour diverses raisons. Mais il ne faut pas hésiter à nous solliciter.

On constate une tendance à la fermeture des catalogues du cinéma américain. Quel est votre rapport avec les studios ?

Nous travaillons avec des bureaux locaux, comme celui d'Universal en France. Nous avons programmé sur la plage, grâce à eux, la première mondiale de la restauration 4K de E.T., pour célébrer les 40 ans de la projection du film à Cannes. Nous sommes souvent en contact avec Park Circus ou Warner. Pour les grands studios américains, les propositions de restauration s'inscrivent dans une dynamique de mise en avant, de médiatisation de ressorties. Les films peuvent ensuite trouver une vie en salles aux Etats-Unis, car beaucoup de salles montrent du patrimoine là-bas, le circuit de diffusion y est très conséquent. Je fais partie d'un forum d'exploitants et je vois un grand nombre de demandes sur le patrimoine. Ils n'ont pas de problème de sous-titrage et beaucoup ont conservé des projecteurs 35mm. Ils ont un énorme public grâce aux universités. Lorsque j'étais étudiant en Californie, il y avait tous les mardis la projection en 16mm d'un grand film de l'histoire du cinéma, du type Le Septième sceau, La Dolce vita.

Les studios restaurent ou délèguent parfois à un tiers comme l'éditeur Criterion. Ces titres sont alors proposés par Park Circus, mandaté par le studio. Ou c'est Park Circus qui discute directement avec les studios pour nous faire des propositions. Tout dépend des calendriers. Certaines années il y a un peu moins de films, d'autres années il y en aura plus. On a eu pas mal de propositions l'an passé, c'était intéressant, mais nous n'avions pas assez de place pour toutes les accueillir. Il faut garder un équilibre entre les partenaires et les cinématographies étrangères, entre les découvertes, les redécouvertes, les documentaires, l'événementiel. On ne veut pas d'une sélection poussiéreuse mais qu'elle soit au contraire pleine de vie. Célébrer l'énergie du cinéma.


Easy Rider de Dennis Hopper

Sentez-vous un repli des studios américains ?

On nous fait toujours des propositions parce qu'il y a l'évènement Cannes et l'opportunité de pouvoir montrer les films et être présent pendant le festival. Pour l'anniversaire d'Easy Rider, par exemple, il y avait une vraie volonté du studio d'entreprendre une restauration pour qu'elle soit montrée à Cannes, une idée poussée par Peter Fonda lui-même. Cannes est une grosse machine, avec un fort pouvoir d'attraction. Mais notre équipe apporte aussi beaucoup et ne se tourne pas les pouces en attendant que les choses se passent. Nous essayons de contenter tout le monde, professionnels et spectateurs, pour créer le cocktail parfait.

Qu'est-ce qui différencie Cannes Classics des sections « patrimoine » des autres festivals ?

Je vois ailleurs des films que nous avons soit programmés soit refusés. Je pense que beaucoup d'entités commencent par proposer des films à Cannes Classics et peuvent ensuite les proposer ailleurs, en fonction des réponses. Berlin Classics avait pas mal de propositions venant des pays d'Europe de l'est et du nord. Certaines maisons font des restaurations avec la visée Venise parce que ces titres ont fait partie de l'histoire de ce festival à certains moments, ce qui est assez logique. Je pense que Venise Classics travaille à peu près comme nous.

Si je me situe par rapport aux grands festivals, je trouve que par certains aspects nous sommes aventureux, en cherchant l'événement la plupart du temps. L'effet Cannes correspond aussi au niveau que l'on souhaite donner, grâce aux films que nous présentons. Nous avons aussi la chance d'avoir un marché national avec beaucoup de grandes maisons qui proposent des restaurations et ont l'envie que Cannes puisse montrer du patrimoine. Je pense que Cannes Classics a donné une impulsion. Il y avait déjà du patrimoine dans les grands festivals, mais Thierry Frémaux a créé une section à part entière qui s'inscrit en même temps dans l'ADN de Cannes, avec des copies neuves puis des restaurations, des documentaires, des artistes et des professionnels qui viennent présenter les œuvres. Ces rencontres entre les artistes et le public créent une résonance énorme, un accompagnement incroyable. Il y a un effet « waow ! » qui peut être généré par Cannes. Nous aidons à donner une impulsion pour que le cinéma soit vivant, qu'il y ait du public, de l'envie. C'est un investissement certain et une reconnaissance donnée aux films classiques. Si on ne montre plus ces films, il ne se passera plus rien au bout d'un moment donc il faut continuer sans cesse, les projeter, les accompagner, les médiatiser, les faire circuler, faire venir des artistes et faire vibrer la projection au son de Cannes.

Un grand merci à Gérald Duchaussoy pour sa disponibilité et sa patience.

Par Stéphane Beauchet - le 2 février 2023