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Critique de film
Le film
Affiche du film

Chantons sous la pluie

(Singin' in the Rain)

L'histoire

Hollywood 1927. Au Chinese Theatre, c’est la première du dernier film muet interprété par le couple vedette des studios Monumental, Lina Lamont et Don Lockwood. Inséparables à l’écran, les deux vedettes se détestent pourtant cordialement. A l’issue de la première triomphale, Don est submergé par une horde de groupies hystériques et pour s’en défaire, saute dans la voiture d’une jeune aspirante comédienne de théâtre, Kathy Selden. Don se montrant assez vite présomptueux et entreprenant, Kathy entreprend de le remettre à sa place en feignant de mépriser les acteurs de cinéma, dont l’art, selon elle, se limiterait à la pantomime. Don est très affecté par ce jugement, mais quelle n’est pas sa surprise de retrouver Kathy un peu plus tard à la partie donnée en l’honneur du film, transformée en chorus girl le temps d’un numéro endiablé ! Il raille quelque peu les prétentions dramatiques de la jeune fille, qui, vexée, veut l’entarter. Patatras ! Don esquive et c’est la volcanique Lina qui est malencontreusement atteinte !
Quelques semaines s’écoulent au cours desquelles Don, avec l’aide de son fidèle ami Cosmo, n’a de cesse de rechercher la jeune fille, dont il est très épris. Entre temps, la Warner vient de sortir le premier film parlant, Le Chanteur de Jazz, et c’est un véritable triomphe. Les studios Monumental Pictures entreprennent comme les autres leur conversion aux ‘talkies’. Les difficultés sont légions, et parmi elles, la voix et la diction ridicules de l’insupportable Lina ne sont pas les moindres... Don a retrouvé Kathy, et les deux jeunes gens roucoulent leur amour mutuel. Mais l’avant-première du premier parlant interprété par le couple Lamont-Lockwood, The Duelling Cavalier, est un véritable désastre, notamment en raison de la voix de Lina. L’ingénieux Cosmo a alors une de ces idées brillantes qui le caractérisent : profiter des six semaines qui restent avant la sortie nationale pour transformer le film en musical, en doublant la voix de Lina par celle de Kathy. Mais Lina n’a pas dit son dernier mot...

Analyse et critique

Attention monument ! A l’instar d’Autant en emporte le vent ou Casablanca, Chantons sous la pluie fait partie de cette poignée de films indissociables du mythe de l’âge d’or hollywoodien. Avec le temps, l’œuvre s’est peu à peu inscrite dans l’inconscient collectif, son titre seul suffisant à évoquer la séquence qui voit un Gene Kelly submergé de bonheur bondir à travers les flaques d’eau, même sans doute chez ceux qui ne l’ont jamais vu. Chantons sous la pluie est devenue LE symbole de la comédie musicale hollywoodienne, et, étrangement, semble jouir d’une côte d’amour inaltérable et presque inexpliquée, même auprès de ceux, majoritaires, qui restent imperméables au genre.

Ce constat est d’autant plus surprenant, que contrairement aux deux monuments susmentionnés par exemple, Chantons sous la pluie ne fut pas un raz-de-marée populaire immédiat. Un très gros succès, certes, puisque le film empocha trois fois sa mise initiale, mais pas supérieur à Un Américain à Paris de Minnelli, l’autre musical emblématique de la MGM, et moindre que le méconnu Show Boat de George Sidney, autre produit estampillé Metro sorti l’année précédente. Et contrairement à l’oscarisé An American in Paris, Singin’in the rain ne sera jamais couvert de récompenses, n’étant même pas nominé parmi les meilleurs films de 1952.

Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un projet particulièrement ambitieux, toute proportion gardée puisqu’il fut conçu par la prestigieuse Freed Unit dont sont issues la quasi-totalité des plus luxueuses comédies musicales de la firme au lion, et le budget initial alloué au projet, avant adjonction du ballet ‘Broadway Melody’ – nous y reviendrons- n’excédait pas les deux millions de dollars, soit à peine plus que ce qu’avait coûté le sublime Meet me in Saint Louis de Minnelli huit ans plus tôt. En fait, son génial producteur Arthur Freed souhaitait simplement construire un véhicule pour les chansons qu’il avait écrites avec le compositeur Nacio Herb Brown à la fin des années vingt. Plusieurs d’entre elles avaient déjà été utilisées dans les bandes MGM des années trente, mais toujours de façon éparse : Singin’in the rain dans Hollywood Revue of 1929, Would you ? dans San Francisco de Van Dyke, Good Mornin’ dans l’excellent Babes in arms de Busby Berkeley avec le couple Rooney-Garland, etc. Freed chargea le fameux tandem de scénaristes Betty Comden et Adolph Green, avec qui il avait déjà collaboré sur On the town, le premier long métrage de Donen et Kelly, et sur The Barkleys of Broadway de Charles Walters, d’élaborer un scénario original autour de ce concept. Comden et Green ne se montrèrent guère enthousiastes, mais sous contrat, durent s’atteler à la tâche. Stanley Donen, qui avait entre temps gagné son autonomie de réalisateur pour Mariage Royal avec Fred Astaire, fut aussi associé au process. Il dirigerait à nouveau en tandem avec Gene Kelly, dont il fut l’assistant chorégraphe dès Cover Girl de Charles Vidor en 1944. Plusieurs pistes furent envisagées par le collectif créatif, notamment une adaptation musicale du Bombshell avec Jean Harlow, mais in fine le quatuor revint à la forme la plus classique de la comédie musicale, la préparation d’un show artistique, en l’occurrence la création d’un film en pleine transition du muet au parlant.

De fait, sous ses aspects de comédie rutilante et jubilatoire, Singin’in the rain reste un des plus brillants hommages rendus aux pionniers du cinéma parlant. Témoignage teinté d’une ironie discrète mais jamais condescendante, le film brocarde gentiment ces vétérans réalisateurs enfermés dans leur imposants caissons d’isolation phonique, dont le seul souci semble de faire comprendre à leurs vedettes qu’il convient de parler dans ce volumineux microphone, tant bien que mal dissimulé dans le décor, pour que le son puisse être correctement gravé dans la cire, fut-ce au détriment de toute direction d’acteur ou de toute recherche de mise en scène : "Je ne peux pas faire l’amour à un buisson !" s’exclame Lina, sur ce coup exceptionnellement lucide. Il égratigne avec bonheur, et parfois non sans quelque méchanceté, ces cabots de l’écran, incapables d’appréhender les exigences de ce nouvel art où le dialogue revêt une importance prépondérante (la scène où Don, mal à l’aise avec son texte, préfère lui substituer son déclamatoire "I love you, I love you, I love you" s’inspire directement d’une anecdote prêtée à John Gilbert) et n’épargne pas ces producteurs incapables de sentir tourner le vent avant d’être placé devant le fait accompli. C’est tout un pan de l’industrie cinématographique d’alors qui est dévoilé, de l’inadaptation de ses stars bridées par leur voix aux difficultés et autres incidents techniques, sous formes de gags le plus souvent irrésistibles (le désynchronisme son/image lors de la projection en avant-première du Duelling Cavalier).

Néanmoins cette richesse quasi documentaire ne suffit pas à expliquer l’immense popularité et la pérennité du film, loin s’en faut. Singin’in the rain est avant tout l’une de ces œuvres qui dispensent une joie presque physique, un bonheur communicatif intense et ressenti par tous. Ce bonheur est véhiculé tout autant par les lyrics que par les chorégraphies.

Les chansons de Brown et Freed n’ont sans doute pas l’universalité parfaite des mélodies populaires d’un Cole Porter, d’un Irving Berlin ou d’un Oscar Hammerstein, mais elles recèlent dans leur simplicité une fraîcheur, une jeunesse et un entrain hors du commun que seul peut-être surpasse le That’s entertainment de Dietz et Schwartz, toutes qualités qui s’accordent merveilleusement avec les chorégraphies physiques, bondissantes et galvanisantes qui sont la marque de fabrique de Gene Kelly. S’étant entouré de partenaires qui manifestent les mêmes dispositions acrobatiques, Debbie Reynolds, gymnaste de formation, et l’élastique Donald O’Connor, Kelly peut donner libre cours à sa vitalité naturelle, à travers au moins cinq numéros qui sont autant de feux d’artifices : ‘Fit as a fiddle and ready for love’, tonitruante saynète interprétée par les deux compères masculins en violonistes de caf’conc dans l’admirable séquence d’ouverture ‘Dignity’, au cours de laquelle Don évoque devant le public son ascension sans tâche au sein de la hiérarchie cinématographique, les images n’étant qu’un énorme pied de nez à ses propos (le principe narratif sera repris, la distanciation en moins, pour le clou musical d’ Une étoile est née version Cukor, ‘Born in a trank’) ; ‘Good mornin’’ sarabande effrénée du trio se remettant de ses désillusions au petit matin ; ‘Moses’ qui voit Don et Cosmo entamer un extravagant numéro de claquettes autour d’un très austère professeur de diction ; ‘Make’em laugh’, tout à la fois pantomime hilarante et ébouriffant solo d’acrobate entrepris par Cosmo dans les décors du studio pour redonner le moral à son ami, au rythme d’une chanson originale qui n’est en fait qu’un plagiat éhonté du ‘Be a clown’ de Cole Porter (déjà utilisé dans The Pirate de Minnelli) ; enfin bien sûr ‘Singin’in the rain’, sans doute le numéro solo le plus célèbre de toute l’histoire de la comédie musicale, dans lequel Don exprime son bonheur amoureux en pataugeant comme un gamin sous une pluie ruisselante. Un moment absolument euphorisant !

Certes, tous les morceaux de Singin’in the rain n’ont pas cette énergie virevoltante, brute et intrinsèque. Certains sont même honnêtement assez plats, tel ‘Beautiful Girl’, hommage assez kitsch aux grands bouquets de girls façon Busby Berkeley, ou le mièvre et statique ‘You were meant for me’, qui ne vaut que par la façon dont il est introduit. Pourtant, le rythme narratif qui fait se succéder les numéros à une cadence folle (le film n’est qu’un enchaînement presque ininterrompu de séquences musicales ou dansées) permet de tout faire passer dans une bonne humeur contagieuse et presque continue.

C’est là d’ailleurs que résident peut-être les quelques petites réserves que l’on pourrait émettre sur le film. Donnant son avis sur son bébé en 1969, Stanley Donen déclarait le trouver très daté et ne plus guère l’apprécier, en raison de son caractère trop superficiel. Il estimait notamment qu’ils n’avaient pas réussi à retranscrire le désenchantement qu’aurait dû manifester Don après le naufrage de la présentation du Duelling Cavalier première version. Et qu’au bout du compte, on se moquait pas mal qu’il puisse mener à bien son projet... Les avis de Donen sur le film auront été très fluctuants avec le temps, et il est difficile d’imaginer film moins daté que Singin’in the rain. Mais il lui manque effectivement un brin de substance, car tout y est sacrifié à l’efficacité à tout prix. Quelques mois plus tard, Comden et Green développeront un autre script original sur un sujet très voisin, le monde du théâtre se substituant à celui du cinéma. Ce sera le sublissime The band wagon, pour lequel Minnelli, lui, saura faire percer ce désenchantement discret et nous passionner réellement pour son entreprise artistique, sans rien perdre des vertus euphorisantes de tout musical digne de ce nom.

Mais ne crachons pas dans la soupe. Tel quel, Singin’in the rain est déjà un fabuleux moment de cinéma. D’autant, qu’in extremis, le film atteint aussi la grâce, flirtant avec l’onirisme le temps d’un ballet d’anthologie de onze minutes, le sublime 'Broadway Melody'. In extremis, car il ne s’agit que d’une pièce rapportée, ajoutée au film après la fin du tournage initial. C’est le triomphe critique du ballet d’ Un Américain à Paris, fabuleuse célébration de l’impressionnisme par la danse, qui amena Freed et Kelly à considérer que faute d’un numéro de cette envergure, leur film serait inéluctablement occulté. Kelly se vit donc accorder par le studio une rallonge budgétaire de 600 000 dollars pour mener à bien ce clou chorégraphique... Un jeune provincial débarque à Broadway en quête d’un engagement... Remarqué par un impresario il fait ses premiers pas dans un bouge des bas-fonds, peint dans d’éclatantes couleurs primaires, rouges, jaunes, vertes et peuplé de gangsters hard-boiled et de filles de petites vertu... D’une fille plus particulièrement... On fait place à ce garçon au talent explosif... Il projette son canotier un peu ridicule, se lance dans un solo éblouissant... glisse à genoux sur le sol jusqu’à s’immobiliser face à la pointe d’un escarpin vert au bout duquel trône son chapeau... Son regard remonte, éberlué, le long d’une jambe ciselée, interminable... Cyd, bien sûr... La déesse brune au long fume-cigarette se déploie avec grâce, rejette sa fumée au visage de notre innocent... entreprend quelques pas... il est vampé... par la danse évidemment...

La plus fabuleuse danseuse de caractère de l’histoire du cinéma vient d’instaurer son règne. La comédie musicale ne s’en remettra jamais. Nous non plus. Alors qu’importe qu’à l’image du sympathique Millard Mitchell nous ne comprenions pas bien comment cette scène peut s’intégrer à l’intrigue du Duelling Cavalier... Nous n’en avons cure. Et désormais le DVD est là, qui grâce au chapitrage nous permet de nous repasser la scène à l’infini. C’est proprement divin...

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La fiche IMDb du film

Par Otis B. Driftwood - le 11 février 2003