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Critique de film
Le film
Affiche du film

Went the Day Well?

L'histoire

Week-end de Pentecôte 1942 : le paisible petit village de Bramley End, au fin fond de la campagne britannique, est bien éloigné des tumultes de la guerre qui agitent le continent européen. Ainsi, lorsque des camions militaires arrivent au village, les habitants accueillent les soldats avec une hospitalité innocente. Ils sont bien loin de se douter que sous les uniformes de l'armée anglaise se cachent en réalité des nazis venus préparer une imminente invasion.

Analyse et critique

Dans l’histoire du cinéma britannique, le nom d’Ealing résonne d’abord avec le tintement malicieux de la comédie. Et pour cause, entre 1949 et 1957, les studios allaient atteindre une sorte d’état de grâce dans le registre de la comédie sociale subversive, offrant au public de son époque des œuvres amenées à devenir des classiques nationaux, de  Whisky à gogo (1949) à L'Homme au complet blanc (1951), de Noblesse oblige (1949) à Tueurs de dames (1955)... C’est notoirement sous l’égide du producteur Michael Balcon, qui structura le studio et contribua à y former des équipes propres à insuffler à chaque film quelque chose de son « esprit » si singulier, qu’Ealing prit son envol durant cette période. Mais même si l’on fait remonter les prémices du style comique d’Ealing à 1947 ( À cor et à cri, souvent considéré comme la première des comédies Ealing, ce qui peut se discuter), il convient de remarquer que Balcon arriva de la MGM dès 1938, et qu’entre 1939 et 1945 - autrement formulé, durant la Seconde Guerre mondiale - les studios Ealing eurent une autre activité, intense, et évidemment beaucoup moins orientée vers la légèreté que vers l’effort de propagande. De cette période beaucoup moins connue, on peut retenir quelques titres plus ou moins remarquables. Mais il faut, absolument, accorder à Went the Day Well ? la place particulière qui lui revient. Celle d’un diamant noir, tout à fait extraordinaire, à la dimension p(r)o(ph)étique (1) aujourd’hui encore désarmante.

La Seconde Guerre mondiale demeure une période tout à fait particulière dans l’histoire du cinéma britannique : de nombreux techniciens ayant été enrôlés dans les services armés, et de nombreux studios réquisitionnés pour occuper d’autres fonctions (usines, entrepôts...), la production diminua. Dans le même temps, toutefois, la diffusion des films, obéissant à une demande forte du public, se développa, et l’accent fut mis, sous l’influence du MOI (ministère de l’Information), sur le mariage entre le documentaire et la fiction grand public. Dans une note du 29 janvier 1940, le MOI résumait son approche en ces termes : "Le film, étant un médium populaire, doit procurer une bonne distraction pour assurer une bonne propagande, et moins la propagande se verra, plus efficace elle sera. La participation du gouvernement ne devra être mentionnée que dans quelques rares films ou documentaires de prestige." Durant la guerre, le MOI n’investit dans la production que d’un seul film, Le 49ème parallèle (1941) de Michael Powell. Mais il maintint un contact permanent avec les organes de production, suggérant certains sujets ou facilitant les mises en relation entre les studios et les autres ministères (dont celui de la Guerre). De nombreux films furent ainsi produits sans l’apport concret de deniers gouvernementaux, mais avec l’assentiment fort des autorités officielles. Parmi ceux-ci, citons The Young Mister Pitt (Carol Reed, 1942), L'Étranger (Anthony Asquith, 1943) ou... Went the Day Well ?, qui répondait à une demande express du gouvernement d’alerter l’opinion contre la menace d’une invasion allemande.

Le sujet était dans l’air du temps ; et depuis la fin des années 30, la rumeur d’une « cinquième colonne » nazie (le Saboteur d’Alfred Hitchcock, daté lui aussi de 1942, sera d’ailleurs renommé Cinquième colonne en France) enflait progressivement dans l’imaginaire collectif. Hollywood s’était déjà emparé du sujet, et constatant l’impact de ces films sur le public, Balcon décide de s’y atteler à son tour, mais dans la logique qui est la sienne depuis qu’il a repris les rênes d’Ealing : hors de question de faire du sous-cinéma américain en Angleterre, il s’agit de traiter le sujet avec une britannicité propre. Alberto Cavalcanti, formidable homme à tout faire (scénariste, producteur, il œuvre également occasionnellement au montage, au son ou à la direction artistique...) pense alors à un court récit de son ami Graham Greene, The Lieutenant died last, et le confie à la fine équipe des auteurs d’Ealing, John Dighton, Angus MacPhail et Diana Morgan. Du récit de Graham Greene, il ne restera quasiment rien dans Went the Day Well ?, œuvre résolument unique, née dans des circonstances bien particulières de plumes parfaitement complémentaires.

Car, en réalité, initié comme un projet de propagande, Went the Day Well ? n’en est pas tout à fait un, ou - probablement pour illustrer à l’envers le credo du MOI - plus il semble en être un, moins il œuvre dans ce sens. Le prologue, à cet égard, demeure probablement de tout le film ce qui s’approche le plus des vertus attendues d’un film contribuant à l’effort de guerre national, en évoquant la mémoire de ces héros disparus et en se livrant à un périlleux mais rétrospectivement remarquable exercice d’anticipation : cet homme qui s’adresse au spectateur le fait depuis une date indéfinie, mais la guerre y est finie et « Old Hitler got what was coming to him. » Pour le spectateur britannique découvrant le film à sa sortie en décembre 1942, quoi de plus exaltant que de voir cet "homme du futur" venir nous annoncer que tout s’est bien fini, que le monstre a eu ce qu’il méritait, et que tout ceci n’a pu arriver que grâce au courage de ces héros du quotidien ?! Pour autant, il faut le dire, la suite du film a du réfréner bien des euphories.

Dans un premier temps - pour être précis, dans sa première demi-heure - Went the Day Well ? adopte un ton folklorique, presque badin, pour décrire la joyeuse harmonie de ce petit paradis anglais de carte postale, avec ses moutons et ses moulins, ses petites routes boisées et ses cottages aux cheminées fumantes. Tout le monde connaît tout le monde, à Bramley End, et les petits secrets ne sont là que pour alimenter les bienveillants bavardages des uns et des autres. Rien ne semble pouvoir briser l’harmonieuse tranquillité de cet insignifiant petit village de campagne, tellement épargné par les tumultes d’une guerre si lointaine. Rien, pas même ces soldats venus procéder à des exercices routiniers, et que l’hospitalière population accueille à bras ouverts.

Dans les années qui suivront, les films issus des studios d’Ealing se spécialiseront dans la description de petites communautés fermées qu’un événement inhabituel vient chambouler et, au final, fédérer : le quartier de Pimlico, le village de Titfield, l’île de Todday dans Whisky à gogo... Went the Day Well ? porte en germe l’essence même de cette approche sociologique des choses, et invite déjà à considérer que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles semblent être, que les petites habitudes, aussi confortables ou rassurantes soient-elles, peuvent brouiller la perception et dès lors s’avérer extrêmement dangereuses. Les habitants de Bramley End ne comprennent pas que ce régiment est en réalité une escouade de nazis venus préparer l’invasion allemande, non pas parce que ces derniers sont des as de la dissimulation (ce serait même plutôt l’inverse) mais parce qu’ils ne veulent pas voir.

Avec une ironie certaine, dans un premier temps assez amusante mais, dès lors qu’on y repense, en réalité absolument effrayante, le film montre dans cette première partie un enchaînement d’erreurs commises par les nazis, qui devraient alerter la vigilance des villageois mais que ceux-ci évacuent d’un flegme amusé. Le soldat qui se prétend de Manchester mais qui ne connaît pas Piccadilly ; la graphie des nombres sur la feuille de score ; la réaction du soldat qualifié de « foreigner » (qu’il comprend comme « étranger » alors que le villageois l’utilise innocemment dans le sens d’un "non-habitant du village") ; le chocolat viennois dans le sac du Major... La tourmentée Nora commence-t-elle à avoir des soupçons ? la rombière paternaliste Mrs Fraser la houspille d’un narquois « Perhaps they’re all german spies ! »

L’ironie deviendra proprement insupportable lorsque toutes les tentatives menées par les villageois pour contacter l’extérieur avorteront d’un rien : la garde civile qui entend les cloches mais pense qu’il s’agit d’une erreur ; le papier laissé dans la veste qui s’envole au vent ; les œufs cassés ; la tentative d’appeler de Mrs Collins qui est délibérément freinée par des standardistes trop bavardes (2)... A ce niveau, il ne s’agit plus de malchance mais d’une malédiction, qui semble frapper le village comme une conséquence de sa béatitude irresponsable.

Car d’une certaine manière, ce que dénonce, par ce biais, Went the Day Well ?, c’est l’aveuglement et la docile soumission (3) à l’autorité de la population britannique de l’époque - dénonciation qui se perpétuera d’ailleurs aussi fondamentalement dans les comédies à venir du studio, toutes marquées par un fort esprit rebelle et dissident. Un uniforme se présente à vous, et vous ouvrez vos chambres, vous offrez vos couverts, vous courbez l’échine ? Eh bien voilà ce que vous risquez. Et pour que la démonstration soit efficace, le film change de ton. Brutalement. Sèchement. Implacablement. Rien dans cette première partie, en effet, ne préparait à la violence de ce qui suit, et la plus grande singularité de Went the Day Well ? vient de l’âpreté de ces changements de ton, qui laissent le spectateur pantois et un peu hébété...

[ATTENTION : LE PARAGRAPHE SUIVANT EVOQUE DES ASPECTS DE L’INTRIGUE
QUE LES LECTEURS N’AYANT PAS VU LE FILM PREFERERONT IGNORER]

On peut dénombrer, dans cette logique de la rupture de ton, brusque et imprévisible, au moins quatre séquences totalement stupéfiantes et passablement traumatisantes : la mort du révérend ; la fusillade de la garde mobile ; la séquence dite "du poivrier" ; et celle de la grenade arrivant dans la chambre des enfants. A chaque fois, c’est autant la soudaineté de l’action qui saisit que son traitement, froid, sans afféteries de mise en scène, à la limite de la captation documentaire (économie de plans, de mouvements de caméra, d’artifices narratifs ou formels préparant ou accompagnant la séquence). L’idée profonde, derrière ces choix scénaristiques ou esthétiques, est de prévenir le spectateur qu’en temps de guerre, l’inattendu peut survenir à tout instant, de manière abrupte, non anticipée. Qui, en voyant le début de la scène où la débonnaire Mrs Collins prépare le dîner d’un soldat allemand, pourrait deviner la foudroyante violence de son geste à venir ?

L’un des reproches qui fut adressé à Went the Day Well ? en son temps - et qui persiste parfois - est l’absence de distinction franche entre les actes de violence perpétués par les nazis et ceux, en réaction, des villageois. En n’insistant pas assez sur la bravoure ou l’héroïsme profond de ses personnages, mais en les montrant en quelque sorte capables de la même barbarie que leurs ennemis, le film ne jouerait pas assez bien son rôle propagandiste et rendrait floues les frontières indispensables entre les « bons » et les « méchants ». A nos yeux, cela traduit une mécompréhension des intentions de Went the Day Well ? Le film n’avait pas vocation, en réalité, à glorifier le citoyen britannique lambda ou à éveiller chez le spectateur la vocation d’un héros de guerre en puissance. Il devait, avant tout, le désengourdir, raviver sa vigilance endormie pour lui rappeler les menaces qui pesaient sur lui : celle de l’ennemi, mais aussi celle de sa propre anesthésie face aux réalités de la guerre. La guerre, ce n’est pas « nous les gentils contre eux les méchants », c’est la défaite globale de l’homme, sa cession aveugle à une violence primitive déshumanisante. De fait, Went the Day Well ? ne s’achève pas dans la liesse de la victoire des héros : il se clôt, aussi brutalement que la violence l’avait submergé, dans une indécision insupportable. Qui a survécu ? Et dans quel état ? Prenons l’exemple de Nora. Elle a froidement abattu Wilsford. Mais elle a, semble-t-il, moins tué un traître à la nation qu’un traître à son cœur, et la question se pose de savoir comment elle survivra dès lors à la culpabilité de son geste. Le film aurait pu nous la montrer, s’effondrant en larmes ou trouvant refuge dans des bras amis, ou fêtant des retrouvailles avec des proches du village voisin (4)... Aucune compassion à une empathie excessive ne gagnera le film, qui conservera jusqu’à son image finale la froide dignité des constats édifiants.

[FIN DES REVELATIONS]

 

L’un des aspects les plus remarquables de Went the Day Well ?, dans son intention de titiller les confortables habitudes de son spectateur, réside dans le choix de confier les rôles des ennemis aux deux comédiens les plus immédiatement identifiés comme des figures absolues de britannicité. A l’insoupçonnable Basil Sydney le rôle du Kommandant Ortler, et au délicieux Leslie Banks celui du sinistre Wilsford (5) ; remarquons par exemple que tous deux jouaient d’exemplaires officiers de l’armée britannique, déjà pour Ealing, dans Ships With Wings l’année précédente. Pour continuer à évoquer le casting, remarquons la belle présence de David Farrar (futur comédien récurrent chez Michael Powell et Emeric Pressburger) ou celle, largement plus anecdotique, de Janette Scott, alors âgée de 3 ans, dans le rôle du bébé indélicatement conduit à l’église.

On pourrait, en réalité, énumérer à l’infini les qualités (notamment esthétiques) d’un film qui, malgré l’enthousiasme de ses nombreux amateurs, demeure aujourd’hui encore trop injustement méconnu ; mais trop en dire pourrait contribuer à en briser le charme ou à atténuer l’impact auprès des futurs spectateurs. Tout juste peut-on constater que si les films de propagande perdent parfois, au fil des années, une bonne partie de leur raison d’être ou d’être vus, Went the Day Well ? s’offre comme le parfait contre-exemple à cette assertion. Parce qu’il transcende largement cette vocation, il peut aujourd’hui être considéré, et plus que jamais, comme une œuvre majeure de l’histoire du cinéma britannique. Un très grand film, tout simplement.

(1) Le titre du film provient d’un ensemble de poèmes de John Maxwell Edmonds, paru en 1918 et dédié aux victimes de la Première Guerre mondiale. Certains de ces vers, extrêmement célèbres en Angleterre, apparaissent régulièrement dans les cimetières ou sur les monuments commémoratifs du Royaume.
(2) Illustration par l’exemple (et par l'image : merveilleuse évidence que ces plans d'aller-retour sur la ligne téléphonique !) de l’un des plus célèbres slogans de propagande britannique durant la Seconde Guerre mondiale : « Careless talk costs lives. »
(3) De façon révélatrice, celui qui parviendra à alerter le village voisin et à ameuter les secours sera le petit George... parce qu'il aura désobéi !
(4) Il semblerait d’ailleurs que de telles scènes aient figuré, un temps, dans le scénario écrit, et que Cavalcanti lui-même ait décidé d’en dépouiller le film.
(5) Charles Barr, exégète incontournable des studios Ealing, commet d’ailleurs sur le personnage de Wilsford une erreur qu’il s’empresse de rectifier dans un post-scriptum à son ouvrage : il ne s’agit pas d’un Anglais ayant rallié la cause nazie, mais bien d’un espion allemand infiltré dans le village depuis des années (une réplique du scénario, non tournée, parle d’un exil de sept années), ce qui, en observant l’archétype qu’est Leslie Banks, paraît encore plus improbable (et donc, quelque part, confirme l’excellence de la sournoiserie dont l’ennemi est capable).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 15 septembre 2015